CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES DU MÊME AUTEUR 1. Ça ne s'invente pas. 2. Passez-moi la Joconde. 3. Sérénade pour une souris défunte. 4. Rue des Macchabées. 5. Du sirop pour les guêpes. 6. J'ai essayé : on peut ! 7. En long, en large et en travers. 8. La vérité en salade. 9. Tout le plaisir est pour moi. 10. Fleur de nave vinaigrette, 11. Ménage tes méninges. 12. Le loup habillé en grand-mère. 13. San-Antonio chez les « gones ». 14. En peignant la girafe. 15. Du brut pour les brutes. 16. J'suis comme ça. 17. Un os dans la noce. 18. San-Antonio chez les Mac. 19. San-Antonio polka. 20. Les prédictions de Nostrabérus. 21. Le coup du père François, 22. Volei Bérurier. 23. Vas-y, Béru ! 24. Tango chinetoque. 25. Salut, mon pope ! 26. Mets ton doigt où j'ai mon doigt. 27. Mange et tais-toi. 28. Faut être logique. 29. Y a de l'action ! 30. Si, signore. 31. Béru contre San-Antonio. 32. L'archipel des Malotrus. 33. Maman, les petits bateaux. 34. Zéro pour /a question. 35. Bravo, docteur Béru. 36. /^) vie privée de Walter Kiozett. 37. Vira Bertaga. 38. t/n éléphant, ça trompe. 39. Faut-il vous l'envelopper ? 40. Tu iw trinquer, San-Antonio. 41. Le gala des emplumés. 42. dî bonjour à la dame. 43. Laissez tomber la fille. 44. Le,î .sonri.s o/ir /a peau tendre, 45. Afes hommages à la donzelle. 46. Certaines l'aiment chauve. 47. Du plomb dans les tripes. 48. ûeî dragées sans baptême. 49. £>e^ clientes pour la morgue. 50. Descendez-le à la prochaine. 51. Bas /eî panes ! 52. Concerto pour porte-jarretelles. 53. Deuil express. 54. ./'ûi éie/i l'honneur de vous buter. 55. C 'e.st mort ef ça ne sait pas ! 56. Messieurs les hommes. 57. Du mouron à se faire. 58. Le fît à couper le beurre. 59. Fais gaffe à tes os. 60. Sucette boulevard. 61. A tue... et à toi. 62. Ça tourne au vinaigre. 63. Les doigts dans le nez, 64. Remets ton slip, gondolier. 65. Au suivant de ces messieurs. 66. Des gueules d'enterrement. 67. Les anges se font plumer. 68. /^; tombola des voyous. 69. Chérie, passe-moi tes microbes ! 70. J'ai peur des mouches. 1\. Le secret de Polichinelle. 72. Du poulet au menu. 73. Prenez-en de la graine. 74. On t'enverra du monde. 75. Une banane dans l'oreille. 76. San-Antonio met le paquet. 11. Entre la vie et la morgue. 78. San-Antonio renvoie la balle. 79. Hue, dada ! 80. Berceuse pour Bérurier. 81. Ne mangez pas la consigne. 82. Vol au-dessus d'un lit de cocu. 83. La fin des haricots. 84. Y a bon, San-Antonio. 85. Si ma tante en avait. 86. De « A » jusqu 'à « Z ». 87. Bérurier au sérail. 88. La rate au court-bouillon. 89. £n avant ta moujik. 90. Ma langue au Chah. 91. Fais-moi des choses. 92. Ça mange pas de pain, 93. N'en jetez plus ! 94. Moi, l'ouï me connaissez, ? 95. Viens avec ton cierge. 96. Emballage cadeau. 97. Appelez-moi chérie. 98. Mon eu/te .sur (a commode. 99. 7"eî éeau, (m îûiî / 100. Tire-m'en deux, c'est pour offrir. 101. A prendre ou à lécher. 102. Baise-bail à La Baule. 103. Meurs pas, on a du monde. 104. Tarte a la crème story. 105. On liquide et on s'en va. 106. Champagne pour tout le monde ! 107. Réglez-lui son compte ! 108. La pute enchantée. 109. Bouge ton pied que je voie la mer. 110. L'année de la moule. 111. Du bois dont on fait les pipes. 112. Va donc m'attendre chez Plumeau. 113. Morpions Circus. 114. Remouille-moi la compresse. 115. Si maman me voyait ! 116. Des gonzesses comme s'il en pleuvait. 117. Les deux oreilles et la queue. 118. Pleins feux sur le tutu. 119. Laissez pousser les asperges. 120. Poison d'avril ou la vie sexuelle de UU Pute. 121. Bacchanale chez la mère Tatzi. 122. Dégustez, gourmandes ! 123. Plein les moustaches. 124. Après vous s'il en reste, Monsieur le Président. 125. Chauds, les lapins ! 126. Alice au pays des merguez. 127. Fais pas dans le porno... 128. La fête des paires. 129. Le casse de l'oncle Tom. 130. Bons baisers où tu sais. 131. Le trouillomètre à zéro. 132. Circulez, y a rien à voir. 133. Galantine de volaille pour dames frivoles. 134. Les morues se dessalent, 135. Ça baigne dans le béton. 136. Baisse la pression, tu me les gonfles ! 137. Renifle, c'est de la vraie. 138. Le cri du morpion. 139. Papa, achète-moi une pute. 140. Ma cavale au Canada. 141. Valsez, pouffiasses. 142. Tarte aux poils sur commande. 143. Cocottes-minute. 144. Princesse Patte-en-l'air. 145. Au bal des rombières. 146. Buffalo Bide. 147. Bosphore et fais reluire. 148. Les cochons sont lâchés. 149. Le hareng perd ses plumes. 150. Têtes et sacs de nœuds. 151. Le silence des homards. 152. Y en avait dans les pâtes. 153. Al Capote. 154. Faites chauffer la colle. 155. La matrone des sieepinges. 156. Foiridon à Morbac City. 157. Allez donc faire ça plus loin. 158. Aux frais de la princesse. 159. Sauce tomate sur canapé. 160. Mesdames, vous aimez « ça ». 161. Maman, la dame fait rien qu'à me faire des choses. 162. Les huîtres me font bâiller. 163. Turlute gratos les jours fériés. 164. Les eunuques ne sont jamais chauves. 165. Le pétomane ne répond plus. 166. T'assieds pas sur le compte-gouttes. 167. De l'antigel dans le calbute. 168. Lu queue en trompette. 169. Grimpe-la en danseuse. 170. Ne soldez pas grand-mère, elle brosse encore. 171. Du sable dans la vaseline. 172. Ceci est bien une pipe. 173. Trempe ton pain dans la soupe. 174. Lâche-le, il tiendra tout seul. Hors série : Histoire de France. Le standinge. Béru et ces dames. Les vacances de Bérurier, Béru-Béru. La sexualité. Les Con. Les mots en épingle de Françoise Dard. Queue-d'âne. Les confessions de l'Ange noir. Y a-t-il un Français dans la salle ? Les clés du pouvoir sont dans la boîte à gants. Les aventures galantes de Bérurier. Faut-il tuer les petits garçons qui ont les mains sur les hanches ? La vieille qui marchait dans la mer. San-Antoniaiseries. Le mari de Léon. Les soupers du prince. Dictionnaire San-Antonio. Ces dames du Palais Riw. La nurse anglaise. Le dragon de Cracovie. Napoléon Pommier. Œuvres complètes : Vingt-huit tomes parus. Morceaux choisis : 1. Réflexions énamourées sur les femmes 2. Réflexions pointées sur le sexe 3. Réflexions poivrées sur ta jactance 4. Réflexions appuyées sur la connerie 5. Réflexions sur les gens de chez nous et d'ailleurs 6. Réflexions passionnées sur l'amour 7. Réflexions branlantes sur la philosophie 8. Réflexions croustillantes sur nos semblables 9. Réflexions définitives suri 'au-delà 10. Réflexions jubilatoires sur l'existence Mes délirades SAN-ANTONIO CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES fleuve noir Edition originale parue dans la même collection sous le même numéro Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3° a), d'une pan, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple ou d'illustration, « toute repré­sentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ay;ints droit ou ayants cause est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la pro­priété intellectuelle. © 1976, Pleuve Noir, département d'Havas Poche. ISBN 2-265-06915-9 ISSN 0768-1658 CHAPITRE ZÉRO Ils auront beau dire, prétendre, la seule véritable aven­ture, c'est l'homme. Le reste n'est que de l'épisode indi­gent pour feuilleton au rabais. L'homme, tu prends une position confortable et tu le regardes vivre, agir ; en moins de rien tu es fasciné. Il te capte, te surprend, t'emmène. Là, le drame véritable com­mence. Car, tout à ta subjugance, tu cherches à communi­quer avec lui. T'as besoin de lui expliquer que tu es un homme, toi aussi, et que, par conséquent, un homme plus un autre homme, ça doit faire deux hommes. Mais il ne l'entend pas de cette oreille, le fumier. Non plus que de l'autre. Et la dure évidence te vient, anéantisseuse d'espoirs. Un homme, plus un homme, ça égale un homme plus un homme, mais jamais deux hommes. Alors, tu sais quoi ? Tu vas te soûler la gueule, parce que devant l'impuissance, t'as pas d'autre recours que de te poivrer. Attends, pars pas, je veux pas t'emmerder. Je cause pour lâcher mon trop-plein. Une simple petite giclette préalable. La menue branlette du lourdaud trop gonflé des bûmes, qu'est obligé d'étalonner sa glandaille pour ne pas bâcler sa partenaire qu'il attend. Je me mets à jour. Je m'accorde la lyre déconnante. On s'extirpe quelques vacheries tour­mentantes, comme ça, et après ça va mieux. Une fois que t'as traité un con de con, tu l'acceptes plus aisément. Te mettre en situation de remords, c'est l'unique solution pour arriver à le supporter. Mais attention, minute, Lisette : pas y prendre goût, virer sadique. Hou, que non ! Le dosage, c'est la force des nations. Un pianiste, tu l'as vu, le moment de passer à l'établi ? Il oppose ses deux mains comme pour prier. Il presse fortement ses doigts gauches contre ses doigts droits, afin de se craquer les join­tures. Bien s'assouplir les salsifis avant de déclencher leur galoperie sur le clavier qu'est tellement large, le salaud. Mézigue, pareil. Je me fais craquer la cervelle avant la grande décarrade. Une bouffée délirante, plouf ! que les miasmes m'évadent. Tu crois que j'aurais dû tirer trois quatre coups de pétard avant, histoire de mobiliser l'atten­tion ? Avertir du beau chambard qui va suivre ? Verser des arrhes sur l'action, somme toute. Ce serait plus correct, mieux loyal vis-à-vis de toi, si féalement mien. Une manière de te toucher la bite en te parlant, en gage de délices futures. T'assurer que, déconneur mais présent, Santantonio, avec toute sa rutilante panoplie homicidiaire. Que t'halèteras d'ici pas loin. T'auras des sécrétions d'adrénaline dans le guignol et des lâchées de chiasse dans le calbute devant tant d'horreurs si horribles, promis, juré. Label de qualité, tu me connais ! Les grands produits, c'est les grands produits ; San-Antonio, le cacao Van Houten, les pâtes Lustucru, t'as vite fait le tour. Bon, je t'accorde encore Manufrance et les petits-beurre Lu, mais ensuite y a plus d'ensuite. Tu peux retirer l'échelle et en faire un râte­lier pour ta vache. L'histoire qui va suivre est sans précédent, si tu me per­mets cette délicate plaisanterie, exceptionnelle chez moi qui les taille au burin dans la gadoue, d'ordinaire. Je te vas narrer une affaire é-pou-van-table, mon drôle. Laisse que je descende des premières lignes afin de te la détailler (et tu verras comme ce verbe du premier groupe convient admirablement). Seulement, l'épouvante ne joue à plein que si tu connais bien les personnages. Toujours la magiquerie fascinante de l'homme. On ne s'intéresse bien qu'à ce que l'on connaît bien. Tiens, exemple : en porno­ graphie... Leur tort c'est de te montrer des gonzesses en plein débordement sexuel sans que tu les connaisses préala­blement ni des lèvres, ni du prose. Elles viennent d'où cela ? Elles sont qui est-ce, ces polissonnes bouffeuses de chagattes, pompeuses de biroutes, acalifourcheuses de zobs ? Mystère et boules Quiès ! Des bergères rassemblées sur un plateau, à cause de leurs nichemards bien drus, de leur fion bien pommé. Moteur ! Elles se foutent à l'ouvrage : minette, pipe, levrette tout azimut, roucoulades, pâmades, paumade. Bravo. Mais mézigue, ça me laisse marmoréen comme le beau noble visage du maréchal Pétain. Tu sais because ? Parce que ces donzelles me déboulent à poil dans la vie. Que j'ignore tout d'elles et que dès lors je me tamponne de ce qui les concerne, leurs coïts y compris. Elles ont beau évertuer du valseur, se carrer des trognons de choux dans le bipbip en criant que c'est bon, copuler avec des dalmachiens, je m'en tu sais quoi ? Branle ! Tandis que je te prends Le Rouge et le Noir de mon pote le Dauphinois, le passage où Julien Sorel, jeune précepteur timide, s'enhardit à saisir la main de Mme de Rénal sous la table, eh ben là ! je monte à la trique, camarade syndiqué. J'érecte à tout vent. Parce que ça, oui, c'est authentiquement pomo. Bon, allez, ça y est, stop, finito, on ne débloque plus ! Ma philo est belle comme un glave de tubar dans un mouchoir de batiste, mais elle t'écarte les maxillaires, je le sens. T'as pas lerche d'autonomie, côté gamberge. Tu bâilles vite et grand, c'est fou ce que tu t'ouvres promptement, l'ami, que ça m'en donne le vertige, tout ton vide ainsi exhibé. Tout a démarré un matin, d'assez bonne heure, au siège de la Paris Détective Agency. Je prenais un caoua en compagnie de Pinuche, dans mon fastueux burlingue. On a une kitchenette à l'agence, avec une cafetière italoche impressionnante que la jolie Claudette pilote comme Belletoise une Ferrari. Avec cet alambic 12 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES chromé, elle réussit des jus de première : serrés comme des pucelles en guêpière et tellement odorants que tu te croi­rais, en rentrant chez nous, pénétrer à la Maison du Café. Mais attends que je fasse les choses normalement. Quand on est un grand romancier arrivé, faut pas com­mettre de fausses manœuvres, sinon on te dérépute vite fait, saligauds comme ils sont tous, et grincheux, poildecu-teurs, compteurs de tout, avares de riens. Par conséquent, si tu permets : CHAPITRE PREMIER Le bristol est de forte taille, gravé en belle anglaise lui­sante comme des pattes d'insecte. Il raconte, ce rectangle immaculé, les choses suivantes : Docteur Franck RÈCHE Ex-Interne des Hôpitaux de Paris Maladies du Système Nerveux Directeur de l'Institut des « Blanches Mouettes » 74 SAVORGNAZ Ayant lu, je regarde la gente Claudette avec cet œil char­meur pour lequel l'étoffé d'un slip ne constitue pas un obs­tacle. - Ça consiste en quoi ? demande-je. - Un beau gosse, répond-elle. Et ce doit être vachetement vrai, car elle s'y connaît, la gueuse. - Il n'a rien dit ? - Si : qu'il était votre ami et qu'il arrive de Haute-Savoie uniquement pour vous rencontrer. Mon ami ! Je relis sa carte. Plonge dans le fouillis de ma mémoire, si bondée, la pauvrette. Pas plus de Franck Rèche dans mes souvenirs que d'accent circonflexe sur le « a » de chalet, contrairement à ce que la plupart des gens s'imaginent. Plus tu vas, plus tu butes dans des pégreleux qui s'affir­ment tes aminches ; surtout si tu t'es fait un bout de nom. Des gonziers, tu leur as dit bonjour, un soir, chez des potes 14 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES communs, et v'ià qu'ils se propagent dans les univers en clamant bien haut qu'ils sont à tu et à toi avec ta pomme. Je fais signe à Claudette d'évacuer nos tasses de moka. Quarante-quatre secondes plus tard (calendrier en main), elle m'introduit le docteur Rèche. C'est un grand mec, brun de poil, beau gosse tel que les shampooineuses imaginent les beaux gosses ; c'est-à-dire qu'il a la mâchoire carrée, l'œil sombre, la bouche sen­suelle, le sourcil ténébreux et la chevelure épaisse et cala­mistrée, bourrée de reflets comme un guidon de vélo au soleil. Effectivement, j'ai une très vague impression de déjà vu. Il me fonce contre, la vitrine éclairée d'un sourire large de trente centimètres dans lequel les Laboratoires Émail-Diamant-94-Le Ferreux ont leur mot à dire. Il porte un veston en mohair, style prince-de-galles, dans les teintes feuille-morte, un pantalon rouille, une chemise jaune et une cravate vert sombre. Avec ça, il doit se considérer comme étant le médecin le plus élégant de Haute-Savoie et des nations limitrophes. - Salut, Sana ! me brandit-il la main (comme l'écri­raient des confrères à moi que je me rappelle plus lesquels mais ça ne doit pas être difficile à trouver). La Claudette, envapée jusqu'à la couture médiane de son slip, ne parvient pas à s'extraire de la pièce et l'admire comme un marmot la vitrine de Noël des Galeries Lafayette. Mon air évasif diminue le sourire du venant de dix bons centimètres. - Vous n'allez pas me dire que vous ne me reconnais­sez pas ! il exclame avec déjà des projets de rancœur dans l'intonation. Je hoche le chef. - Non, je ne vais pas vous le dire, docteur, pourtant si vous me rafraîchissiez la mémoire, on gagnerait du temps. - Courchevel, il y a quatre ans : l'Hôtel des Neiges ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 15 Illico (pour ne pas toujours dire dard-dard, ce qui consti­tue de l'autopublicité sévèrement réprimée par le Comité de Censure de mes Editions) j'affuble le docteur Rèche d'un anorak blanc à col de laine noir, d'un fuseau noir, de pommade mauve-dégueulé sur les lèvres et de ronds blancs autour des yeux. - Bien sûr ! exclame-je, avec plus de force que n'en nécessite mon enthousiasme réel. Je revois le bar de l'hôtel où-cézigue-pâte faisait le joli cœur avec son accent pied-noir et ses pulls à sensation. On s'est réparti tout le cheptel féminin de l'établissement (le vacant et celui qu'était branché sur la force) et même on a fait des échanges standard. Il me cassait un peu les noix, le docteur, à cause de sa grande gueule qu'on entendait toni-truer depuis le sommet de la Loze. Il faisait mieux que s'écouter parler : il se regardait aussi, dans tout ce qui était susceptible de réfléchir son image : les miroirs, les théières, les yeux des dames. - Excusez, j'ajoute en lui brandissant mon bouquet de radis, c'est la première fois que je vous vois en civil. Bon prince, il admet : - Et puis vous fréquentez tant de gens ! Je lui présente Pinuche, lequel, pendant ce bref et vif dialogue, a recoiffé ses quelques crins gris à l'aide d'un tronçon de peigne. Lui désigne un fauteuil. Ouvre mon bar. - Pas trop tôt pour le scotch, doc ? Déjà, la mère Claudette s'empresse, extrait des glaçons de leur bac, fait tinter des verres. - Jamais trop tôt, quand il est bon, me répond Franck Rèche comme hennit un jeune cheval lâché dans la pâture. Dites, c'est flambant, chez vous. Alors vous vous êtes mis à votre compte, à ce qu'on m'a appris ? - Il faut bien faire un commencement... Il rit, et tu croirais qu'on décharge un camion de gravier devant le perron de ton château périgourdin. C'est un être plein de bruits, le docteur Rèche. Tout lui est explosion. Un mec à échappement libre. La Claudette nous virgule nos godets. Elle a particuliè­rement soigné celui du toubib et s'arrange pour lui caresser les doigts en le lui présentant. L'autre, tu penses, bouc comme pas deux, la manière qu'il fait tilt et lui braque ses Mazda sur les contours. - Merci, mademoiselle, vous êtes ravissante ! Poum ! c'est parti. Et, bien sûr, v'ià notre donzelle qui roule des meules, s'humecte de partout, fait jouer ses ramasse-miettes, pis qu'une entraîneuse à qui on vient de signaler que son voisin de bar est un des Rothschild. Agacé par ce manège, je la congédie d'un sourcillement mécontent. - Dites, elle a du répondant, cette gosse ! clame mon visiteur, après l'avoir suivie d'un regard ultime jusqu'au torticolis. Mon visage de bois le déconcerte. Suis-je jaloux ? Peut-être, mais d'une certaine manière. Les jolis cœurs m'aga­cent parce que je déteste les voir jouer un rôle que j'interprète (je pense) mieux qu'eux. - C'est le skieur ou le flic que vous venez voir, doc ? - Le détective ! Pour la première fois depuis son intrusion, son sourire disparaît entièrement. Enfin ! Je n'y tenais plus et m'apprê­tais à y foutre le feu. - Des ennuis ? - Dans un sens, oui. - Privés ou professionnels ? Il a cette splendide exclamation d'homme né au soleil. - Professionnels, heureusement ! Et le sourire revient, plus nuancé, mais d'une sérénité indiscutable. - Eh bien, vous allez me raconter cela. Souhaitez-vous que nous demeurions en tête à tête ? n secoue négativement la tête : - Monsieur (il montre Pinaud) ne me dérange absolu­ment pas. La Bêlasse lui en décoche un sourire plein de chicots et de reconnaissance. Un rien le fait content, mon César. Un sourire, une cigarette et il grimpe en mayonnaise. - Bon, que je vous dise... Chaque fois qu'un « client » va me déballer son histo­riette, j'éprouve un long frisson voluptueux le long de la raie médiane. Kif la première fois que j'ai hasardé ma dextre dans la culotte d'une petite fille. Je me remémore encore la scène. Ça se passait dans un grenier situé au-dessus d'un hangar à camions. Son papa était déménageur. Y avait un vieux canapé éventré, dans la partie la plus obs­cure du grenier. On était assis, l'un près de l'autre, sans rien dire. Ma tête bourdonnait. J'y voyais trouble et j'avais de la peine à respirer. J'osais pas oser. Je lui bécotais le cou, en douée. Et puis ma paluchette est partie pour ce grand voyage d'où je ne suis pas encore revenu ; d'où je ne reviendrai que les pieds devant. La faramineuse décou­verte. Le grand secret humain de la différence des sexes, si fondamental, exaltant, prodigieux... La puissance émer­veillante de cette exploration autoritaire qui se situe à mi-chemin du viol et de la peur. Ah, grenouille ! Que c'est uniquement ça, le bonheur physique. Rien que des pré­mices survoltants. Avant que viennent tout de suite après, les développements ardents, mais sans mystères, puisque tu es renseigné. Eh ben, là, franchement, le client qui se racle la gargante pour t'exposer ses calamités, me catapulte dans le grenier d'autrefois. Et c'est la culotte Petit Bateau de Jeannette que j'ai à ma merci, avec ses fines côtes et son boutonnage au corset de toile. Je m'apprête à constater ce menu sexe nubile de fillette déjà adulte de ses instincts. Franck Rèche écluse une toute belle gorgée pour se donner de l'allant. 18 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Peut-être vous souvenez-vous que je dirige une cli­nique psychiatrique près de Thonon, en Haute-Savoie ? Pourquoi que je m'en souviendrais ? Parce qu'il me l'a dit, entre deux drinks, il y a trois ans à Courchevel ? S'il fallait se rappeler la vie des gens de rencontre, leurs fonc­tions, leurs biens, leurs maux, on deviendrait une sorte de répertoire pour Caisse d'allocations. Il porte une alliance, donc il est marié. Mais je ne « revois » pas sa gonzesse. Probablement une petite mocheté éteinte qu'il étouffe de sa personnalité d'illustre Gaudissard... Manière de l'agréabiliser,je réponds que je me souviens tout ce qu'il y a de parfaitement, et il est content d'avoir laissé une telle trace indélébile dans mon souvenir. - Je suis, je crois vous l'avoir dit naguère, originaire d'Afrique du Nord. - Inutile de le préciser, ça s'entend, plaisante-je. - J'ai encore des bribes d'accent ? s'étonne l'aimable docteur. - Pas des bribes. - Mais c'est charmant, assure l'Ineffable qui n'a encore rien dit. Rèche repart : - A l'origine, cette clinique était une simple maison de repos tombant en vétusté où croupissaient quelques vieillards oubliés par le Seigneur et leur famille. Je l'ai rachetée et l'ai complètement refondue. Situation impec­cable : vue sur le Léman, parc de quatre hectares, clos de murs... Via qu'il me récite son dépliant. Les gens de son espèce adorent faire le bilan de leurs biens à tout bout de champ, comme s'ils cherchaient à se rassurer eux-mêmes en épa­tant les autres. J'y vais d'un « fichtre » impressionné qui le comble. - Sans me vanter, San-Antonio, j'en ai fait un établis­sement de première catégorie. Chaque chambre est person­nalisée ; mon équipement est digne de l'hôpital cantonal de CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 19 Genève, lequel passe cependant pour l'un des meilleurs d'Europe... Je me suis entouré d'un personnel extrême­ment compétent et hautement qualifié. Mes deux bras droits, les docteurs Sidérurggi et Dupont sont des garçons remarquables, promis à un avenir exceptionnel. - Le pied, quoi ! coupe-je, quelque peu agacé par cet étalage qui n'en termine point. - Positivement ! renchérit Rèche, lequel, tout comme moi d'ailleurs, paraît raffoler des adverbes. - Et alors, qu'est-ce qui cloche dans tout ce bonheur, docteur ? - J'y viens. n y vient, mais par le chemin des échotiers, après avoir raconté tout le superflu. - En quelques années, j'ai placé ma clinique sur orbite. Elle a acquis une excellente réputation dans tout le Sud-Est et en Suisse romande. Chaque jour, je refuse du monde et je compte pas mal de noms illustres parmi mes pensionnaires. Si je vous les révélais... - Et le serment d'Hippocrate, doc ? Il rigole haut pour bien m'exprimer l'a quel point il s'en torchonne. - Des stress cinématographiques, ah ! la la ! mon pauvre ami ! De quoi composer une affiche ! Et des fils de famille camés que je remets d'équerre ! Femmes de ban­quier névrosées. P.-D.G. au bord de la dépression ; un sacré cheptel, croyez-moi. - Bref, tout baigne dans le bon beurre des alpages ? - Jusqu'à il y a deux mois, tout allait à merveille en effet. Seulement, il m'est arrivé un pépin. - Quel genre ? - L'un de mes pensionnaires s'est enfui et n'a pas encore été retrouvé, ce qui la fout moche. La presse locale en a parlé trop et mal. Vous savez ce que c'est, le côté éva­sion implique le côté concentrationnaire. Or, les journa­listes n'ont su utiliser que ce terme « d'évasion » pour relater la chose. Ensuite l'enquête de la gendarmerie, je vous en fais cadeau. Vous connaissez ces gens-là ? Plutôt sympas, mais voyants, les bougres. Chaque fois que j'aper­çois une Estafette noire, j'ai envie de dégobiller, et quand mon chien est mouillé, je crois à l'arrivée d'une escouade : l'odeur. C'est physique... Quel tintouin. Dieu du ciel ! Et ce salaud qu'on n'a pas retrouvé. Et les confrères ! Tous les bons jaloux du coin que ma réussite empêche de dormir, vous pensez s'ils s'en donnent à cœur joie pour colporter des faux bruits, ragoter leur chien de soûl, m'éclabousser de leur merde ! « Cette fâcheuse histoire m'a valu des tracasseries sans nombre. Et je vous passe certains clients inquiets pour leur cher malade qui n'arrêtent pas de me téléphoner. » - C'est quoi, le disparu ? Il fait non de la main, énergiquement, comme tu nettoies avec une peau de chamois la grande baie vitrée du livinge. - Attendez, après, laissez-moi terminer. - Parce que ce n'est pas fini ? - Un second malade a disparu, annonce-t-il théâtrale­ment, puisqu'il y a matière à. Il produit son petit effet. En effet. - Disparu quand ? - Hier, mon cher ami. Alors, vous ne savez pas ? J'ai fait ni une ni deux : au lieu d'alerter sa famille et les flics, j'ai sauté dans ma Porsche Carrera, 210 chevaux, pour venir vous trouver, car quelqu'un m'avait appris la fonda­tion récente de votre agence. Vous devez me sortir de la merdouille, San-Antonio. Absolument. Je n'ai pas réussi un come-back pareil pour me retrouver au ruisseau, moi, mon vieux. Pied-noir, merde, ça n'est plus une sinécure. Viré d'Algérie, viré de Corse, et après ? La Haute-Savoie ? Où faut-il que nous allions nous reconvertir, dites, j'aimerais le savoir. On va devenir les Juifs errants de ce siècle. Les parias. Ils nous reprochent quoi, en somme, les métros ? Juan-les-Pins devenu Babel-Oued ? Et alors ? Ils en fai­saient quoi, de Juan-les-Pins, les métros, hein ? Et de toute la Côte ? Cannes, Nice ! Laissez-moi rigoler. Céline, Hermès, Cartier, vous voulez faire avancer le schmiiblick avec ça, vous ? Je ne désarmerai pas. Ma clinique est la plus belle de Haute-Savoie. Prestige, soins éclairés, service de premier ordre. On voudrait y mourir, chez moi, telle­ment c'est bien équipé. Alors, dites, le scandale, la ruine, à la vôtre ! Je compte sur vous. Je vous paierai bien, sans discuter, ni faire appel à notre vieille amitié pour les tarifs de faveur. Mais il faut se remuer. Urgence, toute ! Il se tait, s'éponge, vide son goduche. Me regarde dans les tons angoissés, supplicateurs. Trouve des yeux de cocker malade pour m'amadouer. - Curieuse affaire, dis-je. - Effarante, vous voulez dire. Inconcevable. Deux pékins en deux mois. Et on n'a pas retrouvé le premier. Si ça se sait, pour le second, on va annuler les réservations, je pressens. L'Auberge de Peyrebelle, ma crémerie ! - Maintenant, il est temps que vous me parliez des dis­parus. - Pour vous en dire quoi, puisqu'ils ne sont plus là ! Parler d'eux, ça avance à quelque chose ? C'est les retrou­ver, l'objectif ! Surtout le deuxième. Le premier n'était pas un fils de famille et on commence à l'oublier, tant pis, j'en fais mon deuil. Seulement celui d'hier, hou you youille ! Vous savez de qui il s'agit ? Quand ça se saura, ce ne sera plus seulement le Dauphiné et le Progrès que j'aurai sur les côtelettes, mais toute la presse, et les radios, la télé ! Merde, la télé, je n'y avais pas encore pensé ! Le Journal de la 2, de la 1, de la 3, des périphériques ! Ma carrière en chute libre ! San-Antonio ! Il se dresse, se penche sur moi, s'appuie des deux mains sur mes épaules. - Vous ne pouvez pas me laisser couler à pic. J'ai le droit de vivre, moi, tout pied-noir que je fus. D'abord, il commence à y avoir longtemps, et puis j'étais si jeune ; je ne savais pas. Et maintenant après tout je suis savoyard, non ? Si je vous disais que ça fait au moins quinze jours que je n'ai plus bouffé de merguez, parole d'homme ! On ne sait même plus faire le couscous à la maison. Alors, en route, San-Antonio ! Venez avec moi à Savorgnaz. Retrouvez-moi mon deuxième malade, juste le deuxième, je ne suis pas exigeant. Il est tout frais. Il n'a pas pu aller bien loin ! - Qui sont ces deux disparus, docteur ? Ma voix inflexible l'en impose. Il me décomprime les épaules, retourne s'asseoir. - Le premier, un footballeur de deuxième division. Il était gardien de but, ce con. On lui a shooté un penalty en pleine gueule. Il s'est payé deux mois de coma. Ensuite, il n'a pas récupéré et c'était une sorte de mort-vivant. On le promenait, on le faisait bouffer. Lamentable. Irrémédiable­ment foutu. S'il est tombé dans un précipice ou dans le lac, c'est que le ciel aura eu un bon mouvement. - Un footballeur, c'est pas très riche, si ? - Surtout pas le « mien ». Seconde division, je vous dis. Et con au point de stopper le ballon avec sa tempe. Faut avoir la phobie des buts, non ? - Qui payait son séjour chez vous ? - Une partie la Sécurité, l'autre la caisse de secours de son club. - Et le second malade, docteur ? Son visage brun vire au bronze. Il lève les bras, se re­éponge la nuque. - Alors, là ! Alors, là ! Alors, là ! Il se lève à nouveau, vient se pencher sur moi et me chu­chote à l'oreille : - Vous connaissez la lessive Patemouille ? - Oui. - Son fils ! Puis, se tournant vers Pinuche, lequel, pincé, fait sem­blant de lire un numéro du Point : - Vous avez entendu ? demande le toubib. - Heu... absolument pas, et quand bien même j'eusse entendu, croyez, monsieur, que... Mais Franck Rèche ne lui laisse pas finir sa phrase. Il se courbe sur Bademe-Bademe, comme il s'est courbé sur moi. - La lessive Patemouille ! redit-il, ce qui rend superflu ses précautions précédentes. - Celle qui transforme le sale en neuf ? récite Pinuche qui n'écoute jamais la radio d'État. - En personne. Eh bien ! le fils ! - Le fils Patemouille ? - En réalité, ils s'appellent Blumenstein, mais qu'est-ce que ça change à la qualité de cette lessive ? - Rien, admet volontiers Finaud. - Il souffrait de quoi, le fils Patemouille ? rinterviens-je. - Congénital, il m'a fait une turbulence endémique de la moelle téphal. Il a tenu tant bien que mal le coup jusqu'à l'adolescence, mais ensuite, il est devenu trop agité pour pouvoir rester chez ses parents. Ils l'ont promené dans plu­sieurs maisons avant de me le confier. Je commençais d'obtenir des résultats notoires, c'est dommage. Ainsi, par exemple, depuis quelques semaines, il ne se mordait plus que le pied gauche au lieu des deux et se masturbait de la main droite, alors qu'il avait été foncièrement gaucher auparavant. Autre chose : au lieu d'aboyer, il miaulait, ce qui, dans son cas, est très révélateur. Il se tait, nous défrime. Son sourire revient, bon gré mal gré. Pinaud fait craquer ses jointures, ce qui donne un bruit de casse-noix en activité. - Première constatation, dit-il, les deux disparus sont des garçons jeunes ; seconde constatation, à travers ce que nous en dit M. le docteur Rèche, ni l'un ni l'autre ne 24 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES paraissent aptes à circuler librement, en tout cas pas sans se faire remarquer. - Conclusion, m'empressé-je, manière de sauvegarder mes prérogatives de chef aux yeux du client, ils ne se sont pas sauvés, mais ont été kidnappés. Le toubib bondit : - Kidnappés ! -C'est mon premier sentiment. - Mais jamais personne n'a réclamé de rançon pour le premier, quant au second, j'ai appelé chez moi en arrivant à Paris, nul ne s'est encore manifesté. - C'est ce qui fait la beauté de ce mystère, docteur. Je décroche le bigophone. - Moui ? demande roncheusement Claudette. - Bérurier n'est pas là ? - Il est chez son dentiste. - Appelez-le, ça urge, nous partons pour la Haute-Savoie. CHAPITRE 1 et demi Une chose que je peux te certifier : quatre dans une Porsche Carrera, c'est pas le super-panard. D'autant que le docteur Rèche pilote comme s'il se trouvait sur l'anneau de vitesse de Monthléry. Lui, la limitation, il fait comme si pas. Derrière son caducée, il s'estime à l'abri des pandores et des accidents. Tu le verrais doubler des cohortes de gros culs, tu fermerais les yeux et te déboucherais les oreilles. La tornade blanche ? C'est bien cézigue. Sa tire est imma­culée comme une première communiante. A l'arrière, Pinuche et Béru ressemblent à des bigorneaux dans leurs coquilles. Le Mastar ronchonne tout ce qu'il peut. Grâce aux autoroutes et aux 210 chevaux du bolide, il nous faut à peine cinq heures pour gagner Savorgnaz. Un crissement de freins ponctué d'une giclée de graviers rosés, et nous voici rendus à destination. - De nos jours, les distances sont pratiquement abo­lies, assure Franck Rèche en déhotant. Nous unissons nos efforts pour arracher le Graves à l'arrière du véhicule. Il se tient comme un centenaire arthritique, Alexandre-Benoît, à l'équerre et de guingois, tire-bouchonné, torti-colé, les fumerons en dedans, les côtelettes en paquet, les rognons meurtris, une épaule plus haute que l'autre. Pas content, je te prie. Vilainement hostile, même. Le regard cacateux. - Dites donc, docteur, il interpelle, pourquoi vous v's' achèteriez pas une vraie bagnole, un jour ? Rèche éclate de rire. - Et vous, mon vieux, riposte-t-il, pourquoi ne feriez-vous pas un petit régime ? Le ton est si joyeux, que le Grabide en reste coi. Lors, notre hôte nous désigne la vaste construction qui se dresse devant nous. - Alors, fait-il, les poings (gantés de pécari) aux hanches, que pensez-vous de ma réalisation, mes bons amis ? On regarde. Moi, tu connais mes goûts, hein ? Tu sais l'a quel point je suis pour la sobriété, l'unité du style, la pureté des lignes, tout ça ? Alors j'ai l'épigastre qui s'écaille à visionner la merveilleuse réalisation du doc. Imagine une ancienne maison de maître, avec un perron, des portes-fenêtres, du lierre en branche, vu ? On l'a agran­die en y adjoignant, de part et d'autre, des blocs de béton cubiques dont les ouvertures sont garnies de verre dépoli. Et puis, comme ce premier temps de développement n'a pas suffi, on a greffé encore des rajouts sur les rajouts. Et on a trouvé le moyen, la seconde opération, de l'exécuter dans un troisième style, si tant est que la première en eût un. Il s'agit d'espèces d'ailes Renaissance italienne, avec des fenêtres arrondies et à faux meneaux, garnies de jardi­nières, s'il te plaît, dans lesquelles le géranium caracole. La façade en est bleu pastel, les entourages des croisées et des lourdes étant blancs. Si bien qu'au total de cette fabuleuse réalisation, tu trouves : au centre, de la pierre enlierrée, puis du béton brut à carreaux de verre, enfin du crépi bleu. - C'est moins ancien que Chambord, mais c'est plus gai, déclare Béru. - Intéressant, m'efforcé-je, en me disant qu'après tout, si c'eût été André Breton qui conçoive ce machin-là je le trouverais génial. - Simple, déclare Rèche. - En effet. - Et fonctionnel ! Au centre, la partie réception, aire , de divertissement, vous me suivez ? Ensuite, la partie trai­tement. Enfin, la partie résidentielle. - Et vous, docteur, vous habitez ce palais ? - Non, j'ai une bicoque au fond du parc. Ancienne maison de gardien retapée, besoin de rompre avec mon usine, comprenez-vous ? Il nous entraîne à l'extrémité de l'esplanade. De là nous découvrons un panorama grandiose sur le Léman, avec, au-delà du lac, des vallonnements verdoyants, des villages aux grands toits protecteurs... - Ici, on a la Suisse sur l'évier, triomphe Franck Rèche. Bon, venez que je vous montre vos appartements. * * * Je dispose d'une petite valoche minus, contenant mes effets de toilette, du linge de corps et un futal de rechange. Finaud a pour bagage un cornet de papier de la Samaritaine, passablement froissé, lequel recèle sa chemise de nuit, ses granulés pour l'estomac et une paire de pantoufles du type charentaises. Quant à Béru, il se pointe les mains vides, ayant horreur, assure-t-il, de s'encombrer. Le hall de la clinique est ultramodeme, malgré le lierre extérieur et le perron moussu : acajou, vitrages, acier. Tu te croirais dans une usine. Des filles très court-vêtues et avec rien dessous circulent languissamment, comme des lionnes dans une cage. Une mouette blanche, emblème de l'établis­sement, est brodée sur leurs blouses bleu ciel. Elles nous regardent avec intérêt, me sourient avec beaucoup de spon­tanéité et se laissent frôler que tu peux pas t'imaginer comme. Grand escalier à double révolution (l'une de 1789, l'autre de 1848). Au premier, une enculade de salons modernes et de salles de jeux admirablement équipées pour les pension- 28 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES naires : chevaux à bascule, train à traîner, ballons, tas de sable avec seaux et pelles, albums à colorier, etc. Machin nous dit que ce sont les pensionnaires calmes qui ont l'usage de ces lieux de plaisir. Effectivement, c'est plein de messieurs et de dames habillés d'un uniforme ample, gris-bleu, lequel se compose d'un pantalon très large, retenu à la taille par un élastique, et d'une casaque pourvue d'une immense poche ventrale. Des infirmières discrètes surveillent les ébats de ces bonnes gens. Une grosse dame fait du cheval à bascule en riant de plaisir, deux messieurs graves jouent au volant, tandis qu'un vieillard barbu passe de la couleur sans danger sur un dessin au trait représentant un perroquet sur son perchoir. Rèche me glisse à l'oreille : - C'est Jean Trantrance, de l'Académie française, il croit qu'il prépare son discours de réception de Jean Dutoutautour... Effectivement, à chacun de ses menus coups de pinceau, l'aimable académicien déclame des phrases trémolantes : - Monsieur l'Illustre. Si l'Académie n'existait pas, il faudrait l'inventer pour vous dont les œuvres sont en vente dans tous les bureaux de tabac et dont le talent brille d'un éclat si vif qu'on ne saurait les lire sans lunettes à verres fumés... Nous passons outre. La partie « traitement », à présent. Des couloirs ripoli-nés, des salles de rééducation, de chosmachinthérapie, de prunocuthérapie, de bioutifoulothérapie, dans lesquelles des pauvres gonziers ramollis du bulbe font trempette dans des bains bizarres, pédalent sur des engins qui le sont plus encore, sont branchés sur le courant lumière comme un éfé-lène de la belle équipée algérienne, ou courent sur des tapis roulants en sens inverse tandis qu'une projection photogra­phique leur met à presque portée une gonzesse à poil au dargif ensorceleur. Il est fier de tout ce bastringue, le docteur Rèche. Il CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 29 explique bien tout, la manière que ça fonctionne, les consé­quences sur le psychique, les résultats enregistrés. Ses méthodes sont neuves, à cézigue, d'une hardiesse extrême. Foin des thérapeutiques anciennes. Il va de l'avant, lui. Un malade, faut qu'il pète ou qu'il dise pourquoi. Soigner, selon lui, ça ne consiste pas à laisser stagner un patient, mais à brusquer sa maladie. Il leur fait lâcher prise, aux troubles mentaux. A coups de pompes dans le cul, si néces­saire. Nous visitons, pour terminer, la partie habitation. Et alors, là ben oui, on se rend compte du modernisme absolu de la clinique. Chaque chambre, tendue d'une espèce de moleskine aux couleurs chatoyantes que, mince, je me rap­pelle déjà plus le nom. Tu peux y aller du cigare : impos­sible de te faire la moindre bosse. Et ça n'a pas l'air capitonné, comprends-tu ? Si les fenêtres s'ouvraient et s'il y avait des poignées aux portes, on se croirait à l'hôtel. Nos chambres jouxtent celles du personnel. Il explique, Rèche, qu'elles sont réservées à certains parents qui séjour­nent quelque temps, parfois, pour habituer le malade à ce nouveau décor. Y en a une à deux lits pour mes hommes, une à un seul plumzingue pour moi. A tout seigneur, hein ? Tu sais ce qu'on dit... Rèche, il est trépidant en diable. L'organisateur-né. Tu le flanques à poil au milieu du Sahara, trois jours plus tard, il aura ouvert une polyclinique et elle sera bourrée de Touaregs. - A présent, je vous présente mon état-major. Zou, on fonce. Pas une seconde de répit. Il tient à ce que les choses soient conduites rondeau, le black-foot. Un grand bureau qui n'est pas sans rappeler le mien. Trois personnes y discutent gravement. Un petit chafouin aux cheveux taillés en brosse, qui ressemble au petit héris­son-ramoneur des bazars helvétiques, un gros blond-chauve-sanguin avec des yeux gras, des lèvres molles et la braguette mal fermée, enfin une dame de forte corpulence, 30 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES aux loloches taillés dans la masse, cheveux gris, visage énergique, l'air prêt à entonner l'Internationale dans un meetinge. Les blouses blanches de ces messieurs-dames racontent leur profession ; surtout qu'ils ont des stétho­scopes accrochés autour du cou, insigne suprême, manière de balayer les confusions éventuelles. On dirait des petites cloches à vaches. Rèche nous désigne le hérisson : - Docteur Sidérurggi, de Milan... Puis le gros suintant : - Docteur Dupont, de Nemours... Enfin, la vachasse : - Notre infirmière-chef, madame Charlotte Cordeth, de Lausanne. Pourquoi éprouve-t-il le besoin de fournir le lieu de naissance des gens qu'il présente ? Mystère. A psychanaly­ser, Franck Rèche. Probable que pour lui, le terrain d'ori­gine est important, qu'il situe l'individu. Nous montrant, globalement, il déclare : - Le commissaire San-Antonio, de Paris, et ses colla­borateurs. Il ajoute : - Ces messieurs vont nous tirer d'affaire. - Que ça serait pas dou louxe ! grince le hérisson transalpin. On s'entre-serre des paquets de phalanges, les uns les autres, comme les pales d'un pétrin malaxent sa pâte. Dans ces parties de touche-me-la, j'te-la-touche, au bout de quatre pognes, tu ne sais plus à qui t'as affaire, tu serres trois fois la même paluche, et il l'arrivé de te la serrer, à toi aussi, tellement que ça s'escalade, se coule, faufile, s'en­chante à tout va. Franck Rèche consulte sa montre. - Dix-huit heures seize, messieurs, nous dit-il. Nous passons à table à vingt heures pile, chez moi : le pavillon CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 31 au fond du parc, vous trouverez aisément, c'est fléché. Vous avez le temps de faire un bout d'enquête d'ici là. Comme invitation à la valse, on ne fait pas mieux. Les regards me convergent contre. Chef d'orchestre, San-A. C'est lui, le shérif. Il doit prendre les décisions, ini­tiatives, prérogatives, tout le bordel à cul. Et fissa ! - Il faut rassembler les personnes susceptibles de m'éclairer sur la première disparition, dis-je. Par là, j'en­tends celles qui sont à même de me fournir tous renseigne­ments utiles sur le premier fugueur ; le footballeur. - Mais c'est le deuxième qu'il me faut d'urgence ! Sa mère vient le voir samedi, et si je n'ai que son lit vide à lui montrer... - Procédons par ordre, docteur. Et soyez gentil, lais­sez-moi enquêter à ma guise. Il hausse les épaules. - Ça, c'est vrai, San-Antonio, ami très cher. Un skieur comme vous ! Excusez mon impatience. Mais maintenant que vous avez vu mon installation, vous comprenez mon désespoir. Bon, bien, faites. Mais vite ! Tout le monde ici va vous aider, se mettre à votre dévotion. Ordonnez ! Je vous délègue mes pouvoirs. Il n'y a plus qu'un seul maître à bord après moi, c'est vous. Bravo ! Et il se laisse tomber, exténué, dans un fauteuil pivotant. * * * C'est la Mme Cordeth, cheftaine émérite, qui me cicé-ronne. Elle est fougueuse, aboyeuse, mais gentille tout plein, cette personne. Par-derrière son avant-scène bondée de nichons, elle me couve d'un regard chaleureux et inté­ressé. Chemin faisant, elle m'explique qu'elle adore Paris. Elle y va, tous les cinq six ans, se retremper le mental, faire une cure de folie. Elle descend dans le dix-huitième : YHôtel des Trois Suisses et du Moulin à Vent. C'est modeste, pas coûteux, et plein d'artistes fauchés qui vous 32 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES baisent pour cinquante francs ou contre un repas à prix fixe. Elle a son franc-parier. Le démontre complaisamment. Vaudoise, mais délurée. Parigote, quoi ! Et puis, dans le corps médical, hein ? ï Surtout lorsqu'on travaille avec des toubibs français qu'il j n'y a pas pire salauds, qu'ils te vous culbuteraient sur le j billard, au côté du patient, pendant une opération à cœur | ouvert si on les laissait faire, les bougres. Elle pense que ça vient du métier. Il porte à la peau. A force de tripoter de la viande humaine, fatal ! De considérer les choses à travers un spéculum... Elle rit. Elle est dégourdoche à outrance. La vraie presse-bites. Tu lui sollicites une petite fantoche, vite fait sur le pouce, elle doit pas rechigner, Charlotte. A se demander si seulement elle porte une culotte. Je lui demande. En guise de réponse, elle se trousse. Non : n'en porte pas pour l'instant. La figouze dodue, petite médème ! Avec la barbichette maurassienne. Du cuisseau à toute épreuve. Le téméraire qui veut s'en confectionner une cra­vate risque de périr étouffé. Elle se marre, rabat sa blouse après cette belle farce somptueuse qui laisse Béru dans des rêveries abyssales. Pinaud aurait rougi si son sang avait encore la force de grimper plus haut que son thorax. Il a les yeux en forme de 8. Béru se met à égosiller : - Moi, je vais vous dire que j'ai déjà maté une quantité gastronomique de culs, mais des aussi bathouzes que votre chaloupe, rarement, chère maâme, j'espère que vous dormez dans l'établissement, à cause que j'eusse beaucoup de plaisir à vous causer de Paris, c't' nuit, à tête reposée. Elle lui file un coup de battoir sur la braguette, si fort qu'il en gémit, Panoche. - Dites, c'est pas une raison pour m'assommer le Pollux, proteste l'Enflure. Qu'est-ce vous devez donner en pleine batifolade, mon p'tit cœur. Av'c vous, faut drôle- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 33 ment s'arrimer la cargaison, car doit y avoir du tangage dans l'entrepont et du roulis dans la moelle pépinière... La Charlotte s'extase : - Un dessalé ! Mon rêve ! Je sens qu'on va bien s'amuser... C'était un souhait. Ce ne fut pas une prophétie. - Comment se nomme le premier disparu, chère Charlotte ? - Charly Bonnus. - Dans quel état se trouvait-il ? - Post-comateux. - Donc, mort ? plaisante-je, parce que si on ne rigolait pas de ces choses-là, on en chialerait. Bonne file, elle rectifie : - Post et pré-comateux. Un corps sans âme ni raison. Mathilde, qui s'occupait de lui, va vous expliquer. Elle ouvre une porte de chambre au-dessus de laquelle une loupiote rouge est allumée, indiquant que l'infirmière de ce secteur se trouve dans la pièce. Fectivement, on découvre une belle grande brune, piquante, comme disaient nos parents (nos papas surtout). Elle fait le lit d'un gonzier déplumé, lequel se tient age­nouillé au centre de la chambre, face à un crucifix. Extatique, il balance au divin supplicié : des baisers, des signes de croix, des signes de cinq sens, des signes de Zorro, des signes du destin, des signes d'étang, des signes extérieurs de richesse, des signes de vie, des signes avant-coureurs, des signes de fatigue, des signes de ponctuation, des signes du Zodiaque, des signes de reprise économique, des signes que oui et des signes que non. - C'est un ancien curé, chuchote Charlotte ; sa femme l'a quitté et il nous fait une folie mystique. Puis elle claque des doigts afin de requérir l'attention de l'infirmière et lui fait signe de nous rejoindre. La môme, tu la verrais mieux avec une jupette de cuir et une cravache, les seins nus devant un hôtel de passes rapides de la rue Saint-Martin que loquée en infirmière. Ça doit provenir de la choucroute sommant sa tête. Y en a haut commak. Elle s'est peint les lèvres en violet et en forme de violette, et j'aurais grand tort de te passer sous silence ses faux cils de huit centimètres, aussi ne le ferai-je pas. Dans cette boîte, c'est dingue la manière dont la gent féminine est dessalée. A peine que t'arrives, elle te mesure le chibre, en lisant dans ton z'œil. Iridologues, ces fran­gines. Ne pensent, d'emblée, qu'à ton raminagrobis. La terrible œillade dont elle me transperce, madoué ! J'en ai la glotte qui fait du home-trainer. - Voui ? elle questionne d'une voix de gorge comme une qu aurait pas recraché après. - Ces messieurs sont de la police parisienne. Ils vien­nent pour au sujet de ce dont vous vous doutez, déclare la grosse Charlotte. Ils commencent par le pauvre Bonnus. Si vous voulez vous occuper d'eux... - D'accord, mais vous me finissez le chanoine, madame Charlotte ? J'ai refait son lit, mais je ne l'ai pas encore masturbé. La cheftaine soupire. - Bon, je m'en occupe. Et, à nous autres, explicative : - Ce vieux bougre n'est plus capable de s'opérer lui-même, et s'il n'éjacule pas avant de se mettre au lit, il passe une nuit blanche à brailler des cantiques... Elle entre dans la pièce pour ses fonctions manuelles. * * * - n logeait ici, Charly Bonnus. Près de la section trai­tements. Le matin, je le levais, lui faisais sa toilette et l'ins­tallais dans ce fauteuil roulant. L'après-midi, je le promenais dans le parc et le sortais de son siège pour le forcer à marcher afin d'éviter l'ankylose et faciliter sa cir­culation sanguine. - Pouvait-il se déplacer seul ? - n aurait pu, mais son cerveau ne pouvait commander à ses jambes. Quand on le tirait, il suivait. Vous comprenez ? - A quelle heure a-t-il disparu ? - Pendant la nuit. Au matin, son lit était vide. - Vous faites aussi la nuit ? Elle soupire. - Oui. Formule du docteur Rèche : la particularisation. Je m'occupe de quatre malades mais m'en occupe conti­nuellement. Un système de phonie relie, la nuit, leur chambre à la mienne. S'ils s'agitent, j'entends et je vais voir. Il n'avait aucune possibilité d'ouvrir sa porte depuis l'intérieur de sa chambre ? - Non. Et quand bien même il l'aurait eue, il ne s'en serait pas servi, dans l'état où il se trouvait... - Alors, votre hypothèse quand vous avez constaté son absence ? - Eh bien, il existe à la clinique un département de dépressifs, des gens qu'on ne peut qualifier de malades mentaux, mais dont on soigne la neurasthénie. Disons qu'ils se trouvent dans l'antichambre de la folie. La plupart guérissent à peu près, d'autres au contraire basculent du mauvais côté. Les chambres de ces gens-là sont des pièces normales, d'où ils peuvent entrer et sortir, car le côté carcé­ral aggraverait plutôt leur état mélancolique. - Et vous pensez que l'un d'eux serait venu chercher Charly Bonnus pendant la nuit et l'aurait emmené à l'exté­rieur ? - Cela me semble être l'explication la plus plausible. Malgré sa choucroute à la con, ses lèvres imprimées et ses cils extravagants, elle paraît pleine de jugeote, la Mathilde pétroleuse. - A mon avis, reprend-elle, ce serait plutôt l'initiative 36 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES d'une femme. Car il y a un détail qu'il est peut-être intéres­sant de signaler : Charly Bonnus était très beau garçon. Un blond aux yeux bleus, avec des traits réguliers. Vous avez vu des films de Jean Marais, lorsqu'il était jeune ? Un garçon dans ce genre... Pourquoi l'une des nos dépres­sives, tenaillée par la sexualité (son regard se met pleins phares) n'aurait-elle pas agi dans quelque état second ? Elle jette son dévolu sur Charly, va le chercher, ce qui est facile. L'emmène hors de la clinique, ce qui l'est égale­ment, le bricole, puis regagne sa chambre en l'abandonnant en pleine nature. Là, le pauvre petit gars se traîne au hasard. Il se noie dans une mare, ou bien il est tué par un jeune automobiliste qui, pris de panique, cache le cadavre. A moins qu'il n'ait été assassiné par celle qui l'aurait entraîné hors de la clinique ? - Vous pensez à des personnes précises ? - A trois ou quatre, oui, qui selon moi auraient pu avoir ce comportement. - Pourquoi, selon vous ? - Parce qu'elles donnent des signes de frénésie éro-tique à certains moments, comme vous et moi. Et la v'ià qui me file une bourrade canaille en allumant ses châsses. - Vous avez fait part de vos doutes à la police ? - Bien sûr. Mais ça n'a rien donné. Il faut dire qu'on ne peut interroger des malades comme on questionne les gens normaux. - Quelqu'un s'intéressait-il à Charly Bonnus ? - Vous voulez dire quelqu'un de l'extérieur ? - Oui? - A part sa famille, qui venait de moins en moins, quelques footballeurs de son ancienne équipe... Non, per­sonne. Il n'était pratiquement plus vivant, comprenez-vous ? Il ne lui restait que le corps. Et hélas un corps en parfait état. - Très bien ; je vous remercie. J'aimerais rencontrer à CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 37 présent celle de vos collègues qui s'occupait de la lessive Patemouille. - Oh, le fils Blumenstein ? Attendez, je vais vous conduire à Angèle. Elle me chope le bras. - Vous savez, me dit-elle, lui aussi était très beau garçon. CHAPITRE PRESQUE 2 Angèle, tu dirais un pékinois blond. Elle a même un petit ruban dans les cheveux, pour que l'impression soit complète. Et elle parle comme jappe un roquet, d'une petite voix saccadée, avec des espèces de gémissements entre les phrases. Son mignon derrière tiendrait dans la main d'un catcheur et ses loloches, pas plus gros qu'une calotte d'enfant de chœur, donnent à penser qu'elle est salingue. Te dire pourquoi m'est difficile. J'ai remarqué. Les nichemards sont révélateurs. Les pas gros, d'une cer­taine forme et d'une consistance plutôt molle, t'es certain qu'ils appartiennent à une enflammée du friquet. Elle ne dépare pas le cheptel de la clinique, Angèle. Doit se dérou­ler de ces partouzettes fougueuses, dans cette taule, qui lézarderaient les murs de chez Marne Claude. Le fils Blumenstein, David, elle est salement mortifiée par sa disparition. Car celle-ci lui incombe pleinement. Tant que le docteur Rèche, ce sombre fumier, lui a filé congé, à Angèle, histoire de sanctionner cette grave faute professionnelle. Il a mis les adjas, hier en fin de journée, pendant la promenade. Ce gusman connaissait des périodes de calme, biscotte le traitement énergique. Il chiquait les ramollis, David. On en profitait pour lui faire respirer l'air vivifiant du parc. Il existe, dans le fond, un ancien chenil grillagé, dans lequel on a installé des bancs. C'est là qu'on enferme les louftingues équivoques, ceux qu'ont de la sau­vagerie latente susceptible de se réveiller. Bon, elle y a conduit le David. Il était docile comme une ombre en plein soleil, le déplafonné. Le règlement exige que l'infirmière CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 39 chargée du malade reste à proximité et ne le perde pas de vue, pour si des fois son ralenti déconnerait. C'est là qu'elle a fauté, gentille Angèle. Pas entièrement de sa faute, d'ailleurs, mais d'une nouvelle infirmière qu'est gousse comme un champ d'ails et qui lui fait un rentre-dedans fantastique. Le gigot, c'est pas sa spécialité à Angèle, mais plutôt son violon d'Ingres. La Catherine (c'est le nom de la gourmande que je te cause), bouquinait dans la verdure, à proximité, car c'était son heure de pause (tout le personnel a droit à une mi-temps d'une plombe). La v'ià qu'aperçoit mon Angèle. Elle ferme fissa son bou­quin et s'annonce, le fion ondulatoire. Elle raconte ses lan­gueurs, la manière qu'elle te grume la cressonnière, en artiste. Une vraie passion. A force, mets-toi à la place d'Angèle, ça lui porte à l'épicentre, ces contes du Chat Perché nouveau style. D'autant que Catherine désigne sa couvrante qu'elle a amenée pour pas s'humidifier la zone sud, sur la mousse spongieuse du parc. Et poum ! Angèle, se décide. Elle largue son dingo et mes deux oiselles vont dans le sous-bois, jouer Histoire d'aulx. La science labiale de Catherine touche au génie. Paraît qu'elle te choucroune l'oculus à t'en faire cramer le clito. De la folie sensorielle, positivement. Si bien que pendant près d'une demi-heure, Angèle égosille son extase sous les frondaisons. Et l'autre lui récite les stances à Sophie dans le crougnouzoff, continue par quelques pouêmes, reprend avec une ode à la nature. Las, on ne fait pas d'odelette sans casser des œufs. Remise de ses émotions épiques, l'Angèle va mater son client. Miséricorde (à sauter), pas plus de David que de beurre dans la lessive de son illustre père. La cage est vide, porte béante. Affolée, elle bat le parc, aidée de Catherine. Rien ! Le fils Blumenstein a disparu à son tour. Alerte générale ! On dépêche les trois quarts et demi du personnel tout azimut, mais personne ne peut rapporter la moindre indication. David a disparu. Vous vous rendez compte ? 40 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Moi, oui, très bien, merci. - Pendant vos ébats amoureux, vous n'avez perçu aucun bruit ? je lui demande. Elle secoue son petit ruban rosé. - Les oiseaux dans les arbres, le froissement dans les arbres... - Pas de ronflement de bagnole à proximité ? - La route ne passe pas loin, des bruits d'auto, il y en a à tout moment. - J'aimerais voir l'endroit de la disparition. - Venez. Je. * * il: Un véritable enchantement, ce coin de parc. Complanté de chênes et de sapins. Ça sent la forêt mouillée. Les mon­tagnes environnantes se dressent au-dessus des frondaisons et on les discerne, parfois, à travers une échancrure des feuillages. - Voici le chenil... A cause des deux bancs de bois, il fait un peu prison. D'ailleurs, n'en est-ce point une, après tout ? J'examine la serrure. Banale. Très grosse. Pourvue d'une forte clé, inaccessible de l'intérieur vu l'étroitesse des mailles du grillage. - Vous aviez fermé à clé ? - J'en suis à peu près certaine. - Pas rigoureusement, cependant ? - Le docteur Rèche m'a tellement hurlé dans les oreilles que je suis une étourdie qu'il m'a flanqué des doutes. - Où se trouvait cette petite polissonne de Catherine ? - Là-bas... - Et où vous êtes-vous allongées ? - Venez... CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 41 Elle m'entraîne entre les fûts. Nous parcourons une cin­quantaine de mètres. L'ombre s'épaissit. Des touffes de fougères font écran. Elle me désigne un emplacement où la mousse est encore tassée par leurs ébats de la veille. La môme s'agenouille. - Une fois à cette hauteur, on n'aperçoit plus le chenil, dit-elle. Je m'accroupis, constate qu'en effet. Au moment de me relever, je fais un faux mouvement et chois contre la petite salope ambulante. Aussi sec, la gueuse se méprend sur mes intentions et me gloutonne d'autor le museau. Tu voudrais réagir contre cette agression, toi ? Grand mal te fasse. Moi, j' sais pas si tu es au courant, je m'appelle San-Antonio. Alors, la petite musaraigne a droit à ma séance forestière, modèle camping. Tout pour le pique-nique ! Une jouven­celle de ce petit gabarit, c'est un plaisir spécial. T'as l'im­pression d'embroquer un bibelot. La tringlette sur petit Sèvres. Bouillave dans le biscuit, mec ! Un vrai plaisir d'orfèvre, je te dis. Elle est souple, menue, baise-partout, un délice, que dis-je : un orgue (car elle fonctionne tellement vite que tu la crois pleine de trous). Elle s'emballe sur le moyeu. Cent fois sur le métier elle remet son ouvrage, cette dévergondée. Tu la crois devant toi ? Elle est déjà derrière. En haut ? Elle est en bas. De face ? La v'ià de profil. Me virevolte infemalement plein partout sur les muqueuses. Gobant ceci, étouffant cela, caressant l'une, goûtant l'autre, captant, rendant, déga­geant, insinuant, décapsulant, mettant, mitterrand, pom­pant, pognant, pogna. Glouhaou ! Miam ! Vouiiii ! Pan ! Tu l'as voulu, tu l'as eu. Bonsoir, chérie. Bonsoir, monsieur. Doucement, dans le soir qu'on voit, une cloche tinte. - Le dîner ! m'annonce Angèle en défroissant de la main sa blousette légère. Elle ajoute : - Peut-être retrouverez-vous David. Et si vous le retrouvez vivant, peut-être que Rèche me gardera ? ^ 42 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Je lui galoche le muflet. - Je le retrouverai, il vous gardera et votre vie sera tel­lement belle qu'on en fera un livre. Marrant, mais cette gentille passette éclair m'a rendu optimiste. * * * La maison de gardien, franchement, c'est pas pour dire, mais je la trouve moultement plus chouette que la clinique. Souvent, d'ailleurs, les annexes ont plus de gueule que les maisons de maître, lesquelles sont prétentiardes, pom­peuses et pleines de plumes dans le cul. Pour les larbins on a fait simple, donc on a bien fait. A colombages, avec un grand toit pentu aux tuiles rondes très foncées, elle est érigée au centre d'une clairière. Certes, elle dégage une gravité un peu triste, à cause des arbres qui l'entourent de trop près et de ses murs défraî­chis, mais elle a du caractère, comme on dit dans les agences immobilières. Le docteur nous accueille, écartant d'une bourrade la serveteuse espanche venue nous ouvrir ; une dame dodue comme une grasse matinée corse, avec des jolies mous­taches qui lui descendent jusqu'aux cuisses et des reflets moirés sur sa peau jaune, comme du mazout dans de l'eau croupie. - Les voilà ! il clame, le chef doc. Tout joyce, vivant, ronflant, trépidant. - Vous devez avoir faim, les voyages, ça creuse... Béru confirme qu'en effet. On est parachutés dans un salon qui ferait dégobiller le conservateur du musée de Cluny. C'est truffé de meubles mauresques, de tapis bon marché, de bibelots infâmes : éléphants sculptés dans des défenses d'éléphant, statuettes nègres taillées dans de l'ébène synthétique, peinture dégueulatoire représentant la reddition d'Abd El-Kader ou bien un charmeur de serpent CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 43 berbère. Tu vois le genre du palace ? Une petite dame bou­lotte, bigleuse, nantie d'une poitrine pareille à deux ballons de foot planqués sous son corsage, nous accueille. C'est la maîtresse de maison, Mme Rèche. Elle s'appelle Loia, ce qui est vachement joli, tu trouves pas ? Moi si. Aimable, potelée, accueillante, elle cause comme dans un spectacle pied-noir où qu'on fait exprès d'en rajouter. Présentations. Elle sert l'anisette. Une anisette blanche et grasse, dans des petits verres qui font bouder Béru. Elle m'affirme qu'elle se souvient parfaitement de moi. Courchevel, le bar de l'hôtel, mes ronflantes tenues d'après-ski, mes succès féminins... J'en suis flatté, la manière qu'elle rémine. Hélas, la réciproque n'existe pas. Ne m'a laissé aucun souvenir, la Loia. Le genre de boudin que t'aperçois même pas en société. Un coup de heurtoir... - Ah ! ce doit être Klapusky, exulte Franck Rèche. Vous avez entendu parler du professeur Klapusky, je sup­pose ? Le plus grand spécialiste européen pour la géronto­logie ? Pas le temps de lui répondre que la gérontologie n'est pas à la pointe de mes préoccupations. Déjà, le professeur est introduit. Tu dirais un saurien. Et pas un récent. Il arrive de la pré­histoire, ce gonzier. Glabre à outrance, rigoureusement chauve et imberbe, le front bombé, les tempes creusées, avec des veines bleues en guise de favoris, les oreilles décollées, les yeux proéminents, capuchonnés de paupières lourdes. Il porte son demi-siècle de très haut, car il est très grand. Son costume sport, à carreaux beiges et noirs, ne lui va pas. On l'imagine plutôt en noir, ce savant, car il est très borgnolisant. Présentations. Des louches distraites qui se pressent sans plaisir. Brrr, il a les mains froides, comme tous les reptiles, dirait mon Ponson. Il demande un verre d'eau, ayant la tête à ne consommer que ce corollaire des Établissements 44 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Ricard. Il a un accent centre-européen. Je note la dimen­sion excessive de ses pinceaux, car il a les jambes croisées et balance une godasse qui pourrait servir d'enseigne aux semelles Dunougat. Il se met à causer médecine avec notre hôte. Des trucs compliqués que tu ne peux pas piger si t'as pas au moins le prix Nobel de médecine. D'ailleurs, Rèche qui n'a pas le prix Nobel de médecine, n'y entrave que pouic, manifeste­ment. De temps à autre, il laisse tomber un mot savant qui m'a l'air d'une rondelle de cornichon sur un aspic de foie gras, juste pour faire joli, végétal. Tu vois le topo ? Et le savant paraît ici chez lui. La mère Rèche serait moins tartouze, j'imaginerais qu'il se la fait, entre deux gérontologeries. La manière qu'il se lève, brusquement, pour arpenter le salon, qu'il remet un tableau d'aplomb, empare un amuse-gueule sans demander la permission. Franck Rèche lui est soumis de bas en haut. Il a des obsé­quiosités de débiteur. Voire d'élève. Prestige du grand patron ? Il opine à chaque phrase de son invité. Fait des « parfaitement », des « c'est bien évident », des « mais bien entendu, monsieur ». Le respect, c'est dans le « mon­sieur » qu'il s'épanouit, que tu le décèles à l'œil nu. Un subordonné, écoute-le dire « monsieur » à son supérieur et tu mesureras son degré de soumission. Le tremblé du res­pect. Le susurré du dévouement total. La retenue de la fer­veur. Tu devines que ça s'accompagne, quelque part, de sécrétions. Y a de l'humidité dans le calbouze, obligatoire­ment. Tu ne peux pas proférer ton « monsieur » avec cette dose d'extase-qui-ne-veut-pas-ressembler-à-de-1'extase si tu ne mouilles pas en même temps. C'est suintant. Nous passons à table. Le professeur daigne enfin s'aper­cevoir de mon existence. Jusque-là, sa poignée de main accordée, il nous avait oubliés, le trio d'élite. Radié com­plet de son espace vital. Rejeté de sa zone d'influence. Et puis, brusquement, au moment que la bonne andalouse s'annonce avec les asperges, il me se rappelle. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 45 - Ainsi, vous êtes détectives, messieurs ? - Nous nous efforçons, en effet, de justifier cette raison sociale, monsieur le professeur. - Policiers démissionnaires, je suppose ? Car .vous n'avez pas l'âge de la retraite. - Vous supposez bien, dis-je en plaçant quatre asperges noueuses en travers de mon assiette. Rèche intervient : - La réputation du commissaire San-Antonio... Mais Klapusky n'a pas besoin de cette caution. Mon regard lui suffit. C'est un psychologue. Il sait à qui il a affaire et les salades sont superflues. Moi, à me bigler, il se convainc de ma valeur, si tu me permets. Il le voit en direct que je ne suis pas un zozo-mazette. Mon énergie, ma vaste intelligence, mon esprit, mon sens aigu de ceci-cela lui sau­tent aux châsses comme la femme d'un académicien sur un paf en ordre de marche. - Vous êtes-vous formé une idée au sujet de ces dispa­ritions ? - Très vaguement. - On peut savoir ? - Eh bien, il est évident que ces deux garçons ont été enlevés. - Dans quel but ? - Là est la question, puisque aucune rançon n'a encore été réclamée. Peut-être est-ce l'œuvre d'un maniaque ? - Quelqu'un de la clinique ? - Probablement. - Et ce quelqu'un en aurait fait quoi ? - Des morts, je suppose. Franck Rèche s'arrête de sucer son asperge en cœur de noyer (la mère Rèche, c'est pas le cordon-bleu du siècle, je t'annonce). - Oh ! Seigneur ! Ne parlez pas de malheur. Le foot­balleur, bon, soit, à la rigueur. Mais le petit Blumenstein, 46 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES dites, il n'en est pas question. Mort ! Avec des parents aussi riches ! Vous plaisantez, San-Antonio. Je branle mon ravissant chef de mâle en plein épanouis­sement. Chique le dubitatif... Bérurier en profite pour roter, mais comme il a du savoir-vivre, il cherche et trouve une rime valable à son incongruité en faisant : - Ah ! Ah ! Ah ! comme ça jusqu'à plus souffle. On le regarde, pensant qu'il va prendre la parole, ce que comprenant, il la prend : - Si vous permettrez que j'm'autorise, attaque le Dodu, j'ai mon aversion de la chose à dire, moi. Il biche un morceau de pain dont il toilette son assiette pour éponger la vinaigrette qui y subsiste. Il se cloque le tout dans l'émetteur à conneries, manière de faciliter son élocution. La sauce dégouline à ses commissures, il la torchonne d'un élégant revers de manche. - Moyez-vous, msieudame, personnellement en ce qui me concerne, j'crois pas que ces disparitions soyent duses à un fou. Mon avis intime et privé c'est que ce bordel à cul de merde, si maâme veut bien me permettre c't'espression familière, a t'été manigancé par une bande organisée. Un dingue d'ici, soyons justes et causons net, il avait pas les moilliens d'escamoter deux lavedus incapabes de lever l'p'tit doigt sans qu'on leur tinsse la main. Y aurait z'eu des traces. Là, au contraire, c'est du labeur sans bavures. Pas la moindre giclette. Nos petits siphonnés s'sont voilà-stylisés comme des pets, si maâme veut bien escuser la for­mule. Donc, y avait du matériel conséquent pour les transbahuter aut' part, non ? Je veux bien me mord' les couilles, si maâme a rien contre, dans le cas où vos fêlés de la coiffe s'seraient taillés à pincebroque. Alors, moi, Béru, qu'est un poulet espérimenté, je vous dis que tout ça a été prémédité, combiné, exécutionné avec soin. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 47 D lève les deux mains pour endiguer les objections pré­visibles. - Bougez pas, j'vous vois rappliquer, avec vos airs cons et vot' vue basse, vous allez m'dire : « Mais pourquoi t'est-ce on kidnapingerait des mecs sans réclamer de rançon ? » Eh bien, sitôt qu'on se s'ra cogné le rôti de veau qu' arrive là, et qui m' paraît un poil trop cuit, si ça serait pas de vous désobliger, p'tite maâme, j'vous déballerai ma théorie. On le presse d'accoucher immédiatement, mais le Graves reste intraitable. Il a les crocs et ne saurait parler en étant sous-nourri. La prestation des asperges n'a rien endi­gué de la faiblesse qui le terrasse car une alimentation végétale lui convient mal. Il est foncièrement camivore, au point qu'un repas lui paraît nul et non avenu si l'on n'y propose pas deux viandes. La maîtresse de maison qui n'en a prévu qu'une balbutie des excuses. Mais le Gravos qui a su devenu" en quelques phrases le pôle attractif de la tablée, la rassure : - Faites-en vous pas, chère maâme, après le rôti, j'irai si vous le permettriez, rôdailler dans vot' frigo et c'est bien le diable que j'y déniche pas un reste quéconque de blan­quette ou de lapin. Là-dessus, fort de son prestige tout neuf, il accapare quatre tranches de rôti, les ensevelit sous une chiassée de moutarde extra-forte, fait basculer la moitié du gratin dau­phinois sur ces préparatifs et attaque le tout à l'arme blanche, avec un bruit de locomotive du siècle dernier accomplissant son parcours d'adieu. Sa véhémence a troublé l'auditoire. Franck Rèche, sou­cieux, exécute une hélice avec son couteau. - Une bande organisée, balbutie le directeur de cette magnifique clinique, mais pourquoi s'en prendrait-elle à moi ? - ...é...oui...ire ! répond Alexandre-Benoît en masti­quant goulûment les mets qui débordent sur la nappe. 48 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES II boit sec pour faire passer. De grandes rasades de gre­nadier qu'il renouvelle lui-même, sans la moindre ver­gogne. Pinaud somnole, harassé. Le professeur mange mécani­quement, en maniant son couvert comme s'il s'agissait d'instruments chirurgicaux. Y a que la mère Rèche qui n'est pas dans le coup. Connasse à faire chialer une brique creuse, la dadame. Elle nous cause de son rôti, donc de son boucher qu'habite Annemasse, pas loin de la poste, et qui débite la meilleure bidoche de Haute-Savoie. Paraît qu'il fait des pâtés en croûte, le dimanche, avec de la pistache dedans et du foie gras. Une merveille. Tout ça, compte tenu des circonstances, est passionnant. Béru, d'une gueulée ultime, vient d'emboer (de boa) ses victuailles. Il regarde le plat vide d'un œil désabusé. - Bon, comme promis, j'vais faire un viron à vot' cuis-tance, p'tite maâme, annonce-t-il en se levant. Il sort, tenant son assiette toute maculée sous son bras, comme un noctambule de Feydeau son chapeau-claque. Moi, tu sais quoi ? Depuis un moment, je ressens une espèce de mal-être. Cela me vient du prof. C'est un person­nage incommodant. De ces mecs qui t'empêchent de respi­rer normalement parce qu'ils ont une façon désagréable de te pomper l'air. - Vous habitez la région, monsieur le professeur ? je demande, histoire de vaincre mon malaise. - Genève. - Vous exercez dans un hôpital ? n a un sourire crispé de corbeau venant de lâcher son fromage au renard, et sachant pertinemment que celui-ci va être drôlement bité puisqu'il est camivore. C'est Franck Rèche qui s'empresse de répondre : - Il y a beau temps que le professeur fait des recherches dans son propre laboratoire. Un grand rire de donzelle lutinée nous arrive de la CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 49 cuisine. Il se répète. On perçoit des sortes de supplications. Puis l'organe magnifiquement timbré de Béru retentit : - En quoi t'est-ce ça t'empêche de tourner ta sauce de salade, dis. Ramona ? J'te demande simplement de te pen­cher un peu plus en avant... Bruit de vaisselle. Cris. - Ah, d' Dieu de bon Dieu, t'as un cracougnoff kif-kif le tunnel de Saint-Cloud, la mère ! Comment c'est qu' tu peut-il être espagnole av'c un dargif pareil ! Attends qu' j' m'oriente, ma gosse ! Là... Dis, y sont pareillement chi-brés hercule, tes Espagos ! Ben, remue un chouïe, c'est pas défendu. On est en France, ici. Bouge tes noix, vérole, que sinon j'ai le sentiment d'embroquer une motte de beurre pas frais. Mince, elle est inerte comme un ministère, cette pécore. Remue, nom d'Dieu ! Tourne ta salade, au moins, que ça fasse un peu d'mouv'ment ! Mais t'as donc jamais lonché, dis, Carmen ? J'en ai classe de faire à la fois l'bourrin et l'cavalier ! Je calcerais ta photo, c'serait pas plus pire ! Tu m'feras jamais croire qu' t'as z'eu des toréa­dors dans tes ancêtres. Oh, merde, je t'iargue les amarres, tiens donc ! Je préfère mieux m'rabattre sur l'frigo. T'es des Canaries, técolle ! T'as jamais fait l'amour qu'avec des bananes ! A ton âge, bouillaver de la sorte, t'as pas de quoi et' fière. Dire que les gus de chez nous s'imaginent que les Espagotes c'est de la braise ! Comme quoi faut s' méfier des idées toutes faites. La bonne en tendeur, salut ! A présent c'est le réfrigérateur que nous l'entendons fourgonner en marmottant (comme on dit à l'hôpital du même nom). - Il est pour le moins pittoresque, votre... collabora­teur, note le professeur. - Très. Par contre il est encore plus efficace que pitto­resque. Ce butor est un génie policier. La Gonfle revient, la braguette non refermée, tenant triomphalement un reste de choucroute. - Dites, c'est pas Bizerte vot' frigo, déclare-t-il ; vous d'vriez y faire une petite plongée de temps z'à autre : la bonne y laisse quimper des trucs qu'on n'oserait même pas faire becter à un curé. Enfin, cette choucroute m'a encore l'air d'être en état de marche... Il bouffe. Bouffe. Bouffe. On le regarde. Pourquoi, malgré ses outrances extrava­gantes, détient-il soudain cette espèce de pouvoir fascina-teur sur notre petit auditoire ? Un mystère de plus. Mais qui va être rapidement élucidé. Ayant englouti la choucroute, Bérurier refoule son assiette vide, libère des bruits gazéifiés et croise ses bras musclés sur la table. - Via qui va mieux, annonce-t-il, en attendant la salade, les fromages, le dessert, le café, le pousse-café et le Champagne ; je vas vous porter à la connaissance les faits suivants. « Pendant que mon vénérable patron, le commissaire Santantonio, ici présent, se payait une virée forestière av'c une greluse de la taule, charmant sujet dont je dois dire, bien que pour ma part personnellement, et, sauf le respecte que je dois à Maâme, je soye davantage mieux porté sur de la personne équipée sérieux, question cul et loloches, pen­dant, donc, qu'y lui f'sait le coup du ramoneur fantôme sous les vertes frondations des arbres, je m'ai inquiété d'un détail qui pouvait comporter de l'importance. Que j' vous l'esprime : au moment de la première disparition, y aurait-il eu des gens nouvellement engagés dans c't'usine à louf-tingues ? La rombière qui dirige le personnel m'a renseigné qu'un type a été pris comme homme de peine l'avant-veille et qu'il a moulé son emploi trois jours plus tard, sous pré-tesque que ça n'fsait pas son blaud. Pointe à la ligne. Ensuite, je demande si qu'aurait pas de nouvelles recrudes­cences avant que Patemouille fils volatilise. On m' répond qu'oui. Une dénommée Catherine Mancini s'est pointée, en qualité d'infirmière, v'ià trois jours. J'ai réclamé à la voir, cette péteuse, mais manque de bol, elle a demandé son aprème pour aller chercher le restant de son matériel. Un qui sursaute, je te prie de croire que c'est le fils vénéré de Félicie. Catherine ! N'est-ce point cette gougnace qui a levé la petite Angèle, tandis que Patemouille-hoir dis­paraissait ? Oh, mais voilà qui devient passionnément pas­sionnant. Brave Béru ! Chevalier Ajax de la Rousse ! Corps (obèse) d'élite ! Vivassimo Bérurier ! Lors, le docteur Rèche prend la parole. Jamais il n'a autant eu l'accent black-foot qu'à cet instant de surexci­tation. - Mon cher monsieur, il attaque, les éléments dont vous me faites part sont sans doute intéressants, mais en ce qui concerne Mlle Mancini, je préfère vous dire que vous vous fourvoyez, car c'est une personne au-dessus de tout soupçon, extrêmement compétente, et qui m'a été recom­mandée par le professeur Klapusky en personne, n'est-ce pas, monsieur le professeur ? L'autre est immobile derrière ses paupières comme un lézard sur un mur de pierres. - Exact, dit-il. J'ai eu Catherine sous mes ordres pen­dant huit ans à Zurich lorsque je dirigeais le Zobnhoff-hôpital. C'est une fille de premier ordre. Elle m'a écrit récemment pour me dire qu'elle souhaitait venir travailler en Suisse romande. Comme je m'intéresse beaucoup à cet établissement, j'ai demandé à Rèche de la prendre. La Haute-Savoie, c'est la banlieue de Genève après tout. Il rit, boit une gorgée de bordeaux et se met à parler d'autre chose. Seulement, méziguemuche, je file en gam-berge que tu ne peux pas estimer comme. Des tripotées d'horizons flamboyants s'ouvrent devant ma vue en couches superposées. Au café, je secoue mister Pinaud, manière de l'arracher à sa léthargie. - Arrête de dormir debout, hé, vieux cierge rance, et fais ce que je te dis... 52 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES II s'émiette les stores pour me prouver qu'il est tout ouïe. - Je t'écoute, mon cher. - Tu vas prendre congé avant tout le monde. En sor­tant, repère la bagnole du professeur. Procure-t'en une et, quand il partira d'ici, suis-le. Son clape remue à vide, comme quand la chaîne de ton vélo vient de sauter et que tu pédales dans les nuages. - Mais où ? Mais comment ? Mais à cette heure ?... - Pour la bagnole ? Y en a plein le parking de la cli­nique, choisis ! Il en frissonne de terreur. Lui, piquer une tire ! Pinaud le doux, le feutré. Le velouté Pinuche. L'Ineffable de la fon­taine ! Mon regard impitoyable a raison de ses affres. Il boit un tiers de sa tasse de caoua, en renverse un tiers sur sa cra­vate, plus un troisième tiers sur le tapis nordaf des Rèche ; et il en renverserait un quatrième tiers dans l'échancrure de sa braguette si la tasse avait été suffisamment grande pour contenir quatre tiers, seulement c'est une toute petite tasse comme ils utilisaient là-bas et dans laquelle il y a plus de marc que de jus. Bon, voilà ce que j'avais à te dire à ce propos, et c'est déjà pas si mal, non ? Ayant bu et renversé, s'étant excusé, la Vieillasse prend congé de la maîtresse de maison (lequel n'a pas assisté au dîner, car il a été empêché, mais il a dû envoyer des fleurs ou une couronne). La converse languit. J'essaie de l'animer, afin de donner le temps à Pépère d'accomplir sa mission. Je tiens à ce que ce soit lui qui usine car il est le champion de la filature, Pinaud Auguste. Que ce soit à pied, à cheval ou en voiture, il sait suivre le mec le plus méfiant sans se faire remarquer. C'est la grisaille personnifiée. Le vide agissant. Il est trans­parent. Pour remarquer Pinuche, dans une rue, il convien­drait préalablement de le peindre au minium. Mme Rèche, cet amour de débile, raconte une recette de couscous à Béru, au grand effroi de ses coussins, car le CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 53 Gros en salive. Les deux toubibs causent un moment de la clinique, et enfin Klapusky s'emporte coucher après un compliment à la taulière sur l'excellence de son repas pour banquet britannique. Lorsque Franck Rèche revient de l'accompagner, il se laisse tomber les bras et les jambes en croix de Saint-André (la plus confortable) sur le canapé. - Ouf, soupire-t-il, quelle idée a eue ce vieux crabe de se faire inviter au dernier moment. - Vous avez des intérêts communs ? demande-je inno­cemment. - Eh bien, il a des parts importantes dans ma clinique, oui. Cela dit, ça n'est pas un actionnaire emmerdant. - Je croyais que les savants étaient pauvres ? - Beaucoup le sont, en effet, mais pas Klapusky. Il est l'inventeur de la quinquagérile-foutrailleuse, ce produit à base de glandes ovipares qui régénère l'organisme à la ménopause. Cette babiole lui rapporte des royalties fabu­leuses car elle est exploitée dans le monde entier. - Et vous l'avez connu comment ? - J'ai fait un stage autrefois dans son service de Zurich. Lorsque j'ai été viré d'Afrique du Nord, je l'ai ren­contré dans un restaurant de Genève ; nous avons parié de la situation, de la mienne en particulier, et c'est lui qui m'a mis le pied à l'étrier pour ici... Il bâille. Maintenant, Bérurier a pris le relais de Pinuche et ronfle comme en direct du Mans pendant les essais. Le moment est venu de clore cette première journée. Ce que je fais on ne peut plus volontiers. CHAPITRE TOUT À FAIT 2 (ENFIN !) On porte à ma frappe. Je les yeux l'ouvre. Soutête ma lève de l'oreiller. Qu'est-ce que je raconte ? Mande pardon, la coterie, mais j'ai du mal à me réveiller. Où suis-je ? Ah ! moui : chez les dinguches. Fait-il soleil ? Regard vers la fenêtre : il le fait ! Chouettos ! Toujours ça de pris en pas­sant. Se chauffer les osselets, c'est la préoccupation majeure des bipèdes penchants que nous sommes. - Entrez ! On peut pas : j'ai bouclavé. Je me lève, en pyjama de soie à la russe, boutonnage sur l'épaule. Ouvre ! C'est une gonzesse sans signifiance. Mal coiffée, mal foutue, des boutons rosés, couronnés de blanc, plein la gueule, avec, entre, pour parachever, des multichiées de points noirs. Si t'embrasses ce machin, dans un moment d'inattention, recta tu vas au refil. - Qu'est-ce qu'il y a pour votre service, ma ravis­sante ? Elle considère les poils de ma poitrine, comme si elle était vache et que ce soit du foin dans un râtelier. Puis son regard me descend au niveau de mon triboulet à perfor­mances conjuguées. Elle l'évalue à travers l'étoffé de mon pyje et un sourire rêveur met de la grâce sur sa tarte aux myrtilles. - On vous demande au téléphone. J'enfile prestement ma robe de chambre (de préférence à la jeune messagère dont le berlingot m'a l'air solidement arrimé, à moins qu'un manœuvre portugais ivre mort la croise, par une nuit sans lune, dans une ruelle déserte) et je CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 55 la suis au bout du couloir, jusqu'à une pièce marquée Bureau des infirmières. Dans ce local fonctionnel, une personne blonde classe des fiches dans une boîte apte à héberger un godemiché pour sœur supérieure. Un combiné téléphonique trop mûr gît sur le bureau, comme un fruit au pied de son arbre. Je m'en saisis et assure la personne en ligne que je suis en mesure de l'écouter pour peu qu'elle veuille bien me parler. La voix qui se précipite dans mon conduit auditif, en dérapage contrôlé, filerait la colique à une meute de bas-rouges en train de faire un brin de conduite à une chienne en chaleur. Elle est comme le tonnerre dans la montagne. Rocailleuse, puissante, ample, avec des chutes de pierres après chaque mot. - C'est vous le dénommé San-Antonio, ex-commis­saire ? - C'est extrêmement moi, en effet, chère madame. Le mugissant hurle : - Ici ce n'est pas une dame mais l'adjudant Pautouflet de la gendarmerie nationale. - Veuillez excuser ma confusion, brigadier, elle est la conséquence de votre voix efféminée. De quoi s'agit-il ? - Efféminée ! tonitrue l'auroch enrhumé, que tu croi­rais entendre jouer du cor des Alpes dans les prairies ober-landes. Efféminé, moi ! - Vous, je ne puis le prétendre, n'ayant pas le bonheur de vous connaître, mais votre voix veloutée n'est pas sans évoquer les accents d'une jeune fille timide récitant du Verlaine au bord d'une source. Un silence d'homme terrassé. Puis la voix reprend : - En somme, vous vous foutez de ma gueule ? - Voyons, monsieur le sous-brigadier, pourquoi moquerais-je un homme appartenant à un corps d'élite ? 56 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Décidément, je me suis réveillé déconneur, ce mominge. Guilleret, quoi. L'autre respire fort, et par le nez, comme tous les hommes qui sentent des aisselles. - Je suis adjudant, déclare-t-il d'un ton fatigué. - N'en concevez aucune amertume, brigadier, ce sont des choses qui arrivent. En quoi puis-je vous être inutile ? H aboie, féroce : - César Pinaud, vous connaissez ? Du coup je n'ai plus envie de plaisanter. Mon fondement se fripe et mon cœur rétrograde en seconde sans passer par la troisième. - Plus que parfaitement ; c'est l'un de mes collabora­teurs parmi les plus précieux. En quoi vous conceme-t-il ? - Il me concerne en ce qu'il a eu cette nuit un accident au volant d'une voiture volée, répond le fracassant adju­dant. La tuile. - Grave ? articule-je avec peine. - Pour l'automobile et la maison d'un cantonnier, ça oui. Quant à lui, il est pas mal contusionné. Et je ne parle pas de la personne qui l'accompagnait, vu qu'elle est morte ! Du coup, l'univers me chavire. J'essaie de récupérer un peu d'oxygène de quoi dire deux trois mots. - J'arrive, où êtes-vous ? - Où voulez-vous que soit un adjudant de gendarme­rie, sinon à la gendarmerie ! Cette fois, c'est lui qui prend l'avantage. M'ayant cueilli à froid, il en profite. - Et vous aurez remarqué, continue-t-il, que les gen­darmeries sont signalées généreusement par des panneaux aux lettres blanches sur fond bleu. La mienne se trouve à la sortie de Savorgnaz en allant sur la Suisse, à droite. Il raccroche. La blonde classeuse me contemple en caressant les CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 57 flancs de sa boîte comme s'il s'agissait d'un sexe de démé­nageur. - Des ennuis ? me demande-t-elle d'un ton prêt à me les faire oublier. - Pas exactement, mais ça y ressemble. Je dépose le combiné sur sa fourche. * * * Bérurier en écrase, le prose à l'air, la tronche sous son oreiller. Ses ronflements partent de là-dessous comme les appels d'une équipe de spéléologues bloqués par les eaux d'infiltration. A son côté, Charlotte, la cheftaine, nue égale­ment. Elle a des loloches impressionnants comme des poti­rons. Elle tient en dormant le sexe béruréen dans sa dextre, comme si, du fond de l'inconscience, elle redoutait que le Gros se fasse la malle avant de lui avoir casqué sa dernière échéance d'extase. - Debout, là-dedans ! hurle-je. Les deux fauves s'agitent, grognent, pataudent dans des langueurs épaisses. La daronne ouvre un châsse. Bérurier agite l'oreiller avec ses oreilles (un « oreiller », c'est nor­mal, non ?). En moins de cinq minutes, ce couple d'une nuit s'arrache aux louches enchantements terrasseurs de l'après-amour. Charlotte se fourgonne la toison en bâillant. Le majes­tueux se lève sans y croire. Il a le regard en bandoulière et titube jusqu'au lavabo dissimulé par un paravent. Il bute dans icelui et le paravent choit. Sa Majesté s'en fout et lice-broque dans le lavabo. Le jet dru, éclabousseur, paraît inta­rissable. L'émission est scandée par des pets d'une régularité hallucinante que mon compagnon libère à inter­valles de quatre secondes (ces détails à l'intention des fins esprits qui me dénigrent en me prétendant scatologue, alors que je suis tout bêtement béruriste). Le gros se retourne, balançant son goupillon à grandes 58 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES volées, comme un employé des wagons-restaurants appe­lant pour le premier service, afin d'en exprimer les ultimes gouttes. - QuTheurétil ? demande-t-il. Je m'aperçois que la question ne m'est point encore venue. C'est Charlotte qui fournit la réponse, car, en femme pudique qui n'aime pas se dévêtir entièrement, elle a conservé sa montre à son poignet. - Sept-heures moins dix, annonce la commère. Il va falloir qu'on se dépêche, gros loup, car je prends mon ser­vice à la demie. Je vous propose, puisque nous sommes pressés, de faire tout simplement le « taureau en folie »... J'apporte la déception dans ce sanctuaire de l'amour fou. - Mes amis, les ébats seront pour plus tard. Alexandre-Benoît et moi-même devons partir immédiatement. Rendez-vous dans cinq minutes. Gros. - Du grabuge ? s'inquiète l'Informe qui sait interpréter les ombres de mon visage, comme d'autres les taches d'encre. - De premier choix. Sans en dire davantage, je retourne dans ma chambre pour m'y raser rapidement et me vêtir. Mais les sons qui m'arrivent de la piaule voisine, m'indiquent que l'ogresse a eu gain de cause et que Sa Majesté cède au coup qui est dû. * * * Eh ben, je vais t'en annoncer une bien bonne : l'adju­dant Pautouflet ne ressemble pas du tout à sa voix. C'est un grand gaillard sympathique, à tête de baroudeur, au regard loyal et à la moustache ambitieuse. Il me regarde entrer d'un air à la fois prudent et inté­ressé. Ma physionomie doit lui plaire car il oublie mes tur­pitudes téléphoniques pour me tendre un grande paluche solide. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 59 - On m'avait dit que vous étiez un plaisantin, heureu­sement, déclare-t-il. Et il rit. Sa voix bourrasqueuse constitue une sorte d'infirmité. Quand il fait la cour à sa bergère, celle-ci doit se farcir les baffles aux boules Quiès pour supporter la décharge de décibels. P't'être que ça lui provient de sa cage thoracique, à moins que ce ne soit son larynx, non ? Qu'est-ce que t'en penses, l'artiste ? Tu dis que tu t'en fous ? Et moi donc, alors ! Je te causais de ça par excès de franchise, mais si tu savais l'a quel point je m'en tamponne ! - Puis-je connaître les circonstances de... heu... cet accident, mon adjudant ? - Tiens, remarque Pautouflet, vous ne me rétrogradez plus? Il rit comme quand les trompettes sonnaient la charge à Waterloo. - Au cours de la nuit, nous avons été appelés à propos d'un accident de la circulation. Une voiture avait raté un virage et percuté une maison de cantonnier. L'un des occu­pants était mort sur le coup, l'autre blessé. Nous sommes arrivés sur les lieux. Effectivement, la femme ne respirait plus, quant au conducteur, il souffrait d'un traumatisme crânien. - La femme ! m'exclamé-je. - Oui, la femme, une dénommée... D lorgne un feuillet posé sur son burlingue. - ... Catherine Mancini, profession, infirmière... On s'entre-examine, Béru et moi. Y a des contes de Noël plus glandus que cette histoire, je sais bien, mais ils sont en minorité. - C'est la gonzesse de la clinique, dit le Mastoche. - Quelle... gonzesse ? feule l'adjudant. Mais on ne lui répond pas. - Où se trouve Pinaud ? - Aux urgences, à l'hôpital d'Annemasse. 60 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Dans quel état ? - Sonné, mais ses jours ne sont pas en danger, d'ailleurs il peut parler ; c'est lui qui nous a décliné son identité car il ne possédait pas de papiers sur lui. Pinuche sans papiers, voilà qui est bizarre. Un précau­tionneux, Pépère. Poussant la prudence jusqu'à clore la poche où il range son larfeuille à l'aide d'une épingle de sûreté (un flic, tu penses !). - Au début, il avait perdu connaissance. Nous nous sommes basés sur le numéro minéralogique de l'automo­bile pour établir son identité, c'est ce qui nous a permis de découvrir qu'il s'agissait d'une voiture volée. Le proprié­taire est un électricien de Thonon-les-Bains qui fait actuel­lement des travaux à la clinique du docteur Rèche. Hier, il a laissé son cabriolet Fiât au parking de la clinique car il est rentré chez lui avec la fourgonnette de son entreprise, ayant du matériel à transporter. Il a déposé plainte pour vol, bien entendu. Son véhicule est foutu. - Y a-t-il eu des témoins de l'accident ? - Non. - Qui vous a alerté ? - Un routier qui passait par là peu de temps après qu'il se soit produit. - Il faut absolument que je voie Pinaud. Là, l'adjudant se ferme. - Je crains que ça ne soit pas possible, cher monsieur. Il se trouve en état d'arrestation et il est gardé à vue par un de mes hommes en attendant son incarcération. - Écoutez, Pautouflet, nous travaillons pour la même maison, pratiquement. - Ce n'est pas mon avis. Car vous avez quitté la police, n'est-ce pas ? Le moyen de lui dire que la Paris Détective Agency n'est qu'une façade ? Une branche occulte de la maison mère ? N'ai-je pas fait solennellement au Vieux le serment ne jamais révéler la collusion entre nos deux crémeries ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 61 - Eu égard à mon passé dans les rangs de... - N'insistez pas. Ce Pinaud a dérobé une voiture et il a tué quelqu'un en le pilotant. Il ne m'appartient pas de vous autoriser à le voir. Un coup de genou du Mammouth. Je le regarde. Il me cligne de l'œil pour me déconseiller d'insister. Dans les cas difficiles, il est toujours bon de faire appel à lui. Sa jugeote paysanne a du bon. Dès lors, comprenant qu'une judicieuse idée s'est four­voyée dans la jungle de son cerveau, je prends congé de l'adjudant assez fraîchement, manière de lui marquer com­bien je réprouve son manque d'esprit coopératif, comme on dit dans les offices de management et autres. Une fois dehors, le Graves murmure : - C't'un buté, tu l'aurais jamais fait tourner cosaque. Moi, j'y vais voir le Pinuche. - Et tu espères qu'on te laissera approcher son chevet ? - Dis, on vend encore des blouses blanches dans les merceries, non ? Et des brocs à injonction dans les pharma­cies. Je te vas me pointer dans sa tume, loque en infirmier sous prétesque d'y filer un lavement dans l'oigne. Je demanderai au pandore de garde de se retirer un moment. Mon ton autoritaire lui permettra pas de refuser, et j'aurais toute longitude pour questionner la Vieillasse sur le quoi t'est-ce qu'il s'est passé. Toi, pendant ce temps, tu pourrais p't'être tuber au Dabe qu'il usasse de son autorité pour que les gendarmes d'ici s'écrasent, non ? Je me penche sur lui et chuchote : - Du temps que tu y es, Béru, ôte-moi d'un doute : de nous deux, qui est le chef ? Toi, ou moi ? ; II hausse ses montagnesques épaules. 62 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - On se complète, assure-t-il, toi t'as le pouvoir et moi l'intelligence. C'est comme ça qu'on fait les bonnes équipes. C'est un café comme les ultimes se meurent. Une façade en bois vermoulu. Un bout de terrasse cernée par des fusains en caisse dépeinte. Du papier peint décoloré sur les murs. Des tables de bois cirées par l'usage prolongé. Une odeur de vinasse et de sciure mouillée. Et puis un patron en tricot déchiré, blanc de paresse et pas rasé, qui lit le Dauphiné Libéré derrière un rade de cuivre. Autour de moi, y a de gentils Savoyards qui causent avec leur bel accent où le suffixe « in » remplace la prépo­sition « en ». C'est jour de marché. Le vin blanc coule à flots. Des bérets basques assurent la jonction Alpes-Pyrénées. Des casquettes paysannes qu'on ne quitte que lorsqu'on vient d'en acheter une autre, masquent de leur visière brillante d'usure des regards enfoncés, pleins d'une gentillesse malicieuse. La belle France rurale, qui sent le chou, la vache et la luzerne... Je ferme les yeux pour mieux m'ouvrir à ce ronron roulant. La vie qui passe, qu'on renifle au passage, qu'on reconnaît, qu'on aime, qu'on voudrait fixer, mais qui passe... Et puis le monstre monde imbécile s'étend de nouveau par-dessus cet instant de félicité. Je voudrais tuer l'hydre. Mon sang bouillonne. Qu'y faire ? 0 ma fureur : je t'embrasse sur la bouche ! Tiens, l'obscurité se fait. Non ! C'est Bérurier qui, de retour, se tient dans l'encadrement de la porte pour me chercher du regard. Et son regard me trouve. Il avance, content, ricaneur, gras. S'abat sur une chaise de paille dont la plainte se perd dans le brouhaha du café. - Alors, c'a été avec le gendarme ? demande-je vive­ment. Il rigole. - J' sus tombé sur un mec qu' était pas très intelligent, mais qui, par contre était très con, assure-t-il. Le taulier a moulé la régionale du Dauphiné et s'ap- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 63 proche, l'œil aussi atone que le nombril qu'on aperçoit par les deux boutons manquants de sa limouille. - Pour m'sieur ? il demande. - Vous avez du Crépy ? s'inquiète le Phénoménal. Acquiescement teinté de respect du troquetier. • - Alors trois bouteilles, décrète le Gros. L'autre qui déjà accomplissait un demi-tour à gauche, gauche... stoppe. - Pourquoi trois ? il fait. - Parce que j'ai très soif, répond mon ami. - Vous attendez du monde ? - Si j'attendrais du monde, c'est pas trois boutanches que je vous commanderais, m'sieur l'Haut-Savoilliard, riposte l'Infâme, vexé. Médusé, le blafard au tricot en cours de détricotisation soulève une trappe percée au beau milieu du bistrot, juste devant son rade, et entreprend de descendre à sa cave. Je lorgne le trou béant, brutalement proposé aux gens valides, en me demandant la somme qu'on me verserait si je perce­vais cent balles par jambe cassée. - C'a été comme sur Déroulède, murmure Alexandre-Benoît, vexé de n'être point harcelé de questions. Quej' te rassure : la Pine se porte comme un prince charmant, si t'expectores un œil au beurre noir, la lèvre fendue, six points de soudure au front, un déboîtement de la canicule gauche et une fluctuation du genou. Toujours est-ce qu'il m'a raconté tout le bigntz. Croye-moi ou vas te faire emmancher, mais c'est du pas banal. T'ouvres grand tes mélangeurs à ondes courtes ? Bien. Hier soir, donc, suivant selon tes instructions, la Banane est allée secouer une guindé au parkinge de la clinique. Y s'est offert un mignon cabriolet, l'vieux voyou. T'imagines César jouant les play-boys scouts ? De quoi se la rouler dans du sucre pour s'en faire une sucette, non ? Brèfle, il a attendu la décarrade du savant et s'est mis à y filer le dur. Bon, bien, paraît que le Klapusky, au lieu de regagner Genève, l'est été à Thonon- les-Bains. Ce que j'oublille de te préciser, c'est qu'il avait un chauffeur. Une fois à Thonon, y s'est fait arrêter dans une maison dont au sujet de laquelle le Rincé a noté l'adresse ! Il a fait le pet pendant un bon quart d'heure, pensant que le professeur allait gerber de nouveau. Mais c'est seulement son comac qu'est ressorti. L'était accom­pagné d'une gonzesse. Y z'ont pris la tire et ont fait demi-tour. Pour lors, Pinaudère a décidé de les suivre. Il leur a fait la courette pendant une flopée de kilomètres ; et puis le gusman de la Mercedes, je t'ai causé qui s'agissait d'une grosse Mercedes ? Non ? Ben y s'agissait d'une grosse Mercedes. Le gusman de la Mercedes, donc, s'est mis à accélérer. Pépère a enfoncé le champignon, pas se laisser décoller. Et tout à coup soudain, dans un virage, voilà que le gars de la Mercedes branche un phare de recule. Un vrai projo qu'arrosait pire que sur un plateau de téloche. La Guenille, tu le connais ? Il en a chope plein les carreaux et a perdu le self-contrôle de sa pompe. Faut dire que dans une courbe, c'est pas bonnard. Poum ! il a quitté la route pour se payer une masure, heureusement en délabrance. J' dis heureusement, parce que le mur de terre de la baraque a déclaré forfait. La pauvre Pine était dans le col-tard, sur le moment. Pas tout à fait cependant. Y s' rappelle avoir entendu un bruit de moteur. Quéqu'un, selon lui, s' s'rait approché de sa carriole, aurait ouvert la portière et lui aurait propulsé un féroce coup de goume sur la bouille. Là, notre César est parti aux questches pour de bon. Il a rebranché son disjoncteur beaucoup plus tard et il a eu la strupréfraction d'apprendre qu'une fille cannée se trouvait à son côté. Naturliche il a ergoté, mais comme il se trouvait dans une voiture somme toute volée, hein ? Trois quilles vertes s'alignent brusquement sur notre table. Béru se tait, ému. D'une main frémissante il caresse leurs ventres frais. - T'as déjà goûté ça, l'ami ? il me demande. L'ami répond que oui. Et puis aussi que oui, il adore ce vin qui frise sur la langue comme un poil de cul. Et encore que oui, il va en écluser quelques godets. Et enfin que oui, il les boira à la santé du pauvre, du brave, de l'ineffable Finaud. - Donc, reprend Béru, le savant est mouillé jusqu à l'os dans cette vilaine affaire. - Plus profondément encore, ma Vieille. Ça t'ennuie­rait de prendre ces bouteilles et de les boire dans la bagnole obligeamment mise à notre disposition par le docteur Rèche ? - T'as le feu aux meules, brusquement ? rechigne Bérurier. - Pas moi : la situation. Ça urge à s'en faire pipi des­sous, jars. Il faut absolument que je voie Klapusky avant qu'il sache que Pinaud n'est pas mort. CHAPITRE DEUX C'est une grande maison grise, sur le coteau de Cologny, enfouie au sein d'un parc mal coiffé. Elle domine le lac et paraît austère, en comparaison des riantes proprié­tés tapissant cette colline résidentielle. Un chemin en lacet, dont l'asphalte se creuse de nids-de-poule, y conduit. On débouche sur une vaste terrasse recouverte de gravier sale. Parvenu au pied de la demeure, on est frappé par ses dimensions. Elle est construite sur un terre-plein, lequel, dans sa partie inférieure pentue, est percé d'énormes portes-fenêtres arrondies, aux vitres opaques. Cela ressemble à une sorte d'usine désaffectée, voire au sous-sol d'un palace du siècle dernier tombé en désuétude. On contourne cette partie de la construction pour gravir un escalier moussu, lequel donne accès à une seconde terrasse, plus petite et moins sinistre. Une porte massive, surmontée d'une lan­terne de fer à verre cathédrale. Pas de plaque. Pas de bruit. Personne en vue. Je sonne. Sans grand espoir. La résidence du professeur Klapusky semble aussi déserte qu'une citerne à mazout israélienne après six mois de guerre. Et pourtant, la porte s'ouvre. Une très aimable vieille dame est là, grise, vêtue de gris, pareille à la maison. Sa chevelure blanc terne forme comme un casque légèrement ondulé du dessus. Elle nous considère en souriant. Nous demande dans un français pas facile ce que nous désirons. Je raconte, comme quoi nous sommes des amis du pro­fesseur et qu'il est d'urgence extrême que nous lui parlions. Elle nous fait entrer dans un hall qui ressemble à un CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 67 puits. Un escalier de pierre, à rampe de fer, se visse vers les hauteurs. Toute la cage est garnie de tableaux anciens représentant des dames et des pékins mode in le century dernier. La vieillarde nous propose d'entrer dans un salon par­queté de bois clair et meublé de quelques canapés qui font tout ce qu'ils peuvent pour ressembler à du Louis XV et qui, hélas, y parviennent. Aux murs défraîchis, y a encore des portraits de gonziers en costumes, entre autres celui d'un gros sanguin qui ressemble à Bérurier. On fait sisite, tout joyces que le savant illustre se trouve chez lui. Pour du bol, c'en est, n'est-ce pas ? Un assez long temps déroule son tapis de minutes. Et puis notre compagnon de table de la veille surgit, drapé dans une blouse blanche constellée de taches multicolores et ganté de caoutchouc rouge. Il nous considère, fronce les sourcils, et finit par nous offrir une légère grimace de bienvenue. - Quel bon vent, messieurs ? Pardonnez-moi de ne pas vous serrer la main, mais j'étais en plein travail. Une sale de bizarre de chiasse d'odeur émane de lui, t'a ce point qu'on serait apte à lui demander si le travail en question ne serait pas basé sur la fosse d'aisance ou ses dérivés. Moi, amigo, tu le sais, dans tes cas gravissimes je ne quatrechemine pas. En termes vifs, nets et précis, agrémentés de métaphores bien venues et d'adverbes peu usités chez les analphabètes, je lui narre la triste aventure pinulcienne : comme, à ma demande, mon vénérable collaborateur l'a suivi, jusqu'à Thonon d'abord, puis a suivi son chauffeur ainsi que la fille qui l'escortait. Le coup du phare de recul dans le virage. La collision. Et puis l'agression, et la fille morte. Jusqu'à ce point de la péripétie, le professeur a suivi, glacé comme les trois mille bustes de Molière de Robert Manuel un hiver qu'il est en panne de chauffage. Mais 68 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES quand j'annonce la mort tragique de la dame, il pousse un coassement de corbeau changé en crapaud-buffle. - Son nom !?!?!!!!!!! - Catherine Mancini. Youy ouille, l'effet produit, mon pauvre Albert ! Tu l'en­tendrais rugir, le gérontachose ! Caaatheriiine ! Et qu'il s'abat dans un fauteuil en poussant des plaintes. Il appelle comme un Stentor en pleine guerre de Troie : - Martha ! La vieille dame radine. Voyant l'état de démantélation du savant, elle s'écrie (poste restante) : - lan! Et l'interroge dans une langue d'Europe à peu près cen­trale pour savoir. - Catherine est morte ! annonce le professeur. Il porte la main gantée de caoutchouc à sa poitrine. Il est à la renverse, tout blême, suffoquant... La vieille chope une boîte de pilules dans une poche de son jupon, y puise une espèce de crotte de rat blanche qu'elle fourre entre les lèvres décomposées de son maître. - C'est vous ! nous jette-t-elle, âprement, d'un ton accusateur. Il est maladie du cœur. Ne deviez pas ! Jamais il ne fallait ainsi ! Dire à moi la mauvaise nouvelle ! Tout en protestant, elle tapote les joues de Klapusky, la v'ià qui se remet à lui baragouiner des choses sur un mode maternel. Bien sûr, elle me fait songer à une espèce de Félicie des Carpates, Mémère. Moins douce, mais atten­tive. Au bout d'un moment, Klapusky récupère quelque peu, et alors des larmes ruissellent sur sa frite blafarde. - Je vous demande pardon, professeur, articule-je, vous... vous étiez très attaché à cette personne ? - Elle était la femme de ma vie, ma maîtresse depuis seize ans. Je l'adorais... Son chagrin, malgré sa tête de saurien préhistorique, fait peine. Bérurier se mouche bruyamment dans un rideau de tulle jauni. La Martha continue ses litanies en moldo- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 69 valaque. Moi, doucement, je questionne l'énùnent homme de science. Et il me répond, en termes saccadés, entrecoupés de silences désespérés. Catherine, depuis si longtemps... Il lui avait trouvé cet emploi chez Rèche. Elle avait loué un petit appartement à Thonon où ils se retrouvaient. Hier soir, en partant, il est allé lui faire une petite fleur exprès. Ensuite, le chauffeur a eu pour mission de la raccompagner à la clinique où elle devait reprendre son service. Pour éviter de faire jaser, il fut décidé qu'il attendrait le retour du chauffeur dans le logement d'amour. Son driveur est revenu une demi-heure plus tard, en déclarant sa mission accomplie. Alors, ils sont rentrés à Genève. Et voilà, c'est tout ce qu'il peut dire. - Eh bien, monsieur le professeur, tranche-je, il est grand temps que vous nous parliez de votre chauffeur. - Et que nous, on lui cause ! ajouta Béru en faisant miroiter les poils de ses phalanges. Le malheureux quasiment veuf hoche la tête : - Il n'est à mon service que depuis le mois dernier, c'est un Espagnol qui travaille en Suisse, il s'appelle Miguel Sanchez. - Où est-il, présentement ? - Chez lui, car il ne travaille pas pour moi à temps plein et l'automobile lui appartient. Sa sœur tient un petit restaurant, près de Cointrin ; il l'aide dans son commerce lorsque je n'ai pas besoin de lui. - Son adresse, je vous prie. Klapusky me l'octroie. Ce dont je le remercie. Nous déguerpissons après lui avoir promis de le tenir au courant de la suite des événements. Avant de calter, Bérurier, vraiment touché par la détresse de notre hôte, lui pose une main compatissante sur l'épaule et murmure : - Allons, savant, du courage, v's' allez pas vous chan- 70 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES cetiquer le guignol pour une greluse qu'était gousse à n'plus savoir distinguer une ail d'une chatte, quoi, merde ! * - Moi, mon bain de siège est fait, m'annonce l'Ophicléide lorsque nous nous retrouvons seuls dans l'auto. - Quelle en est la température ? - Ce con de savant a été manipulé comme un jeu de brèmes. Le chauffeur espanche appartient à une clique dont à propos de laquelle on va apprendre des trucs d'ici pas longtemps. Il avait ses parties ligotées avec la Catherine' c'est certain. Ensemble, y z'ont manigancé les enlèvements de la clinique. Hier soir, pendant la briffe, on a causé de la gonzesse devant le prof, si tu te rappelles. En nous quittant, le vieux cave est allé la rejoindre et y a relationné notre converse. Le chauffeur qu'assistait à l'entretien a pigé qu'on tenait une piste. Tout de suite après, en raccompa­gnant la gosse, il a vu qu'il était filé par Pinuche. Alors il a employé les grands moilliens : expédié la Pine dans le décor, lui a fracassé le bocal Creusement, il a la coquille solide. César), défoncé le portrait de la souris qu'il a instal­lée près de notre pote, dans les décombrements de la bagnole pour laisser croire qu'elle voyageait avec lui. Tandis qu'il me développait sa théorie, laquelle paraît, comme lui-même, ciselée dans de la peau d'éléphant, j'ai traversé Genève et nous voici sur une route avoisinant l'aé­roport. Le restaurant se nomme pompeusement le Charles Quint. C'est une espèce de maisonnette préfabriquée, située entre une station d'essence et un cimetière. Derrière la chétive construction, il y a une vaste cour entourée de grillage sur lequel on a tendu des bambous. L'ensemble détonne dans la solide réalité de la région genevoise car il 1. Il est probable que Béni entend par là : « partie liée ». CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 71 représente cet aspect bricolé des banlieues méditerra­néennes. Par le portail entrouvert, j'aperçois un petit homme courtaud et noir occupé à laver une Mercedes. Son visage est rond, son front bas, ses jambes torses. Il a chaussé des bottes de caoutchouc constellées de rustines rouges. Il siffle en épongeant le flanc de la guindé. - Ça doit s'être lui, assure mister Mastar. Comme cela est également mon avis, nous pénétrons dans la cour. Y règne le plus grand désordre. Du bric-à-brac dingue pour son hétéroclisme. Des lessiveuses éven-trées, des bidons rouilles, des vélos en loques, des gravats jamais évacués, quelques poules mélancoliques, un chien enchaîné à un fil tendu d'un bout à l'autre de la cour, ce qui lui permet une certaine liberté de déplacements. Le gus fourbisseur s'arrête de siffler. Il possède de forts sourcils pompidoliens, lesquels se rejoignent instinctive­ment à notre approche, comme un hérisson se fout en boule. - Miguel Sanchez ? je demande, avec le coin droit de ma bouche, façon G-man. - Oui? Mon abord abrupt est carbonisé par une boutade béru- réenne, par ailleurs fort bien troussée : - Si t'es Sanchez, où qu'tu t'asseyes, l'ami ? Mais notre interlocuteur reste de bois. Soit qu'il ne pige pas les subtilités de la langue française, soit qu'il ne les apprécie pas à leur juste valeur. - Qu'éce que ce ? il demande. - Ce la police, l'ami, rétorque l'Inépuisable. Je prends le volant, soucieux de ne pas voir dégénérer cette prise de contact en pantalonnade. - Vous êtes le chauffeur du docteur Klapusky, n'est-ce pas? - Si. - Hier, vous l'avez conduit en France, dans la région 72 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES de Thonon, à la clinique de son ami Franck Rèche d'abord, et ensuite chez la demoiselle Mancini ? - Si. - Le professeur est demeuré dans l'appartement de cette personne, tandis que vous la raccompagniez à la cli­nique ? - Si. - Pouvez-vous me raconter en détail ce qui s'est passé alors, monsieur Sanchez ? - Ma... rien, il ne s'est passé ! - Vous n'avez pas été suivi à un moment donné, par une autre voiture ? Il réfléchit, fait la moue, puis acquiesce. - Oui, je me rappelle. - Et vous lui avez alors braqué votre phare de recul que j'aperçois là ? - D'accord. Je fais toujours quand oune autre bagnole elle insiste. - Le type de la voiture suiveuse a perdu le contrôle de son véhicule et a percuté une maison. Miguel Sanchez ouvre les yeux de l'innocence. Vue imprenable sur son âme candide ! Il a la fraîcheur du lilas et la pureté de l'hermine. - Je né souis rendou compte dé rien ! - Sans blague ? ricane le Gros prêt à lui tirer un ram-ponneau de déménageur au bouc. - C'était dans oune viraze, je né plous vou ses phares, voilà tout. - Par quel sortilège, le cadavre de Catherine Mancini a-t-il été retrouvé auprès du conducteur ? Il en lâche son éponge dégoulinante. - La senorita Mancini est morte ? Dès lors, le Molosse ne m'appartient plus. - Y en a quine de tes giries, mec. Va falloir que tu l'affales rapides, qu'autrement sinon je te transforme en charpini. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 73 Joignant l'exécution à la menace. Béni s'empare du seau d'eau sale ayant servi aux ablutions de la tomobile et pro­pulse son contenu contre la braguette de Sanchez. Il fait « Arrrglagla » sous l'impact fluide. Lors, le Mammouth élève le seau et en frappe la tronche de l'Espago. Sanchez choit contre le coffiot de sa chère Mercedes. Ole ! Bérurier lâche le seau, cramponne le chauffeur par son col de limouille, l'arrache de la voiture pour l'obliger à s'incliner à 45 degrés plantigrades et lui file un étonnant coup de genou sous le maxillaire. Ça fait le bruit d'un tiroir de com­mode que t'arrivais pas à fermer, mais qui se ferme brus­quement qu'à force, t'as arc-bouté contre. Sanchez s'affale dans la bousaille pleine de plumettes et de fientes de poules. Complètement « out ». Très bien, mais après ? Voilà ce que songe le Santonio à une allure qui ridicu­lise celle de la lumière. Il n'oublie pas qu'il se trouve en territoire étranger, le Sana. Et qu'il n'est même plus flic officiellement. Donc, il ne peut rien contre ce zoizeau vilain. Si : peut-être le faire parler. - Si on allait discuter dans un coin tranquille ? fais-je. Et je gagne une porte à l'arrière du restaurant. Elle donne sur une cuisine pas propre et qui chlingue le graillon très ancien. Une gonzesse dodue épluche des patates en écoutant la radio. Elle ressemble tellement à Sanchez qu'elle pourrait se raser pour lui quand il est pressé, per­sonne ne s'en apercevrait, même pas le rasoir ! - Salut, gente dame, fais-je en m'inclinant très bas, vous permettez que nous nous installions dans la salle avec monsieur votre frère ? C'est rapport au caractère stricte­ment confidentiel de notre conversation. Avant qu'elle ait achevé de béer, je passe dans la salle, vide à cette heure, suivi de Béru et du lascar tuméfié. C'est le restaurant rudimentaire : des tables de bois, des chaises de paille, un comptoir de rotin, quelques étagères chargées d'apéritifs d'usage et de consommation courants, 74 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES sur les murs quelques fanions de sociétés de foot ainsi que des photos de groupes punaisées à même la cloison. Dessus, ça représente des connards assis en tailleur (pour le premier rang), accroupis (pour le second), et debout (quant au troisième), devant une coupe qui paraît être leur unique raison de vivre, tant tellement qu'ils ont des bouilles exta­siées. On prend place à une table. Miguel, bien que se nom­mant Sanchez, en choisit une, ce que ne manque pas de souligner Béru, lequel a l'habitude d'user ses bons mots comme ses caleçons : jusqu'à la trame. Je pose mes coudes sur la table, bien que ma Félicie m'ait toujours interdit de le faire. Et je mate Miguel en plein dans ses carreaux. - Que je t'explique, camarade : nous sommes français, et pas plus policiers que toi. Nous n'avons aucun droit d'agir comme nous le faisons dans cette Suisse bénie, terre de Liberté. Ça revient à dire que, comme tous les gens qui se lancent dans l'illégalité, nous sommes disposés à aller bien à fond dans l'excès. Si tu ne t'affales pas, tu risques de ne jamais revoir ta belle Espagne. Et peut-être même de ne jamais voir demain, ce qui serait dommage, la météo pré­voyant un temps splendide dans la région lémanique. Tu suis ? Si tu ne nous racontes pas toute ta petite affaire, de A à Z, on t'allonge, toi et ta frangine. On accroche un écriteau à la porte : « Fermé pour cause de décès », ce qui sera la vérité vraie, et on repasse la frontière dix minutes plus tard, cette belle ville de Genève étant entourée de France comme un pied est entouré de chaussette ou un suppositoire de cul. Maintenant, je me tais, c'est à toi d'y aller à la menteuse. Je n'ouvrirai désormais la bouche que pour souffler sur la fumée de mon revolver. Et de me caresser la poitrine sur laquelle ne figure qu'un innocent portefeuille lesté de la photo de maman. Il paraît mal à son aise, le bougre. Il cloaque du clapoir. On lui produit l'effet d'une gueule de bois subite, à CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 75 cézigue-pâte. Son regard s'affaisse comme un soufflé quand on t'appelle au téléphone au moment de le servir... Mais il ne moufte pas. Et une étrange certitude me vient qu'il ne dira rien, quoi qu'on fasse et quoi qu'on l'efface, comme l'écrirait, tu peux être sûr, l'Aragon. Et les oreilles m'en sifflent de déception, comme une flûte plantée dans le prosibe d'une Asiatique mélopétomane (ou plus justement, causons français : mélopétowomane). Ce gus, il est effrayé, pro­bable à cause des sévices du Gros, mais point trop tout de même. On dirait qu'il est sûr de soi, de son bon droit, et j'en arrive à me demander si c'est vraiment lui le tueur de Catherine ? Là-dessus, la porte s'ouvre, et trois maçons enfarinés se pointent en direction du rade. Bruns de poils, eux aussi, des Latins à ne plus pouvoir, d'outre Grand-Saint-Bemard, probable. Ils s'accoudent, en discutant fort, sur le linoléum du comptoir. La frangine radine pour les servir. Ils comman­dent du vino rosso. Via qui ne fait pas mon huile. J'aurais dû vérifier si le bec-de-cane se trouvait toujours sur la porte. Du coup, notre sacripant reprend des couleurs. - Je n'ai rien à dire, plastronne-t-il, et vous allez filer tout dé souite, ou j ' appelle la poulizia. Sa Majesté se racle la gorge et me regarde, l'air gogue­nard. - Monsieur va appeler la poulizia, répète-t-il, comme si c'était une blague plus marrante que celle de la rosière à poil qui fait du vélo sans selle sur de la tôle ondulée (les vaches aussi ont du lait). Je ne dis rien. Conne de situation, vraiment. A présent, devant ces témoins, Miguel se sent rasséréné. Il sait qu'on ne grabugera pas en présence de trois témoins. A preuve : il se lève (redevenant Sanchez, dirait Béru s'il possédait 76 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES l'esprit d'à-propos en même temps que celui de l'esca­lier)... - Reste en place, l'ami ! enjoint le Protubérant. L'autre sourit. J'hésite. Que faire ? Je regrette d'être venu devant mon Dubonnet ! On aurait dû s'engouffrer dans la Mercedes et aller discutailler dans un endroit boisé du Jura voisin. Ce saligaud va nous échapper. Alors ? Que décide le mirifique Santantonio ? Rien. Il a pas besoin. L'est sauvé par le gong. Si l'on peut dire... Car, en même temps il est abattu par le percuteur du gong en question. Les trois maçons italoches viennent de se ruer sur nous, armés de goumes, et te nous matraquent la coloquinte à coups retriplés. On n'a même pas le temps de se décoller de notre siège. Ça nous pleut à verse dans la région cerveleuse, là que mon génie prend sa source et que Béru organise ses calembours surchoix. Boum, paoum, badaboum, poinggg, chloffffff ! Au tas! Le Mahousse et moi, à notre tour, devenons sans chaise, sous le regard sardonico-méphistophélique de Sanchez. CHAPITRE TWO Et puis voilà, quoi. Toujours le même topo, je commence à connaître : les bourdonnements d'oreilles, les vertiges, la vue brouillée, le sentiment de réexister à côté de sa carcasse, de flottailler entre la vie et la morgue, de n'être ni tout à fait soi-même, ni cependant un autre... Désagréable. Très désagréable. Incommodant. Je regarde. Ne vois pas grand-chose. Ma joue droite est posée sur une étendue cimentée. Tout près, un mur de ciment brut. Ça pue le salpêtre. Je vague dans des pénombres. Sûr-certain que le fumelard de Sanchez m'a bouclavé dans sa cave. Ça renifle le sous-sol humide. J'ai les jambes entravées, les bras ligotés serrés contre mon torse. Je fais un effort pour rouler sur moi-même, ce qui me permet d'apercevoir Bérurier, gisant à proximité, dans la même posture que son admirable chef... Profitant de ce que je n'ai pas de bâillon, je le hèle : - Ohé, Gros ! Un grognement. Y a plein de sang autour de sa tête. Sûrement qu'autour de la mienne idem, non ? Nous nous trouvons dans un étroit local qui ne prend jour que par une très mince ouverture vitrée, au niveau du plafond. La pièce n'est meublée que de nous deux, si j'ose m'exprimer ainsi. - Tu me reçois. Gros ? - 2 sur 100, et encore, en tendant bien l'oreille, me répond le Meurtri d'une voix comme quand les chiottes sont bouchées. - T'as mal ? 78 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - J'sais pas. Attends que je voye... Il « regarde » sa douleur, la décèle parmi ses brumassés et murmure gentiment, comme un collégien à sa première pute : - J'sens qu'ça vient ! Et puis ensuite on reste du temps sans rien dire, à seule­ment constater que nous sommes vivants « une fois de plus » et à se demander vaguement quelles seront nos advenances. Moi, tout de même, la rogne me revient, en douce. - On s'est drôlement laissé baiser, hein ? - Fourrer jusqu'à la moelle, convient le Concombre. - On aurait dû se gaffer de la frangine, c'est elle qu'a dû grelotter aux pseudo-maçons. - Y z'étaient ni pseudos ni maçons, soupire la Protu­bérance, mais chourineurs, ça oui. T'as compris c'te teche-nique, gars ? La plongée soudaine, qu'on n'a rien pu contre. La porte se déverrouille et deux malabars pénètrent. Ils donnent la lumière. Si tu savais combien ça meurtrit les belles prunelles santoniaises ! Comme si on m'enfonçait des aiguilles à tricoter dans les rétines. Chose étrange, les arrivants sont en blouse blanche, cravate, futal à pli. Ils s'avancent vers nous. - Commençons par le plus gros, dit l'un. Et ils se baissent pour bicher mon pote par les pinceaux. Via qu'ils le traînent, l'entraînent hors de notre cul-de-basse-fosse. La porte est refermée, mais ils ont laissé briller la loupiote. C'est une barre de néon, avec des chiures de mouche. Elle a des ratés par instants à cause d'un contact défectueux. Je la fixe. Ses soubresauts évoquent la vie. Du temps s'écoule. Je conçois une grande crainte pour Béru. Est-on en train de lui régler son compte ? « Commen­çons par le plus gros ! » Ça signifie quoi ? L'idée ne me vient pas que si l'on « commence » par Alexandre-Benoît, on va « continuer » par moi. J'veux pas me déguiser en CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 79 saint Chose, mais franchement, c'est uniquement pour la peau de mon pote que je tremble. Un quart d'heure dégouline, les deux types en blouse blanche reviennent. Ils sont essoufflés comme après un effort, ce qui renforce mes craintes. A mon tour d'être cueilli aux nougats et haie hors du local. Ma tête tressaute sur le sol dur et c'est comme si on continuait de m'estour-bir. Je tente de tenir ma nuque cintrée, seulement je ne puis garder cette position plus de quelques secondes et mon martyre reprend. Nous longeons un long couloir carrelé de faïence blanche. Tiens, nous ne sommes plus chez Miguel Sanchez, car sa guitoune ne saurait comporter un sous-sol de cette ampleur. On défile devant des portes de fer peintes en gris tristesse avant d'atteindre notre lieu de destination situé à l'autre extrémité du couloir. La pièce où je fais mon entrée, les pieds devant, est illu­minée à giomo. Entièrement revêtue de carreaux blancs, tout comme le long corridor, et meublée de trois sièges pompeux comme des chaires gothiques. Seulement, les sièges que je te cause sont en bois blanc et font penser plus ou moins à des chaises électriques, vu l'attirail de chaînes rivé aux pieds et aux accoudoirs. J'aperçois vaguement Béru, assis sur l'une d'elles. Les deux autres sont dispo­nibles. L'un des gars me délie les jambes. L'aubaine ! Au diable l'ankylose. Sans perdre une seconde, je lui propulse mon Charles Jourdan droit dans les castagnes. Il hurle en dansant la gigue du culte. Mais je ne puis savourer long­temps sa couillicite aiguë car l'autre figure d'étron me shoote un coup de franc direct dans le temporal. Ma tronche s'en va valdinguer au fond du filet. But ! - J'commençais à m'cailler la laitance, déclare mon grand ami Bérurier, t'étais dans un coltar que je t'avais jamais vu, gars, à pendre comme une biroute de cha­noine... Je m'efforce de respirer mesurément. Ça vient mal. Deux pertes de connaissance coup sur coup (si je peux dire), y a de quoi te grabouiller les pédoncules cérébraux. Ma vue, c'est kif la télé déréglée, plein de lignes transver­sales, de sertis trembloteurs. Je me sens tout bizarre. N'arrive pas à concevoir ma position. Ces gueux m'ont ôté mon calbute et mon slip. J'suis assis cul nu sur la chaire de bois blanc, et le fond en est percé comme au temps à Louis XIV, lorsque Monsieur le Roi dépaquetait en présence de la cour tandis qu'on lui jouait du Luili. J'ai une boucle de métal à chaque cheville et une large ceinture de fer au-dessus de la taille, ce qui me maintient inexorablement aux montants et au dossier du meuble. Je peux vérifier le sérieux du travail en contemplant le Gros, logé à la même enseigne que moi. - Dis voir, Alexandre-Benoît, je gabouille, rêve-je ou sommes-nous réellement à poil de la partie sud ? - Tu rêves pas, mec. Vise nos futiaux, dans le coin, là-bas... - A quoi ça rime, ce cinoche, d'après toi ? - Ça arrime à ce qu'on peut dépaqueter sans qu'on aye besoin d'aller faire ses besoins ailleurs. Le grand confort, gars. Dont duquel je conclus qu'ils comptent nous déten-tionner un bout de temps. Un type chafouin (au menton car il est vigoureusement barbu) fait son entrée. Légèrement bossu, le nez cassé et mal rectifié, le regard humide, il tient un bloc d'une main, un crayon de l'autre, mais ces accessoires ne parviennent pas à lui donner franchement l'aspect d'un intellectuel. - Bonjour, messieurs, nous salue-t-il fort civilement. - Salut, Barbapoux, lui rétorque Béni. C't à quel sujet ? - Je viens pour votre menu. Que souhaiteriez-vous manger et boire ? On en est interloqués tellement qu'on ne trouve rien à répondre. L'autre se méprend sur notre mutisme. - Vous n'avez pas faim ? - Putain que si ! égosille Béru. - En ce cas, je vous écoute... Et il se met en batterie, le crayon sur les starting-blocks, prêt à enregistrer nos commandes. Moi, j'aime bien les situations incongrues, pourtant, celle-ci me paraît par trop loufoque. T'imagines, Béru et moi, enchaînés sur des chaises percées, fesses à l'air en un lieu inconnu ? Et un rigolo bosco nous demande ce qu'il nous serait agréable de bouffer. Dis, y a pas de quoi s'y coller des plumes autour et se l'enfermer dans une cage à serin pour faire croire que c'est un zoizeau des îles ? Le Mastar joue la situation. - Pour moi, dit-il, ce sera du foie gras des Landes, avec une boutanche de Château d'Yquem et de la salade, et puis un coq-au-vin-pommes-vapeur accompagné d'une quille de Chambertin ; ensuite d'alors de quoi je me farci­rais bien une côte de veau aux morilles sur un lit de purée. Comme fromtom', je doute que vous trouvassiez en Suisse un calandos valab', aussi j' m' contenterais d'un beau gruyère bien souple et qui renifle un brin la culotte de fer­mière. Quant au dessert, si vous auriez une bioutifoule tarte aux poires arrosée de chocolat chaud, j'm' laisserais faire une douche violente. Après le caoua, ce sera un double calva, s'il a pas cinquante ans d'âge, y n'est bon qu'à déca­per le portail avant qu'on le repeinde. A part ça, j'ai pas d'autres ambitions, mon petit Bobosse. L'autre a écrit avec le sérieux d'un maître d'hôtel de chez Lasserre. Il s'approche de moi. - Et pour monsieur ? - Un steak-frites et une pomme golden. - Boisson ? - Une bière danoise. - Café? - Inutile. Tel est le dialogue qui s'échange en cet antre mysté­rieux. Il est banal en soi, je sais. Mais revêt une singularité prodigieuse, compte tenu des circonstances. Est-ce que tu réalises bien, homme de peu de chou, si prompt à gober n'importe quelle pilule qu'on te flanque dans la bouche, à marcher derrière la première banderole venue, à te faire sucer par toute une chacune, voire tout un chacun, à payer les sommes qu'on te demande, en rechignant, certes, mais en acceptant les dix pour cent de majoration, ô toi, grand con superbe dans ta négritude blanche ? Acheteur de vignettes, régleur d'amendes, longeur de lignes continues, membre de sondé perpétuel, écouteur de Mammouth qu'écrase les prix, prôneur de lessives gloutonnes, regar-deur de télé, porte-microbes, rouscailleur benoît, toi qui marches toujours, toujours, mais à contresens du tapis rou­lant, réalises-tu ce que peut représenter, pour l'esprit sur­réaliste, le seul vrai, les hommes enchaînés cul-nu que nous sommes, auxquels on demande d'annoncer leurs préten­tions gastronomiques ? Le bossu a fini de noter. Il se retire. Avant qu'il franchisse la lourde, je l'interpelle : - Hé, l'ami ! . Le contrepoids de sa gibbosité l'aide à volte-facer. - Pardon ? - Pouvez-vous nous dire ce que nous faisons ici ? Et lui, d'un ton très naturel : - Rien. Puis il s'en va. Et nous morfondons amèrement. * * « Une demi-heure tout au plus s'écoule. Un grincement nous parvient. Nous constatons qu'il est produit par les roulettes mal graissées d'une table... roulante. C'est le petit barbichard qui nous apporte nos repas. T'avouerai-je que, jusqu'alors, j'ai peu cru à la réalité de ceux-ci. Or, j'avais tort. Béru a bel et bien droit à son foie gras, à son coq vineux, à sa côte de veau mycologée, à sa tarte aux poires. Et une boutanche de Château d'Yquem émerge d'un seau à glace, tandis qu'une boutanche de Chambertin lance des reflets d'ambre à la lumière vacillante des chauffe-plats. Pour le coup, Bouboulimique oublie les circonstances pour se consacrer pleinement à la jouissance. - Dedieu, balbutie-t-il en bavant avec lenteur, Dedieu, petit gars, t'es donc le Père Noël ? L'autre exécute un service agile. Il nous sert avec dexté­rité. Apportant à chacun un plateau pourvu de crochets qui permet de les fixer aux accoudoirs de nos chaises. Mon steak est grand comme deux mains, les frites dorées grésillent encore et il est même prévu de la mou­tarde. - Avec ou sans mousse ? demande le serveur avant de verser ma bière dans le verre. Bérurier en est à la côte de fils de vache lorsqu'un bruit de pas retentit dans le couloir sonore. Quelqu'un paraît. Tu veux deviner qui ou je te le dis tout de suite ? Pour le cas où tu voudrais zigzaguer dans les hypo­thèses, je te l'écris à l'envers et en tout petit : C'est le professeur Klapusky. * * * Ça y est ? Te v'ià à jour, Nez-Creux ? Alors je poursuis. Tu sais, la plupart du temps, dans mes polars principale- 84 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES ment, le gonzier qui est à l'origine d'un coup de théâtre, plastronne. Il joue le jeu, en remet. Ça, oui, je veux bien convenir, c'est un de mes défauts majeurs : en remettre. L'une de mes principales qualités aussi. L'auteur qu'en remet pas, à notre époque, il est foutu, pas lu, noyé dans la grisaille. Pour dire, tout le monde, on emploie les mêmes lettres, et qui pis est, les mêmes mots. L'important, c'est la manière de les utiliser. Je te flanque mon billet, Gustave Eiffel, il aurait pas eu l'idée d'assembler son Meccano de la sorte, il ne serait pas dans le dico. Avant sa tour, il ne faisait que des ponts, des viaducs, c'est-à-dire des choses utiles, positives. Et puis un jour, il a eu l'idée d'assembler sa ferraille à la verticale au lieu de toujours la poser à l'horizontale. T'as vu ce succès, Glandemolle ? Au lieu d'unir deux rives, il a uni la terre et le rêve. Son pont, il l'a jeté du sol aux nuages. Il a envoyé un baiser au ciel et c'a été la gloire, la Japonie fabrique pas assez de Nikon pour qu'on vienne photographier ces 7.175 tonnes de poutrelles (je le sais, je les ai pesées hier matin). Alors, pour t'en revenir sur le cas Eiffel, moi, c'est kif. Ma littérature, au lieu de la pondre horizontale, je l'ai voulue verticale, qu'elle se voie de loin sans avoir la tâche ingrate de mener quelque part. J'unis pas deux berges, que non ! Je grimpe en me faisant pointu. Mince du haut, mais haut, tu com­prends ? De la ferraille littéraire, pas ciselée du tout, ficelée avec de gros rivets et des boulons mastars comme mes bûmes. Alors, fatal, pour ce faire, ne pas craindre d'en rajouter tant et plus ! Tout ça pour t'en revenir que, contrai­rement à mes us et coutumes, son coup de théâtre accom­pli, Klapusky ne se prend pas pour Pantômas. Il ne trémole pas, mains aux hanches et œil cynique. Ne nous jette pas des invectives à la face. Il est normal : blanc, ajouterait Coluche. Blanc et antipathique, mais c'est son état naturel. Il ne fanfare pas, ne nous jette pas des grands machins cinglants, façon Ruy Blas, il pourrait, vu que justement on bouffe. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 85 - J'espère que la chère vous plaît ? nous dit-il. Je suis navre qu'on ait été contraint de vous malmener. Le propre des hommes de mains, c'est de se servir également de leurs pieds. Je suis contre les mercenaires, pourtant, en certaines circonstances, ils sont encore irremplaçables. Méprisons-les, mais ayons recours à eux chaque fois que la chose est nécessaire. - Ainsi vous nous avez joué la comédie du chagrin, tout à l'heure, professeur, fais-je en achevant de croquer ma pomme. Je m'y suis laissé prendre, car votre personna­lité se prête peu à ce genre de fausse démonstration. - Je devais gagner du temps, vous me preniez au dépourvu. - Et vous avez prévenu votre chauffeur sitôt qu'on a z'eu les dos tournés ? postillonne le Gros en éclaboussant de crème. - Naturellement. - Puis-je vous demander la raison de cette curieuse détention, professeur ? coupe-je, impatienté. Le savant caresse son nez de toucan. - Mes bons amis, je ne vous voulais aucun mal, c'est vous qui êtes venus jouer les trublions. Cet imbécile de Franck Rèche vous a mobilisés sans me demander mon avis, sinon je l'aurais dissuadé de faire appel à des orfèvres. - Merci pour le compliment, professeur. Je suppose que vous allez nous... anéantir ? - Moi ? Pas du tout, quelle idée. Je ne suis pas un assassin, messieurs. - Il n'empêche que la bonne Catherine a été soufflée parce qu elle était brûlée, si vous voulez bien m'autoriser cette macabre plaisanterie. Et elle l'a été sur votre ordre, je gage? - Erreur, mon cher ami, il s'agit d'une initiative de Miguel qui, constatant qu'il était suivi, a cru bon d'utiliser l'accident de votre collaborateur pour supprimer un témoin 86 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES qui pouvait être dangereux. Ces Espagnols ont un grand mépris de la femme. Il parle d'une voix quasiment distraite. Quotidienne, tu vois ? Sans fioritures. C'est de la simple conversation, voilà. - Si vous ne voulez pas nous tuer, pourquoi nous déte­nez-vous ? Nous n'avons rien à vous dire. - Aussi n'ai-je rien à vous demander. - Et nous allons demeurer ici toujours ? - Grand Dieu, rien ni personne n'est étemel. - Alors? - Ne soyez pas angoissés, fait Klapusky. Détendez-vous. Je ne veux rien vous dissimuler de mes projets. Si vous vous trouvez enchaînés, c'est parce que vous êtes des hommes d'action rompus aux coups de force et que je ne puis prendre de risques. Mais le moment viendra néces­sairement, pour vous, de recouvrer une certaine forme de liberté. Vous serez traités au mieux, compte tenu des cir­constances. - Qu'attendez-vous de nous ? - Que vous participiez à mes travaux. Je suis sur le point d'aboutir. - Nous n'avons aucune qualité pour participer à des recherches scientifiques... J'ai dit ça, emporté, mais le revers de la médaille m'ap­paraît. - A moins que ce ne soit en qualité de cobayes ! - Disons de « sujets », mon cher San-Antonio, j'ai trop le respect de l'humain pour traiter de cobaye un garçon de votre qualité. - Et en quoi consiste notre... intervention ? H sourit. - Ne confondons pas : l'intervention, c'est moi. Vous, vous serez le patient. Et je me félicite du mot, car tout ce que je vous demande, c'est d'avoir de la patience. Laissez- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 87 vous aller, ne luttez point, devenez une terre arable, en quelque sorte. Une terre arable ! Je le regarde, et le frisson qui m'a pris, la veille au soir, au dîner de la mère Rèche, me retrousse l'épiderme, plus fortement que jamais. T'en sais la cause ? La devines ? Non ? T'as les pores bouchés, les cellules fondantes ? Sûrement. Tu devrais prendre ta température, et puis boire de la tisane de queues de cerises : on ne pisse jamais suffi­samment. Un tas de mecs crèvent de ne pas pisser juste. Eh bien, le motif de cette profonde aversion vient de ce que Klapusky est déshumanisé, malgré qu'il clame son respect de l'humain. Déshumanisé naturellement, sans le faire exprès, sans entraînement particulier, de naissance. Pour lui, l'homme est un champ à cultiver, à labourer. D'ailleurs il l'a dit : arable ! De lièvre (ou de lapin si on est pas en période de chasse). - De quelle façon comptez-vous cultiver cette terre, monsieur Klapusky ? - De bien des façons. Voyez-vous, jusqu'alors mes recherches se sont exercées sur des êtres qui n'étaient pas en possession de leurs facultés mentales. Vous me donnez l'occasion d'aller plus loin puisque vous êtes un individu à peu près intelligent. A cet instant, il se fait un bruit. Béru vient de lâcher son assiette. Celle-ci s'est fracassée sur le sol. Le gros a porté la main à sa poitrine. - Oh, mon Dieu, je meurs ! balbutie-t-il dans un souffle. Sa belle tête rayonnante de chercheur-qui-a-trouvé-avant-de-chercher tombe de côté. Ses yeux couleur de coquelicot se ferment. Ses lèvres brillantes comme deux hémorroïdes mal soignées, par contre, s'écartent. Un râle léger, discret, absent s'échappe de sa poitrine. - Vous l'avez empoisonné ! m'écrié-je avec une colère sans nom (les plus fortes). 88 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Mais pas du tout. Il prend un malaise... Il est car­diaque ? - Il n'a jamais eu le moindre trouble, c'est un roc ! Soucieux, ou plutôt un tantisoit agacé, le savant s'ap­proche de Béru et soulève une de ses paupières, comme l'on ouvre le couvercle d'une tabatière. Ce qu'il aperçoit n'est sûrement pas engageant car il fait « tsssttt », du coin de la bouche, comme ça, une seule fois. Puis il coule sa main blanche sous le veston de mon malheureux compa­gnon pour vérifier le comportement de son guignol. - Par ici, la bonne soupe, l'ami ! clame alors le Mastoche en lui plaçant une clé au cou. Et te le tient ferme dans le creux de son coude... L'autre tente d'énergumener. Mais le Béru le calme d'une série de coups de boule sur la nuque. On dirait un taureau qui se gratte l'entre-comes. Klapusky ramollit, pantelle. Alors le Superbe, le Généreux l'installe sur ses genoux. Il fait mon­treur de marionnettes ainsi, le Chéri, avec son savant mou contre soi. On s'attend à ce qu'il lui pose des questions auxquelles il ventriloquerait des réponses. Son bras droit enserre fortement le professeur par la taille. Sa main gauche sort de sa poche le couteau de table qu'utilisait Béru à rencontre de sa côte de veau et place la lame en dents de scie contre la glotte de sa proie. - Tu peux z'appeler du monde, Sana, me dit-il, j'sus paré pour la manœuv'. * * * Te dire que je n'ai pas tout pigé lorsqu'il nous a joué le grand air de « J'ai mes vapeurs » serait un gros mensonge qui ne passerait pas par la porte. Moi, un Bérurier toumeur-de-1'œil, même dans des polars saugrenus comme icelui, je peux pas admettre. Le coup de la main au cœur, le « Oh, mon Dieu, je décède ! », CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 89 te les laisse pour la production à l'eau de rosé de certains confrères que j'aurais honte de leur citer le nom. Pas mal goupillé, l'aminche. Beau travail. Aisé et de qualité. Via qu'il manœuvre à vue dans la prise d'otage (à quel otage descendez-vous ? que demandait le liftier far­ceur), mon Tanagradouble. Obéissant à son injonction, je me mets à héler à pleins poumons : ~ - A moi ! Au secours ! Quelqu'un, vite ! Mon organe charmeur fait vibrer les échos. Une galo­pade s'opère et deux gentlemen se la radinent : le bosco et un grand moche qui m'a haie par les paturons, tout à l'heure. Découvrant la scène ils restent cois. Et il y a de coi ! Le Monumental s'adresse à eux avec une bonhomie nuancée de menace. - Les mecs, leur dit-il, si ce serait t'un effectif de vot' bonté, vous voudrez bien déchaîner mon pote ici présent dans les meilleurs délais laissés à vot' convenance, que sinon, je vous trachéotome, m'sieur le professeur, au risque de saloper mon beau costar en peigné pure laine en prove­nance de Polyester, Ineglande, c'est écrit dessus. Les survenus se regardent. - Allez, fissa, mes bons seigneurs ! hurle le Dodu. Le bosco va se soumettre, quand la voix froide et métal­lique (une voix de serpent) de Klapusky s'élève : - N'en faites rien, mes amis ! Cet homme ne me cou­pera pas la gorge, et quand il sera fatigué de me maintenir contre lui, il me relâchera. Poum ! Et allez donc ! Ça aide, un monsieur jouissant d'un tel self-control. Mais Béru ne se laisse pas prendre longtemps au machin, là, comment qu'on dit déjà ? Ah, oui : au dépourvu. Tu penses que nenni mon z'ami ! C'est pas le gonzman qu'il faut provoquer. Certes, il n'a rien d'un assassin, Bidulard, 90 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES mais comme homme de choc, il est duraille de trouver mieux. - Ecoutez-le pas, les gars, empresse-t-il. Je vais vous dire une chose : j' sus un honnête citoillien qu'on vient de priver de sa liberté et dont auquel on promet un sort de rat blanc de laboratoire. De ce fait j'ai droit à la légitime défense comme des qu'j' connais à la retraite à soixante ans ! Vous délivrez mon pote, sinon je tranche la viande de vot' pingouin. - Il ne le fera pas ! glapit Klapusky. Qui se tait, stupéfait. Le Graves vient de lui couper, non seulement le sifflet, mais l'oreille gauche. Net ! Vzzzim ! Comme il aurait sectionné une oreille de veau d'une tête de même catégorie. Un flot de sang raisiné. Béru, sans lâcher son y a, achève de décoller la portugaise à Klapusky d'un coup sec et la lui fourre à tâtons dans la poche supérieure de son veston. - Tu feras plus élégant, commak, assure-t-il. J'espère que t'es pas gaucher, sinon ça te gênerait pour téléphoner. Bon, maintenant cesse de dire à messieurs tes hommes comme quoi j' sus pas cap' de t' sélectionner la margoule. Si tu veux pas voir ta tronche sortir en touche, ordonne-z'y-leur au contraire de m'obéir. Allez, les mecs, on n'a qu'trop tervigercé, hue ! Et voici-voilà, voilà-voici comment les péones du pro­fesseur viennent me libérer de mes chaînes. - Tu permets que je réintègre mon futiau avant de te délivrer à ton tour. Gros ? - Faisez, faisez, m'sieur le baron, jubile Popomme ! Y a temps pour tout, comme disait ma pauv' mère. C'est pas les premiers z'arrivés qui sont tomatiquement les premiers servis. Je me reculotte avec un certain plaisir, puis m'active sur les entraves du Gros. Le professeur Klapusky est presque vert. Tu sais com­bien c'est mauvais pour la santé, la section d'une baffle ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 91 Mal soignée, ce genre d'opération peut t'envoyer ad patres, comme disaient les Romains de la décadence. Sans compter, qu'ensuite, même remis, ton béret te tombe sur les prunelles. Ayant délivré le Gros, je m'approche du gros vilain escortant le bossu car j'ai remarqué une bosse à l'arrière de son faizif. C'est un revolver qui produit cette protubérance. Un Coït nickelé, superbe. Je me l'octroie et, pour que le dépouillé n'ait pas tout perdu, lui laisse, en souvenir, un formide coup sur la noix. Il s'étale. Je m'amuse à l'enchaî­ner par un pinceau et j'agis de même avec notre aimable serveur. - A présent, allons voir ailleurs si nous y sommes ! dis-je. On déhote, soutenant chacun Klapusky défaillant par une aile. - Tu sais pas ? s'écrie Béni, lorsque nous parvenons à l'extrémité du couloir. - Quoi ? - J'ai oublié mon pantalon. Et c'est vrai qu'il a Coquette au vent, le Sagouin. A la transhumance, ça fait songer. Quand les belles vavaches reviennent des hauts alpages en brimbalant leurs cloches. - Eh bien, va le récupérer ! Je l'attends en tournicotant mon Coït à mon index. Un revolver, ça paraît joli. C'est esthétique comme forme. La fùmasserie des hommes, c'est aussi cela : donner des lignes harmonieuses aux pires objets. Rendre élégante une chose destinée à tuer, tu te rends compte jusqu'où le machiavé­lisme va se loger ? La crosse brune, striée, épouse bien le creux de la main. Le poids est équilibré. Le canon étincelle. Le barillet dûment ensemencé est d'une souplesse de montre suisse. Oui, faut admettre, c'est presque gracieux. Ça incite à la collection... M. Klapusky se met à vomir, l'épaule acagnardée contre le mur. - Hé ! fait une voix. Je tressaille. Quelque chose vient de surgir par la porte de notre geôle. Et ce quelque chose, c'est la tronche de Béru ornée d'une aubergine haute comme ça. Elle est à même le sol. Et ce n'est pas le cher homme qui vient de me héler. Le possesseur de ladite voix reste prudemment hors champ. - Vous m'entendez ? reprend-il. - Parfaitement bien. - Vous avez oublié de fouiller le bossu : lui aussi avait un feu ; regardez ! Fectiment, je vois poindre le canon d'une rapière hors de l'encadrement. - Et puis vous êtes drôlement bâcleur : ne pas nous avoir pris les clés des chaînes... Rire. Lui, comme tu t'en rends compte, c'est pas le genre du prof. Il se prive pas de Dartagner. « A moi, comte, Vermot ! ». Second prix du Conservatoire de roulage de mécaniques. La frime du gros repart hors champ. - Libérez M. le professeur, sinon, à trois je déglingue la cervelle de votre goret ! Et Bibi, du tac au chose : - Si vous butez M. mon ami, je seringue votre prof ! Un instant de silence suit, qui dure plus d'une minute. Pour rendre hommage aux morts, soixante secondes suffi­sent, pour blouser un vivant, faut davantage, pas chialer son temps. - Hé, vous écoutez toujours ? finit par lancer la voix. - Je n'ai pas coupé, vous me prenez pour un rabbin ! - Voilà ce qu'on va faire... - Allez-y... Je perçois le bruit de sa déglutition. Tu noteras qu'un moudela, toujours, quand il est préoccupé, il éprouve le besoin d'avaler sa salive, comme si le produit de ses sécré­tions glandulaires contribuait à la recharge de sa cervelle ! - Votre gros sac récupère. -Heureux de l'apprendre. - Maintenant, il doit pouvoir marcher. Vous allez vous placer au fond du couloir avec M. le professeur. On comp- 94 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES tera jusqu'à trois. A trois, M. le professeur et votre gugus se mettront en marche. On sera chacun à un bout avec nos flingues. J'ai eu un premier prix de tir à l'armée (et moi qui croyait qu'il possédait un second prix de roulage de méca­niques !). Si vous jouez au con, je fais un carton dans le dos du Goret. Convenu ? Je soupire : - O.K. ! Tout en songeant que ce loustic est le roi des nœuds votants et que moi, à sa place, ayant allongé Béru et étant fort en tir, je me serais pointé en douée dans l'encadrement et j'aurais mis à profit l'élément de surprise pour dessouder l'ami Sana. Non, il marche à vitesse réduite, au plan gam-berge, ce rombier, il a la corne de brume enrhumée. Ou alors, il n'est pas le flingueur émérite qu'il prétend et il a eu peur de praliner son patron en défouraillant dans ma géographie. J'achève de longer le couloir. Me voici contre la porte du fond. Je Yopen d'un coup de miches. - Vous y êtes ? s'inquiète la voix. - Paré ! - Alors je compte. Un, deux, trois... A trois, Bérurier débouche en chancelant. Il se tient la bosse d'une main, s'appuie au mur pour avancer. On le sent puissamment sonné, le vieux rhinocéros. Sa lenteur m'exaspère. Parce que, à cette allure, le professeur aura rejoint ses sbires avant que le Gros ne m'ait rejoint moi, tu piges ? Et alors, ils pourront, une fois Klapusky hors champ, canarder le couloir au jugé et nous causer des dom­mages. Bérurier fait trois pas, tombe sur un genou. Se relève tant mal que bien... Et pendant ce temps, Klapusky, d'un pas léger (il offre moins de résistance à l'air depuis qu'il a une portugaise dételée) a déjà parcouru la moitié de la distance. Je pres­sens des catastrophes bien horrifiantes. Mon antagoniste est CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 95 là-bas, campé comme un cavalier qui pisse en tenant son cheval par la bride, le feu braqué, vigilant, prêt à accomplir un numéro d'héroïsme au rabais pour essayer de décrocher la croix de guerre, le moment venu. - Grouille-toi, Gros, bon Dieu ! ne puis-je m'empê­cher d'exhorter. Mais il n'a pas seulement la force de répondre, la pauvre Enflure. Au lieu d'obtempérer, il s'arrête au milieu du cou­loir, dansant d'un pied sur l'autre, tel un plantigrade ivre, en se tenant la cafetière à deux mains. C'est marrant, comme parfois, il réussit à me dérouter, Alexandre-Benoît. Comme il paraît trouver un prolonge­ment à lui-même. Il est télescopique. Un pied d'appareil photo. Une antenne de radio portable. Tu tires dessus, et il en sort, et tu crois que tout est sorti, et pourtant cela vient toujours... A l'instant où le professeur mono-oreille le double, un miracle se produit : le Gradu jaillit de soi-même que je te dis. La promptitude du cobra. T'as pas le temps de voir et tu piges à retardement. Il a happé Klapusky dans une volte-face fulgurante. Le tient comme un bouclier devant sa per­sonne, tout gigotant et radine à reculons. - Bons baisers à mardi ! il ricane. Tire, mon lapin ! Tire bien si tu veux t' retrouver en chômage total. Je danserais de joie si hélas, cette merderie de civilisa­tion ne m'avait contraint à juguler mes réactions, à mas­quer mes sentiments, à mettre un loup de velours noir à mon cœur d'enfant... Deux fois en quelques minutes, il te les blouse, Pépère. Et le v'ià qui me rejoint à la reculette, ses grosses miches toujours dénudées (mais quand on est doté de tant de poils, la nudité est relative) pointées dans ma direction, formi­dable comme une batterie antiaérienne au complet. Je m'extrapole du couloir. Béru sort à son tour, mainte­nant toujours le professeur plaqué contre soi. Il ne va plus pouvoir s'en passer. Tu sais comme le prolongement d'une 96 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES situation se transforme vite en habitude, chez nous autres Terriens terre-à-ras-terres. Nous sommes dans un vaste local peuplé d'appareils mystérieux, chromés à vif. Une lumière éblouissante ! Je voudrais examiner les lieux, comme sûrement ils méritent de l'être, seulement je me dis que le bossu et son copain ne vont pas rester inactifs. Y a d'autres pékins méchants dans le secteur. Une fois l'alerte lancée, on va devoir affronter des embûches qui ne seront pas de Noël. Trois portes donnent dans la vaste pièce où nous venons de débouler. Sur l'une d'elles, il y a écrit en lettres pour Mobilisation Générale : « Entrée Interdite ». Tu ne doutes pas un instant que c'est celle-là que je choisis, si ? Je m'y dirige. Mais Klapusky hurle : - Non ! N'entrez pas ! Je ne tiens aucun compte de son veto et j'empoigne le levier à barre pivotante qui en commande l'accès. - Je vous dis de ne pas entrer, c'est un milieu stérile et y pénétrer sans les précautions d'usage aurait des consé­quences catastrophiques. - Et ta sœur, docteur ? objecte Bérurier. J'achève de rabaisser la manette. La porte est lourde, d'une épaisseur de coffre-fort. Pas très vaste. Toute blanche. Au centre, quelque chose qui ressemble à un petit lit, mais sans couverture. Une boîte dont le fond serait tapissé d'une sorte de moleskine blanche, plutôt. Avec, par-dessus, une sorte de cloche en plexiglas à laquelle est branché un tuyau extensible. - Un plafonnier pour bloc opératoire éclaire cet étrange accessoire. Je m'en approche. Je regarde. J'ai tort, car je n'oublierai jamais plus. Mais alors jamais, tu m'entends, Claboufzing ? C'est pas horrible, c'est... Attends, je vais pas tomber en rade de vocabulaire, CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 97 moi le néologiste distingué. Mais les mots qu'on invente ne savent que renforcer une idée ; pour l'exposer, obligatoire­ment, tu dois puiser dans le matériel traditionnel. Ce que je vois, donc, n'est pas horrible, c'est AUTRE­MENT. Voilà, merci, San-Antonio, ça c'est chiément dit : AUTREMENT. Pas moyen d'exprimer avec plus de force. Ce qui gît, là, dans cette sorte de lit-cage (au sens rigou­reux du terme composé) n'a jamais été vu auparavant. Donc, tu l'admets, c'est autrement. Mais je vais pas te tartiner les siamoises question voca­bulaire, déjà qu'en classe t'étais nul en grammaire et que, pour la richesse d'expression, tu te situes entre le pygmée et l'Indien Jivaro. Me faut, bien que tout urge présentement, faire un bout de halte pour te décrire. Stoïque, je décris donc. Ça tient incliné sur une espèce d'armature métallique. Il y a une tête et des organes. Et voilà tout. Je répète : et voilà tout ! Reprenons. La tête pour commencer, car il y a à dire. Il y a toujours à dire sur une tête, seulement pour la celle en question, c'est une autre paire de ce que tu voudras. Pas question d'expression : elle n'a plus d'expression. Ne peut plus en avoir. Figure-toi un schéma de tête. Plus de peau ni de chair sur les os. Plus d'oreilles, plus de paupières. La boîte crânienne a été sciée et le cerveau est en vente libre. Une tête de mort sans partie supérieure, dans laquelle sub­sistent les yeux, uniquement les yeux. On lui a arraché même les dents ; par contre, on lui a laissé la langue, ce qui est gentil, tu conviens ? Eh bien, malgré tout, ça n'est pas cela, le plus épouvantable, mon gamin. Mais « le reste ». Que dis-je : LES restes ! Qui se composent, à vue de nez, et je te les cite dans le désordre de : l'artère carotide, la trachée artère, les veines jugulaires externes et internes (mais à ce point de dépouillement, y a plus rien d'interne, ni plus rien d'externe), la veine pulmonaire, le poumon 98 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES droit, le cœur, les veines et artères coronaires, le rein gauche, le foie, l'uretère, le rectum, plus quelques petites babioles que tu m'excuseras d'omettre, mais moi, l'anato-mie, tu me connais ? Bon. Comme je me permets de te le rappeler, ces restes sont à nu. Le ci-devant humain qui sub­siste là, par pièces et lambeaux, sur son présentoir métal­lique, n'a plus ni jambes ni bras, ni thorax, ni cul. Ne lui demeure qu'un souvenir de tête et des organes. Point à la ligne, comme c'est la mode de dire présentement dans les conversations à tendances mondaines. Mais bouge pas, Durandard ! Dégueule pas tout de suite, je t'ai pas allongé le plus beau (si j'ose m'exprimer ainsi)'. Je t'ai gardé le tout superbe, l'insoutenable pour le bon refile : ça continue de vivre. Oui, j'écris, persiste et signe : ça continue de vivre. Au reste (s j'o m'e a), on ne lui a laissé ses yeux qu'afin de pouvoir visualiser l'impensable phénomène. Mieux que le cœur qui bat, que le cerveau qui palpite, que le liquide parcourant les multiples conduits, oui, mieux que ces manifestations péremptoires, il y a le regard. Un regard comateux, mais néanmoins un regard. Je fais un pas en arrière comme le bourrin du général Hugo qu'une espèce de Maure lui faisait peur, ce saligaud, sans se gaffer que ses descendants seraient pompistes un jour et qu'ils achèteraient la Tour de la Défense pour s'en faire un pied-au-ciel. Tout de suite, une description pareille, tu te dis, recta il va nous gerber sur les mocassins, le Santonio, et on pourra rien lui invectiver, vu les circonstances atroces. Eh bien non, mon pote, je n'accroche pas les Decauville. Pas envie. C'est trop... trop, tu comprends ? Parfaitement : trop trop ! J'exprime en vigueur aujourd'hui, hein ? On va plus loin 1. Comme j'use volontiers de l'expression « si j'ose m'exprimer ainsi », en attendant de trouver mieux, dorénavant j'écrirai simplement, histoire de gagner du temps et de la place s j'o m'e a » ; tu te rappelleras, Dunœud ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 99 que l'indicible. Et alors, toi, Bouillemolle, qu'est-ce que tu veux qu'on branle, en deçà du dicible ? Virguler mon steak et mes pommes frites ? Trop facile, compère. Se libérer l'estom' ne te libère pas l'esprit d'une découverte de cette taille. Bérurier s'est approché. Il a regardé. Il a vu. Il tousse, comme à l'église, pendant un enterrement d'hiver ; doucement, au creux de son poing. S'essuie les résidus au pelage de ses fesses. Puis, à voix très basse : - Il vit toujours, long-dix-raies ? - Hélas. Il se tourne vers Klapusky, tout mou, foireux, sanguino­lent juste de par l'absence d'une étiquette. Un Klapusky anéanti qui, s'il possédait quelque présence d'esprit, aurait eu beau jeu de mettre à profit notre stupeur pour s'esbigner en claquant la lourde. - C'est qui, ce machin ? - Tout est perdu, vous venez de corrompre le milieu stérile, hoquette l'autre apôtre. Sa seule préoccupance, au prof. On lui carbonise son expérience. Mon Bérurier d'amour marche à l'appareillage et, à grands gestes méthodiques, arrache l'un après l'autre les tuyaux et autres fils reliant le bloc chargé de cadrans à la cloche. A ce degré, on ne peut plus parler d'euthanasie, tu l'ad­mets ? - Misérable ! hurle Klapusky en s'élançant. Le Gros l'écarté, comme on éloigne un chien méchant, d'un coup de saton dans le bide. L'autre s'écroule. - Qui est-ce ? fais-je en montrant la cage où, soudain, le cœur s'est figé. Il ne répond pas. - Le footballeur ? Il me jette un regard de détresse infinie. Non pas tant 100 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES parce qu'il est démasqué, qu'à cause de son horrible expé­rience anéantie. Je m'efforce de conserver une voix unie, un ton de conversation : - Il s'agit du premier disparu de la clinique de Rèche, n'est-ce pas ? - Et alors ? - Quel but poursuivez-vous ? - L'amélioration de l'espèce, en repartant de zéro. - C'est-à-dire ? - Ramener l'homme à sa plus simple expression, repartir de l'essentiel pour parvenir à une refonte qui... Sa rogne le reprend : - Et vous venez de détruire une réussite étonnante ! Je suis pour l'eugénique, et l'eugénique, tôt ou tard, prévau­dra. Si l'on n'entrave pas la multiplication des inaptes pour améliorer la race humaine, la décadence de notre espèce sera irréversible. Bérurier le considère d'un œil désabusé. - Dis donc, il est charançonné de la soupente, me fait-il. Mais tu parles d'un artiste, arriver à désosser un quidam d' c't' façon, faut du doigté et des connaissances espéciales sur la natte-omise. - Où est l'autre ? demande-je à Klapusky. Il paraît égaré, maintenant, entre la perte de son oreille et celle de son cobaye humain, sa raison se disperse. Je lui prends le bras, familièrement : - Cher Klapusky, où se trouve le numéro deux ? Le fils Blumenstein que Catherine vous a aidé à kidnapper avant-hier ? Il est trop sonné, pas seulement pour répondre, mais simplement pour comprendre ma question. Il ne réalise pas. C'est la toute grande béchamel dans son esprit. T'as des gens, une vie durant, ils marchent sur le fil raide tendu de la déraison, et puis un jour, les voici qui perdent l'équilibre CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 101 et s'étalent comme des bouses de vache. D'ailleurs, si un dingue est appelé un déséquilibré, y a une raison, non ? - Laisse quimper, il fait le crawl dans le sirop, secoue Bérurier. On trait mieux de se tirer les pattounes de ce piège à cons. Ensuite de quoi t'est-ce on avisera. Bien dit, Bouffi. Je rouvre la porte avec les précautions d'usage. Et bien m'en chope, mon nùnet-bleu-à-vérole. Oh que oui donc ! Et heureusementissimo qu'elle est de cette épaisseur, la porte. Faite de ciment armé ! Merci à l'archi­tecte pour cette belle prévoyance. Une volée de frelons calibrés me passe à ras des moustaches. Le panneau eût été moins lourd, je me serais trouvé moins en retrait, n'ayant pas de gros effort à fournir, et j'aurais écopé comme 4 et 4 font 44, promis ! Heureusement, je devais haler fort (je vais toujours fort) et m'arc-bouter pour mouvoir ce monument. Dès lors, un truc se produit, qui rend la situation nauséa­bonde. Le prof veut s'élancer à l'extérieur par la brèche. Juste au moment où je m'acagnarde pour relourder en vigueur. Braoummm ! Sa tronche brutalement coincée dans l'ouverture éclate d'un coup, comme ton péroné parfois quand ta fixation a voulu garder le mot de la fin au cours d'une chute à skis. Déjà qu'elle était de forme allongée, la bouille au fameux eugéniste, alors tu penses si ça facilite ! Gare aux taches, Minù ! Planque ta jolie robe blanche ! Ça gicle dans l'air à la ronde ! Me v'ià avec seize rosettes de la Légion d'honneur sur les revers, mon cher président ! Mastardes comme des rosettes de Lyon, là qu'on en fait la culture intensive. Tout autour de la ville y a des champs immenses de rosettes, je te montrerai, un jour qu'on pas­sera dire bonjour à Vettard (mieux Vettard que jamais, vieux Vettard que j'aimais, etc.). Faut aller, au printemps, quand elles sont en fleur, les rosettes. Ce coup d'œil. Les tulipes bataves ? Tiens, smock, c'est de l'Amsterdamer ! Mais on s'écarte du sujet, alors que je ferais mieux d'écar­ter cette saloperie de porte que Klapusky m'empêche de 102 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES fermer. Je rouvre un chouïa, Béru, toujours doté d'une pré­sence d'esprit qui fait de lui un chêne pensant, tire le savant en arrière. Je repousse l'huis. Rabats la tige de fermeture. Nos adversaires se précipitent pour rouvrir. Seulement le Graves se suspend à la petite barre, et alors, pour faire décrire un arc de cercle arrière à celle-ci, dorénavant, il faudrait la force hydraulique engendrée par tout un barrage. Nous v'ià claquemurés dans un local sans fenêtre, en compagnie d'une cloche recelant les misérables restes d'un fou, et le cadavre d'un savant dont la savanterie gît en petits tas écœurants sur le sol et sur ma veste. Faudrait être con pour ne pas faire une fin de chapitre avec de tels éléments. Etant doté d'un quotient intellectuel en comparaison duquel celui d'Einstein serait inférieur à celui de l'escargot demeuré, je décide une fin de chapitre opportune. La voici, je te la donne. Tu me remercieras plus tard. AUTRE CHAPITRE Comprenant qu'ils ne parviendront pas à ouvrir cette porte formidable, que même une forte charge de plastic laisserait indifférente, les assiégeants s'arrêtent d'en cigo- gner l'ouverture. Ce que réalisant, Bérurier lâche prise afin de restituer à ses muscles endoloris une souplesse qui fait de ce cher homme l'égal de M. Muscles. Pour prévenir une nouvelle tentative, il va choper une partie du bloc gasprofulnùjambeur et l'accroche à la longue poignée de métal. Ouf ! Nous voici avec un répit. La vie n'est composée que de répits placés bout à bout, comme les pierres d'un gué. Un jour, les pierres cessent et ça fait tout de suite moins, gué ! Tu calamités dans la patouille. Terminé. Au suivant ! - Il ont eu le temps de voir que le père Bistouri est nazebrock, selon toi ? murmure Béru, sans grande convic­tion dans le point d'interrogation terminal. - Ils se trouvaient aux premières loges pour admirer l'accident, et peut-être en ont-ils été éclaboussés, eux aussi. Ce qui revient t'a dire qu'on n'a plus de monnaie d'échange ? précise le Pertinent, lequel aime bien graver sa pensée dans le marbre pour pouvoir la relire à tête reposée. - Ça revient à le dire, effectivement. - On n'est pas vautrés sur un lit de rosés, hein ? - Sur leurs tiges seulement, Messire. Ces coquins n'ont qu'à nous assiéger jusqu'à ce que la faim, la soif ou la fatigue cérébrale nous forcent à sortir. Le temps est à 104 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES leur dévotion. Il travaille pour eux comme un livret de Caisse d'Épargne. - Donc, on est baisés ? - Pris au figuré, oui. Et au sens propre, tu encours un certain risque, étant privé de pantalon. Sa Majesté très illustre hoche son beau chef beaujolai- lisé et, pour économiser ses forces, s'assoit par terre, le dos au mur. Il médite un instant, puis, sublime de belle jugeote : - Qu'est-ce y t' dit que c'est nous qu'on se lassera le premier, gars ? Réfléchis : ces julots savent que le prof est déguisé en défunt. Y z'ont quoi-ce à attendre ici ? C'est pas eux qui fait les espériences ? Tu serais à leur place, técolle-pâte, tu t'empresserais pas de ('disperser dans la nature, reconnais ! Surtout, bouge pas, que les journaux doivent annoncer que Pinaud est vivant. Donc qu'y reste un témoin pour narrer l'historiette. J'sus prêt à te parier qu'au moment précis que je te parle, y sont déjà en train de démonter le chapiteau. Je file un coup de saveur à ma tocante : - Ton raisonnement se tient. Gros. On va s'accorder une plombe ; passé ce délai, s'ils n'ont pas donné signe de vie, on risque une sortie. * * * Le temps qui galope si vite se trame quand on le regarde passer à la loupe. En somme, la recette est simple : si tu veux avoir l'impression de battre le record de Mathusalem, passe ton existence devant ta montre, ou devant ton miroir, ce qui revient à peu près au même. Là, oui, tu dures. Tu t'économises. Tu te gardes pour toi tout seul, et la vie aussi. Elle devient, dès lors, la vie à l'état pur. Les aiguilles d'une montre, ou ta frime qui se ravage, émiettée par le temps, et voilà que Dieu paie content. T'en flanque pour tes neuf mois de gestation. Merci, Seigneur ! La recette est CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 105 trouvée. Tu regardes tourner les aiguilles, tu regardes fuir ton visage au fond de toi, et tu cesses sans le savoir, à force de lointain qui s'éloigne. Simple question de focale, en somme. On pourrait causer de ça à en devenir chèvre, feuille, ou chèvrefeuille. Vaut mieux pas. Une heure. Bérurier grogne : - Ce lapsus de temps est inutile, mec. J'sens qu'y z'ont filé. On gâche not' belle jeunesse en compagnie d'avec ces deux viandes. - Encore un quart d'heure, par mesure de sécurité. - On n'est pas à la seconde près, c'est pas une bombe qui doit exploser ! Je finis par céder. - Soit, allons-y. Toi, tu ouvres en t'effaçant le plus possible. Moi, je me place de l'autre côté de l'encadrement, feu en pogne et je sors le premier, prêt à balancer la fumée sur tout ce qui bouge. Il opine. - Go! Si les chérubins sont toujours à l'affût, nous ne pouvons escompter l'effet de surprise, car, fatalement, ils voient bouger la manette de fer depuis l'extérieur. La voici rabat­tue. Béru cambre ses énormes meules et tire à lui. Te m'ouvre ce mastodonte comme on soulève le couvercle d'une bonbonnière, le Surpuissant. Il a un taureau dans chaque bras, c'est pas possible ! Mon feu est bloqué au creux de ma main. Il semble en faire partie. Je m'apprête à foncer. Juste comme ma détente va s'opérer, alors que je ne suis pratiquement plus qu'un regard prêt à tout capter, un index prêt à tout abattre, le Mastoc hurle : - Noooon ! J'allais partir, j'étais déjà parti. Mais son pied m'arrive dans l'estomac, et soudain c'est comme si je n'avais jamais 106 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES avalé un verre à liqueur d'oxygène de ma vie. Je ne me rappelle plus avoir respiré un jour. Etendu sur la carcasse du professeur, je cherche désespé­rément le mode d'emploi de mes poumons. Tu veux regar­der dans la boîte à gants, si je l'aurais pas oublié ? Mais l'air est insinueux. Il parvient à me faufiler jus­qu'aux Spontex. J'en prends plein les lobes. - Tu deviens dingue, espèce de Résiduel ! - Avant de gueuler aux petits pois, viens voir ce que j'voye ! Son index en tranche de boudin me désigne le vide. Le vide de la porte ouverte. Pas entièrement vide toutefois puisque, à y regarder attentivement, on aperçoit un fil de nylon tendu en travers de l'encadrement à hauteur de genou, et un second, placé, lui au niveau d'une poitrine d'honnête homme. - Y s' sont taillés, maisj' te parie qu'y z'ont laissé un petit souvenir ému. Reusement qu' je jouis d'une vue défiant celle du larynx. Bouge pas, on va t'en avoir le cœur net. Il se saisit d'un gros tuyau accordéon, celui-là même qui expédiait de l'oxygène dans la cloche au digest de footbal­leur. - Place-toi de côté, gars, ça risque de causer des écla-boussures. Lui-même se place derrière le formidable paravent de la porte ouverte. - Bouche-toi les cages à miel, qu'autrement sinon, ton tympan risque de perdre son pucelage. Il fait tournoyer le tuyau verticalement, comme un cowboy de cirque son lasso et le propulse. Tu t'imagines qu'il en résulte un formidable badaboum, toi ? Erreur, mon très cher frère. Tout ce qu'on perçoit, c'est un bruit de verre brisé. Une sorte d'aquarium vient de tomber et de se pulvériser. Quelqu'un l'avait placé en équi- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 107 libre au-dessus de la porte. Les fils de nylon devaient le faire basculer de son juchoir. - Gaffe-toi, Gros ! m'écrié-je. Car il n'était pas vide, cet aquarium. Il ne contenait pas de l'eau, ce qui fait qu'il ne mérite pas l'appellation d'aquarium. Celle de « cage de verre » lui aurait mieux convenu. Et la cage était emplie de reptiles minuscules qui, en un instant se mettent à grouiller, à se répandre, à s'étaler comme une flaque d'huile sous un carter éclaté. Des crotales de châvignool ! Les plus venimeux serpents de la planète. Leur morsure est foudroyante. La seule chance qu'on ait d'y réchapper, c'est de s'inoculer le sérum antivenimeux avant qu'elle se produise. Te dire ! Ah ! l'en­geance ! Abomination rampante ! Faufileuse. Sournoise. Une partie des effectifs nous radine droit contre, car, t'es pas sans savoir (ou alors faut vite t'abonner au Rideur Digeste) que le crotale de châvignool est le seul animal, avec la belle-mère et le moustique des marais, qui attaque délibérément l'homme. Des serpentologues éminents ont expliqué comme quoi c'est notre odeur qui les rend tei­gneux, ces saloperies de vertébrés tétrapodes. De flairer un bonhomme, ça leur flanque l'écaillé de poule et ils foncent à l'attaque, le dard au vent. Une autre de leurs propriétés (tu trouveras la liste complète dans la Revue de l'Immobi­lier), c'est de pouvoir bondir. Ils sont projectifs car leur queue leur sert de point d'appui. Enfin, bref, je vais te faire un cours là-dessus. - Attention, ils sautent et mordent. Ne les laisse pas approcher, et surtout ne tente pas de les écraser du talon car ils bondiraient sur ta cheville. D'un commun accord, nous basculons la cloche conte­nant les restes tronçonnés du pauvre goal et nous juchons sur la table qui la supportait. Deux naufragés sur une ban­quise achevant de fondre. A nos pieds, c'est l'enfer en bonne et due forme. T'imagines, le professeur mort, investi par la horde ram- 108 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES pante ? Et les affreux restes de Charly Bonnus ? Et puis cette armada de crotales de châvignool, dont les légers sif­flements ont je ne sais quoi (mais je vais trouver) d'halluci­nant ? Tu mords bien tout, au moins. Vieille Expectoration Bacillaire ? Fais jouer tes méninges, quoi, merde. J' peux tout de même pas te charrier à bras tendus d'un bout à l'autre de mon polar. Mets-y du tien, bon Dieu de bois ! Détartre-toi la cervelle ! Te tenir la main, soit ! Etre ta canne blanche, d'accord. Mais imaginer à ta place, c'est comme si je mastiquais ton entrecôte avant de te la donner à avaler. T'es bon qu'à digérer, non ? Qu'à déféquer ! L'important, c'est pas ce qui te pénètre, mais ce qui se retire de toi, bon Trou-de-balle. - Passe-moi ta chemise. Béni ! - A cause ? - Vite! Prestement, malgré l'embonpoint qu'il ne songe pas à dissimuler tant est grande sa loyauté, il quitte sa veste, puis sa limace et me la tend. Je prends mon briquet et j'y fous le feu. Elle s'embrase d'autant plus facilement qu'elle est extrêmement grasse. Je jette alors la torche d'étoffé sur le sol, au niveau de la porte. Beaucoup d'animaux ont peur du feu. Chez le cro­tale de châvignool, cette peur est une véritable panique. A peine ce minuscule brasier vient-il d'atterrir que les ser­pents prennent leurs jambes à leur cou et se sauvent. J'enflamme alors mon mouchoir après l'avoir divisé en deux. Cela donne deux petites torchettes. - Filons en tenant ces flammes le plus bas possible, Gros ! Un peu pensé, non ? Et mon plan s'accomplit parfaitement. Nous nous taillons sans être inquiétés. Une nouvelle porte... On fait beaucoup de porte-à-porte dans mon métier. Un escalier. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 109 Nous parvenons dans le hall de la vaste baraque où nous a reçus, le matin même, la vieille dame aux cheveux blancs. Elle gît sur le carrelage, la pauvre personne. Une balle violemment introduite dans sa tempe a teint en rouge l'es­pèce de casque qui lui composait sa coiffure plate. On l'enjambe en se signant, car on sait vivre. Ouf, voilà le beau-dehors suisse. Le lac Léman, pim­pant, paisible, est là comme un nana nanère d'argent qui chosemugle au soleil. Des bateaux blancs aux voiles blanches se branlent le foc au gré de la brise. La vie a une odeur de vacances. Est-il possible que nous venions de vivre un tel cauchemar alors qu'autour de cette maison maudite, les montagnes étincellent, que le jet d'eau de la rade pisse dru, que la cité de Calvin bruisse de tous ses Italiens, de tous ses Portugais, de tous ses Espagnols, de tous ses Français, de tous ses Britanniques, de tous ses Arabes, de tous ses Américains, de tous ses Iraniens et aussi de tous les étrangers qui l'habitent et dont certains ont le culot d'être suisses ! Dis, mon frère, est-il possible ? Hélas, yes, si, ja, oui ! Aucune bagnole sur le terre-plein. - Gros, je pense que, malgré les circonstances, tu ne peux pas te promener dans cette tenue. - A cause ? - Te rends-tu compte que tu n'es vêtu que d'un veston particulièrement court ? - C'est vrai. Tête basse (la tête seulement) il rentre dans la maison. Je F attends en cueillant une rosé grande ouverte dont je me mets à mâcher les pétales avec délectation. Hmmm : y a bon, la vie retrouvée ! Au bout de cinq minutes, un cheik arabe ressort de la taule. Il n'est pas sans provision, vu qu'il mange un saucis­son pur porc que sa religion, pourtant, lui prohibe. - J'ai pas trouvé de fringues à ma taille, explique mon 110 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES pote. Ce Klapusky, c'était un vrai sifflet. Alors je m'ai arrangé av'c les moilliens du bord. Deux rideaux et un cordon d'embrassade de fenêtre ont fait l'affaire. J'ai t'il pas un p'tit côté Mille et une Noyés, ainsi attifé ? - Absolument, Gros. Tandis que nous descendons le parc en pente raide pour rallier le quai, il demande : - Au fait, pourquoi qu' t'as fait cramer ma limouille, Sana? - Tu l'as vu, pour chasser ces abominables serpents et, ainsi, nous permettre de fuir. Le cheik Aihuil Dâr Achid opine gravement : - J'esgourde bien, ce quej' te demande c'est la raison de pourquoi t'est-ce t'as fait brûler la mienne et pas la tienne ? - Parce que la mienne est en soie, mon chéri. - Et alors, ça combuste pas, la soie ? Il s'arrête pour rajuster ses rideaux et soupire : - C'est pas que t'es égoïste, Sana, mais y a des moments que tu penses trop à toi. « * * Le hall de l'hôtel est immense, confortable, clair et net. Un pingouin en gants blancs se précipite sur nous. Désignant Bérurier, il murmure : - C'est monsieur qui vient pour acheter l'hôtel ? - Non, m'étonné-je, pourquoi ? Le gars rengracie. - Oh, je croyais. Nous attendons un monsieur... un monsieur heu... de là-bas, et comme ces messieurs n'avaient pas de bagages, j'ai cru... Veuillez m'excuser. - Nous attendons quelqu'un, dis-je en me dirigeant vers les cabines téléphoniques ultramodemes (là-dedans, la voix de ton correspondant est charmeuse), du moins, nous allons l'attendre. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 111 Je tube à Franck Rèche, lui déclare que des événements d'une extrême gravité viennent de se produire, et lui demande de nous rejoindre d'urgence à Y Hôtel des Quatre Nations. Après quoi, je vais rejoindre mon cheik au bar où je le trouve en conversation avec un fort monsieur blond à lunettes. Béru commence d'enrogner. - Non, môssieur, il beugle, c'est pas moi que j'ai rendez-vous av'c vous pour placer vingt milliards de dol­lars sur un compte numéro ; si j'aurais vingt milliards à placer, c'est pas sur des numéros qu' j' les placerais, car j'joue jamais à la roulette ! Il survient, Franck Rèche ; superbement sublime dans un complet vert foncé, chemise bleu pâle, cravate jaune canari, assortie à son sourire jaune souci. - Ecoutez, bredouille-t-il, quand on lui a terminé la narration, écoutez... On l'écoute. Ce que comprenant, il ajoute, toujours dans un état de surexcitation hyperdue : - Tout ça... Une telle chose ! Un machin pareil ! Un truc de cette envergure ! A moi ! Vous croyez pas, les pieds-noirs, que nous sommes marqués par le giscard ? Je veux dire : par le destin ? Qu'on a un sort mauvais attaché à la queue ? Qu'on traîne un péché originel ? Il faut faire quoi ? Aller où ? Se vouer à qui ? Ne bougez pas, laissez-moi réfléchir. Je voudrais une solution. Un espoir de solu­tion. Une lueur. Un projet de lueur. Une allumette, tenez. Rien qu'une allumette. L'allumette, c'est la lumière en puissance. C'est la clarté endormie. La chaleur en devenir. J'exagère ? J'abuse ? Répondez ? Je me fourvoie ? Qui aurait pu laisser supposer ! Klapusky ! Le grand Klapusky, dont les ouvrages font autorité. L'homme qui a découvert le grafouillage pétrovaient des cellules inertes, et la bifec-tion androgyne des chromosomes bulgares. Ce bel et 112 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES superbe esprit, éclatant de science ! Et moi, simple pied-noir qu'il honorait de sa bienveillance ! Moi, l'obscur qui me chauffais l'âme au rayonnement de son savoir ! Bon, passons. Je deviens quoi là-dedans, hé, hein ? Répondez ! On réagit de quelle façon dans mon cas ? On se fait natura­liser juif ? On s'inscrit à l'U.D.R. ? On suce des messieurs dans les dernières pissotières du royaume de France ? Je veux qu'on m'explique, qu'on me guide. J'obéirai, je suis prêt ! J'ai de l'énergie. Je fais de la culture physique, du tennis, et je commencerai le golf quand je ne pourrai plus jouer en simple sur un court. Alors, répondez ! Moi ? Moi, docteur Franck Rèche, cette calamité, je la mets où ? J'en fais quoi ? Je la passe à qui ? J'ai bâti deux fois ma vie : dans le département de Constantine et dans celui de la Haute-Savoie. A présent, je me dirige vers où ? La Laponie ? Ils ont des troubles mentaux, les Esquimaux, avec toute l'huile dont ils s'oignent ? Allons donc ! Pourquoi rigole-t-il, ce sale bicot de mes deux ? Me semble le connaître, cet infâme crouille. Hein, je l'ai vu où, ce raton pourri, San-Antonio ? Quelle idée vous prend de traî­ner dans Genève avec ce tronc invertébré, ce bougnoul mal blanchi ? Sa gueule faisandée me dit quelque chose ? - C'est mon collaborateur Bérurier, calme-je. - Oh oui, bon, je me disais. Faites excuse. Un déguise­ment je comprends. Il a raison : des biques, on ne trouve plus que ça en Suisse. « Pétrodollars, y a bon mon z'ami. »Ah, elle est loin, l'époque de Banania. Ils sont par­tout avec leur pognon, ces marchands de babouches ! Surtout ne me taxez pas de racisme. Jamais de la vie. L'ouverture, je suis foncièrement pour. Chacun a le droit de vivre, les Arabes comme les autres, après tout. Franchement, j'éprouve une profonde tendresse pour eux. De l'amour même, d'un certain point de vue. Simplement, je trouve qu'il y a rapport direct entre leurs culs et mon soulier. Pas raciste, mais ça. Juste ça : leur savater le der­rière jusqu'à ce que je ne puisse plus lever la jambe. Et CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 113 puis c'est tout. Pas de quoi fouetter un émir, si ? Je suis proraton, au fond, dans mon genre, à ma manière... La seule chose que j'aimerais me faire expliquer : pourquoi en ont-ils eu marre de nous ? On était si heureux, ensemble, là-bas, au soleil. On s'aimait. On travaillait de concert, on faisait la guerre de 14-18 ensemble. Si au lieu d'être fran­çais, Bugeaud avait été amerlock, il se passait quoi ? Un génocide ! Comme pour les Indiens. On en conservait quel­ques-uns, les plus beaux, pour mettre dans des réserves. Témoigner de la race, un jour. Seulement nous autres, Français généreux, on s'est démerdé de les vacciner, tu parles ! De leur construire des barrages, de leur planter de la vigne à ces cons qui ne buvaient pas d'alcool. Notez, en mon âme et conscience, je ne leur en veux pas. Pas trop. Le monde tourne. Je suis prêt à leur tendre la main, à y retour­ner, voilà, à y retourner. Et il éclate en sanglots... Troublé, Béru se lève et va au bar. Le loufiat lui sert d'autorité un jus d'orange. - Non, mais ça va pas la tronche, fiston ? proteste Béru, qu'est-ce y ou z'arrive ? - Mais, Altesse, je croyais... Ordinairement... Peut-être préférez-vous du jus de pamplemousse ? - Pourquoi pas du jus de bite, du temps que t'y es, gamin ! Annonce-moi une boutanche de blanc, bien frap­pée. - Certainement, Excellence. Vaud, Valais ? - Mets-en une de chaque, qu'j' me rende compte d'ia différence ! - Tout de suite. Monseigneur. Combien de verres ? - Deux, pour pas mélanger. La peine de Rèche se tarit quelque peu. - Il ne faut pas dramatiser, mon pauvre vieux, le calme-je. Klapusky était fou, c'est certain, trop de science fait basculer parfois le cerveau, vous ne l'ignorez pas. 114 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Et le petit Blumenstein, croyez-vous qu'il soit mort aussi ? - Nous n'en avons pas trouvé trace, probablement que les sbires du professeur l'ont embarqué en partant. Rèche cueille ma dextre dans les chères siennes. - Oh ! San-Antonio, mon ami, mon grand ami, vous qui êtes un génie policier, vous venez de le prouver une fois de plus, de grâce, je vous en supplie : retrouvez-moi mon second pensionnaire. Ça réduirait l'impact du scan­dale. Les retombées de l'affaire Klapusky m'atteindraient moins violemment. Dites, vous me le retrouvez, c'est juré ? - Je vais faire l'impossible. - Ce n'est pas suffisant, San-Antonio. N'importe qui fait l'impossible. Faites seulement votre possible, le vrai, totalement. Je vous récompenserai haut la main, grasse­ment. De l'argent, beaucoup d'argent. Ma Porsche, elle vous ferait plaisir, ma Porsche ? Vous l'aurez. Et dites, ma femme, ça vous tente ? Elle est moche, mais sait-on jamais ; moi il m'est arrivé de convoiter des vieillardes. Elle baise comme dans les romans de Georges Ohnet, je dois vous prévenir. Le genre languissant, vous savez ? Le regard sur une gravure ancienne. Je lui filerais pas des tartes dans la gueule, elle me parlerait d'autre chose et à la deuxième personne dans ces moments-là. Mais quoi, je dois faire mon mea culpa urinaire : après tout, peut-être n'ai-je pas su la révéler ? Ça demande de la persévérance, ces choses-là. Je n'ai jamais eu le temps de l'éduquer. On ne peut pas, quand on se marie, vénérer simultanément le cul de sa femme et son chéquier. Un choix s'opère, qu'on le veuille ou non. Son drame, c'est qu'elle avait le compte bancaire mieux approvisionné que le slip. Je vous jure que si vous y tenez, je vous la laisse. Ne vous gênez pas, n'ayez pas de scrupule : tout est à mon nom à présent. Bérurier revient, l'air mystérieux. Il s'appuie des deux poings sur l'accoudoir de mon fauteuil. - Dis voir, chuchote-t-il, je finis par m' demander si CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 115 qu'aurait pas de bonnes affaires à maquiller à G'nève quand on est travesti en Arbi. Y a là un gonzier, au bar, qui me propose j' sais pas combien de chiées d'hectares aux limites de la ville. Y ni' dis que si je retirerais mon auber de la Caisse d'Épargne, avec Berthe, on pourrait des fois se lancer dans l'immobilier. Y veut m' vendre Cointrin, tu connais ? Paraît qu'a une superbe construction neuve en bordure du domaine, style moderne. - Il s'agit de l'aéroport. Gros. Tu crois que ça lui carbonise le rêve, à cézigue ? - Le plus duraille, c'sera pour casser le béton de la piste, murmure mon cher camarade, mais tu juges, tout en blé et en patates, ce que ça produirait, bon an malin, une superbe-ficie pareille ? CHAPITRE ENTIÈREMENT NOUVEAU - Monsieur va vous recevoir, {M'omet le valet de chambre à gilet rayé. ' On se croirait dans une pièce de Sacha Guitry. Avec Sacha Guitry dans le rôle du valet de chambre. C'est te dire que ce gus n'a pas l'air d'un vrai valeton. Il est dodu, frisotté, châtain clair avec un début de calvitie. Sa tenue fatiguée, ses joues pas rasées du jour, le col douteux de sa limouille surprennent confusément le visiteur de la part d'un garçon œuvrant pour un marchand de lessive. Je regarde autour de moi avec cet œil antennesque de l'animal prenant conscience du nouvel environnement où il déboule. C'est somptueux et de mauvais goût (du moins par rapport au mien). Ça a dû coûter chérot, toutes ces glaces biseautées à cadre doré, ces tapis chinois, lourds comme du foin mouillé, ces meubles en laque incrustée sur lesquels tu vois des coolies portant des colis à l'aide d'un long bâton, des dragons vachement furax, des petits ponts en dos d'âne et des amandiers en fleur. Je te raconte pas les paravents, les tableaux de M. Jean-Gabriel Domergue où toujours la même gonzesse capiteuse, à capeline, bouche en violette, cils pareils à des pétales de tournesol, fait sa fri­vole comme sur une couverture d'almanach des années 50. Moi, tu connais ma pudeur ? Je veux bien te décrire des horreurs, telles que Charly Bonnus dépecé dans sa cloche de verre, mais l'épouvantable a ses limites et, justement, ce sont celles de l'art. Le valet de chambre a la fermeture Éclair de son futiau qui lui joue des tours, et elle n'est close que par la petite CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 117 tirette immobilisée fort heureusement au point central de son parcours. Il n'en a cure et se déambule les couennes devant moi, comme un maton dans la travée du parloir pendant les heures de visite. Visiblement, il m'observe. - Vous arrivez de là-bas ? nous demande-t-il avec une familiarité à tonnante. - Qu'appelez-vous là-bas ? le force-je à préciser. - De Haute-Savoie ? - En effet. - M. David va bien ? Je garde le silence. - Vous ne venez pas nous apprendre une mauvaise nouvelle ! s'indigne déjà l'épousseteur de néant. - A vous, fais-je calmement, je ne viens rien apprendre du tout, c'est avec M. Blumenstein que je désire m'entretenir. Pan ! T'as compris ? Chope ça et va t'acheter pour cinq francs de saucisson chaud, tranches pas trop minces. Il pince ses lèvres, lève les yeux au ciel où un lustre de Murano brille de toutes ses trois ampoules non encore grillées (l'ensemble en comporte dix-huit). - M. Blumenstein en a encore pour longtemps ? m'en-quiers-je, car cela fait une dizaine de minutes que je poi­reaute dans un salon bourré des cauchemars énumérés ci-dessus. - Il a une conférence de presse importante, comme tous les matins. Là-dessus, un bruit de chasse d'eau éclate, dans le voisi­nage. Je soupire : - M'est avis qu'elle est finie, sa conférence de presse. Effectivement, le roi de la lessive Patemouille fait son entrée en rajustant ses bretelles. J'ignore l'idée que tu te fais d'un grand P.-D.G., mais si elle correspond à la mienne, tu risques d'être déçu par Blumenstein. 118 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Imagine un petit bonhomme de soixante et des, avec un gros pif, des cheveux grisonnants ébouriffés, et au sourire duquel il manque une douzaine de ratiches (si bien qu'il a toujours vingt dents) et des mains noueuses comme des serments de vigne ou des sarments du Jeu de Paume. Quand je te cause que l'arrivant est petit, c'est pure charité chrétienne de ma part, car un auteur moins doué et moins bienveillant que moi, le cataloguerait nain sans la moindre arrière-pensée. Il porte un gilet de laine, effiloché aux coudes, un pantalon tire-bouchonné et de belles grosses pantoufles fourrées comme des truffes au chocolat. - Bonjour, monsieur, qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ? demande Blumenstein avec l'accent du Cantal. Il sort de sa poche flasque comme un slip d'obèse amai­gri un appareil à rouler les cigarettes et se confectionne un machin innommable qui me fait songer aux réalisations de notre cher Pinuche. Tranquille, il attend. La force des grands hommes d'affaires, c'est le calme. Ils se hâtent avec lenteur. Comme ils n'ont pas de temps à perdre, ils prennent tout leur temps. N'en laissent à per­sonne. Lui, on vient lui parler de la part du médecin qui soigne son fils. Alors il attend ce qu'on a à lui dire. C'est le matin. Il n'est pas encore huit plombes. Il a pris son petit déjeuner et déféqué. Il va passer son costar et se faire conduire dans ses usines. Mais sans précipitation. Les types de son espèce ne se laissent pas impressionner par un cadran de montre. Le temps lui obéit, comme les hommes, comme les chiffres... - Monsieur Blumenstein, je suis porteur d'une fâcheuse nouvelle à propos de votre fils. Il ne bronche pas, et se contente de murmurer avant de filer un coup de menteuse sur la partie gommée de sa cibiche : CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 119 - Il est mort ? - Oh, non ! - Alors, pourquoi fâcheuse nouvelle ? Tant de self-control me sidère. Pour ce gnome, le seul fâcheux, c'est la mort. Sinon, tout est arrangeable. Conscient de pouvoir tout lui dire, je me mets à tout lui raconter, en commençant par le début : l'enlèvement de Charly Bonnus, d'abord (il était au courant), le professeur, Catherine, les horribles expériences. Enfin, merde, je vais pas te bonimenter ce que tu sais déjà, ça aurait l'air de chi­quer les remplisseurs. Je suis un tireur de coups, pas un tireur à la ligne ! Il esgourde en fumassant. Sa sèche dégage une fumée rappelant le brûlage des mauvaises herbes en automne. Il me file un petit coup de saveur intéressé, de temps à autre, montrer qu'il suit. Il a l'œil plutôt clair, bien que marron. Le domestique doit compter parmi les intimes de la maison, car il s'est assis dans un fauteuil et écoute égale­ment avec attention, poussant parfois une exclamation, lorsque le récit est particulièrement corsé ; prenant même son patron à témoin de l'extravagance de mes propos. Enfin, je finis mon histoire et j'attends. Blumenstein, a, quant à lui, terminé sa cigarette. Il dépose le minuscule mégot consécutif dans un cendrier en onyx qui représente un canard et demande : - Pourquoi êtes-vous venu, vous, détective privé, me raconter l'affaire ? - Parce que je crois que le deuxième acte va se jouer dans votre univers, monsieur Blumenfield. - Blumenstein, rectifie le valet de chambre. Le magnat a un geste indifférent. - Laisse, Narcisse. D'ailleurs je m'appelle Michu... Puis, à moi, les deux mains aux poches, le nez retroussé par une espèce de confuse colère rentrée. - Et pourquoi est-ce que votre deuxième acte se joue­rait-il dans mon univers, comme vous dites ? 120 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Michu ! Il s'appelle Michu et a pris pour pseudonyme Blumenstein ! Tu sais qu'il est passionnant, ce bonhomme ! Il a dû se pointer d'Auvergne à vélo, il y a cinquante ans, livrer le charbon pendant des mois, chez un autre bougnat, et puis faire son chemin, quoi... Il a bossé, bossé, bossé, sans prendre le temps de s'éduquer. Il cham­boule des destins, bâtit un empire en faisant des fautes de français et en le sachant, et en s'en foutant. - Monsieur Michu, si les hommes de main du profes­seur ont embarqué votre fils, eux qui ne sont pas des savants et n'envisagent de faire aucune expérience, c'est pour en tirer profit. Sinon, pourquoi s'embarrasseraient-ils d'un garçon passablement... heu... diminué ? - Donc, demande de rançon ? - La chose me paraît probable. - Eh bien, ils seront reçus compagnons ! Et, tu sais quoi ? Il éclate de rire. Un beau rire frais comme une biroute de collégien. A croire qu'un Arménoche lui propose un marché de dupe et qu'il l'envoie chez Plume, le perruquier des zouaves. - Si la chose se produit, vous ne paierez point ? Il se lève, se penche sur moi, ce qui, compte tenu de l'exiguïté de sa taille, ne l'oblige pas à un arc de cercle trop fermé. - Vous m'avez regardé, jeune homme ? Je veux dire, bien comme y faut ? Non ? Alors faites. Et dites-moi ensuite si j'ai la gueule à verser des rançons. Voulez-vous que je vous cause net ? Les gens actuels sont des œufs ! Des débiles. Ces histoires d'otages, tout ça, moi, je me marre. C'est pleutres et poltrons minettes, cette racaillerie. Foireux ! Tous, à qui mieux mieux. Le monde devient une immense chiotte où tout un chacun pose culotte, et quand il n'a pas le temps de poser culotte, il fait dans son froc. J'ai honte. Alors s'ils veulent me rançonner, vos dégourdis, qu'ils s'amènent, je les attends, on les attend, pas vrai, Narcisse ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 121 Le valet de chambre qui vient d'allumer une cigarette, lâche, en même temps qu'une somptueuse bouffée : - Tu parles ! Tiens, il tutoie son patron. Michu-Blumenstein a dû réa­liser ma stupeur, car il laisse tomber : - Narcisse est mon cousin. Nous autres, Auvergnats, on est un peu comme les Italiens : celui qui réussit fait une situation aux membres de la famille ! Gilet rayé, tu parles d'une promotion sociale ! Le petit homme pose une pantoufle. Sa chaussette est trouée à son extrémité, démasquant un gros orteil en grand deuil. Il tire sur le bout de la chaussette, le replie sous ses pinceaux et renifle sa charentaise. - Donc, les complices du professeur ont disparu sans laisser de trace ? -La police helvétique enquête. - Et le chauffeur, ce type chez qui vous avez été agressé. Puisqu'il avait un restaurant, on doit... - Le restaurant appartient à sa sœur qui jure ses grands dieux ne rien savoir. Son frère est venu d'Espagne assez récemment et elle ignorait tout de ses activités. - Qu'elle dit ! - Il ne nous a pas été possible de lui faire dire autre chose. Je vous prie de remarquer que sur le territoire suisse je n'ai pas la moindre qualité pour conduire une enquête. - En somme, sans vouloir vous vexer, mon garçon, vous êtes bon à quoi ? A venir monter la garde près de mon téléphone dans l'attente d'un coup de fil hypothétique ? Narcisse s'offre un long rire grelotté. Pas méchant pas très con, mais satisfait. - Ça t'amuse ? rouscaille Michu. - Non, convient loyalement le valeton. - Alors te mets pas à braire, couillon ! Là-dessus, une daine fait son apparition, sans prévenir. Une dame, que tu peux pas savoir comment si je te la brosse pas de tout mon talent. Une dame dégringolée de la 122 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES toile d'un symboliste belge, genre Knopff. Habillée en grande dame du siècle précédent, le cheveu flou coiffé relevé-gonflant, le visage plâtreux pire qu'une façade fraî­chement ravalée, avec, aux joues, un rond vermillon. Elle est ultra-ridée, la chérie, craquelée profond sous ses fards. La bouche violette. Du mauve autour des yeux. Vêtue de tulle cyclamen (dancing), très vaporeuse, très folle de Chaillot. Elle tient, comme un sceptre (elle ce serait plutôt un spectre) un long fume-cigarette en or massif à l'une des extrémités duquel se consume une cigarette égyptienne qui sent le papier d'Arménie. Elle marche vers notre groupe. Pointe sa cigarette contre Michu et déclare : - J'ai tout entendu ! - M'étonne pas de toi, vieux fantôme ! rétorque le créateur de la lessive Patemouille, faut toujours que t'aies l'œil ou l'oreille collés à un trou de serrure. Un de ces jours, je vais y enfiler une aiguille à tricoter et on t'enten­dra gueuler, ma salope ! Un temps. Il me désigne l'apparition. - Je vous présente ma garce de femme, dit l'aimable faux nain. La dame m'octroie une inclination de la nuque, très douairière. Puis, réitérant le coup du fume-cigarette accusateur : - J'ai tout entendu, Anatole. Vous êtes un beau fumier. Ainsi vous refuseriez de payer pour récupérer notre cher petit ? - Catégoriquement ! se met à trépigner Michu. Il est jobré, ton fils, espèce de radeuse ! T'en fais quoi, de ce dingue, hein, la vieille ! Un pensionnaire d'asile ! A com­bien la pension ? - Cinq mille par mois, récite Narcisse. - Multiplié par douze, ça nous donne 6 millions. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 123 II ouvre grande sa main gauche et brandit le pouce de la droite. - Six ! Et c'est sans espoir. Six millions pour un abruti qu'est même pas de moi, bordel ! Faut être le dernier des pigeons pour se laisser plumer pareillement ! Alors tu parles, qu'ils en fassent des choux ou des raves, de ce tordu, je m'en bats l'œil ! Puis, me prenant à témoin après avoir pris son épouse à partie : - Un gosse qu'est pas de vous, bon, y a des circons­tances. Mais pas de vous et fou, hein ? Cette grande vache l'a eu avec Narcisse. Pas vrai, Narcisse ? Acquiescement muet, mais vigoureux de l'interpellé. Michu reprend : - Et encore, faudrait être certain, salope comme elle le fût, cette grande came, pas vrai, Narcisse ? - Ah, ça, renchérit lâchement Narcisse. - Il était pas de moi puisque moi j'étais deux mois en Amérique du temps qu'on l'a conçu. Ça, officiel : pas de moi. De Narcisse, c'est le seul espoir. Dans un sens, il a le culte de la famille, Michu. Narcisse prend l'air contrit d'un maquignon dont le bourrin qu'il est en train de vendre comme étant une pouliche de l'année, vient de perdre son dentier et sa crinière. Je regarde se malaxer le linge sale des Michu dans la machine à laver familiale, et puis le téléphone sonne ! Oui, voilà, il sonne. C'est pas de la sonnerie délicate, somptueuse à l'oreille, pour tympans bourgeois, mais du robuste carillon de petite gare. - Qu'est-ce t'attends pour répondre, grand branlé ? jette le roi de la lessive en paillettes à son cousin-rival-valet de chambre. Narcisse quitte son siège pour faire pivoter un Jean-Gabriel Domergue qui sert de porte à une niche recelant le bigophone. - Ouais, j'écoute, annonce-t-il. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Et, effectivement, il écoute. Il écoute en fronçant ses sourcils épais d'auverpiot, en croisant ses yeux à tendance biglouche. - C'est qui est-il ? demande Michu, impatienté, dont les tournures de phrase ne vont pas sans rappeler celles de Béru. - Je vous le passe ! déclare le cousin-cocufieur-épousseteur. Et il murmure en brandissant le combiné comme un qui ne fait pas le poids, mais des haltères : - Quéqu'un qui veut te donner des nouvelles à David. La vieille Chaillotte en profite pour placer sa tirade d'aî­née : - Mon fils ! Mon enfant ! Mon tout petit ! La chair de ma chair ! - Ta gueule, bourrique, la calme son époux en lui décochant au passage un coup de genou dans le baigneur. Il arrache l'appareil des mains serviles du cousin-géniteur-ouvreur de portes. - Blumenstein ! annonce-t-il. C'est qui donc, à l'appa­reil ? Pourquoi t'est-ce, s'il vous plaît, que vous direz pas votre nom ? Un coup de téléphone sans nom, c'est un coup de téléphone anonyme. J'ai pas l'habitude de causer avec un coup de téléphone anonyme. Salut ! Et il raccroche. La vieille plâtrée se roule en crise sur le tapis chinois. - Misérable ! Assassin ! La vie de mon enfant, de mon tout bébé ! Mais Michu n'est pas accessible à la pitié : - Narcisse, tu veux me foutre un coup de pied dans la gueule à cette vieille saucisse, manière de la faire taire, bordel, qu'on ne s'entend plus ? - D'accord, dit Narcisse. Et il administre de bonne grâce un coup de tatane dans le flanc de dame Michu, laquelle baisse aussitôt ses lamen­tations de plusieurs décibels. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 125 - Eh ben, me dit l'industriel, j' crois que vous aviez raison. Ça commence déjà ! Sur ce, la sonnerie de passage à niveau reprend et lui reprend le combiné. Blumenstein écoute... Comment ? Durand ? Vous vous appelez Durand ? Moi, je veux bien. C'est un nom comme un autre après tout. Alors ?... Vous avez le garçon ? Eh bien, gardez-le ! Quoi ? Six millions ? Lourds !... Il met sa main sur l'émetteur, se tourne vers nous et dit : - J'sais ce qu'ils ont, tous, à réclamer six millions, les gangsters. Comme s'ils avaient vingt pour cent de commis­sion à verser à quelqu'un, chaque fois ! Puis, dans le turiu : - Ecoutez, Durand, je vais vous faire une contre-pro­position : vous me le rendez et vous me versez six millions anciens par an, c'est ce qu'il me revient d'entretien, ce maboule. Allez vite vous faire foutre, mon vieux ! Et alors il raccroche et referme le Domergue d'un coup de coude qui fait - me semble-t-il - vaciller la capeline de la gonzesse à la bouche roulée en baiser imminent. Sa femme se dresse. - Anatole, dit-elle, vous venez de tuer une mère. De grandes larmes goulinent à travers sa surface crayeuse, comme des eaux de pluie dans la Champagne pouilleuse. Alors, il se passe quelque chose d'inattendu et de terri­blement émouvant : Michu met sa main sur l'épaule de sa femme et balbutie : - Allez, chiale pas, vieille truie pourrie, je la paierai la rançon de ton marteau, mais j'ai quand même le droit de faire tomber les prix, merde ! CHAPITRE DEUX BIS Claudette a changé de slip. Habituellement, elle ne met que des chemises couleur chair et là, je la trouve à ramasser une boîte d'épingles qu'elle a fait choir, avec un slip bleu pâle très joli qui va très bien avec la couleur de sa toison. J'ai interdit le collant à l'agence. Mes secrétaires ont le droit de fumer et de se faire les ongles, mais pas de porter des collants pendant les heures de service. Je contemple un instant sa jupe retrous­sée, son slip frangé de bouclettes sombres et je murmure : - Tu devrais prendre un aimant. - J'en ai déjà deux, répond-elle et ils baisent aussi mal l'un que l'autre. - Je te parlais d'aimant, pour faire la cueillette de tes épingles, dans la moquette, et non pas d'amant. Tu as l'esprit comme la chagatte : tourné vers la braguette, ma pauvre mignonne. Elle pouffe sous ses cheveux tombant en pluie devant son visage penché : - C est mon violon d'Ingres, plaide l'aimable don-zelle. - Et tu en joues en virtuose. Béni est là ? Elle me désigne le « Bureau des Inspecteurs ». J'y trouve le Gros dans une posture à la Nick Carter (pour le foie), les pieds sur le bureau, le chapeau abaissé sur le nez. Il a ouvert en grand le décolleté de son futal et il traque de l'ongle un morpion facétieux qui joue les Tarzan dans sa jungle pubienne. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 127 - Alors ? demande-t-il, sans cesser son safari, ça t'a apporté quèque chose ? - Faut voir. - M'a l'air d'un drôle de zèbre, ton père Blumenstein. J'ai été obligé de le tuer par deux fois ; la première, y m'a raccroché au pif sous prétesque que j'voulais pas y donner mon blaze. Du coup, je lui ai dit m'appeler Durand. - Je sais, j'étais présent. Triomphant, Sa Majesté brandit son pouce. Un adorable morbac, éperdu, tourne en rond sur l'ongle gondolé, comme un naufragé sur un îlot volcanique. Sans pitié. Béni l'écrase d'une pression vengeresse contre le rebord de son burlingue. - Vois-tu, soupire-t-il, moi qui te connais comme si je t'aurais fait, je pige pas le mobilier qui te pousse à compor­ter de la sorte. Ça me paraît creux, vasouillard. - Ça doit l'être, conviens-je. - T'espères quoi ? - Je ne sais. - T'as aucune idée ? - Elle est inexprimable, c'est vague, obscur comme un pressentiment. - Chié, av'c ta littérature ! éclate l'Énervé. Moi, quand t'est-ce j' fais quèque chose, je sais pourquoi. Toi, quand t'ouvres la bouche, t'ignores si c'est pour bouffer, bâiller ou dire une connerie. Et tu te crois flic des litres ! Je subis ses sarcasmes sans me fâcher. - Pinaud est sorti de l'hosto, m'annonce le Primate des Gaules. Il va arriver à Paname par le train de noyé, j'irai le chercher à la gare, aux aurores, pour le conduire chez lui. Si tu serais un chef digne de ce nom, tu viendrais idem ; tu lui dois bien ça, ce pauvre homme, après tous les avatars dont ils lui sont arrivés. - J'irai, promets-je, exalté par le verbe béruréen. 128 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES * * * Effectivement, mon pote, j'y suis allé. Mais si tu savais tout ce qui s'est passé avant que son dur n'entre en gare ! Tellement de choses ! Et à un rythme si endiablé. Chaque heure a apporté sa provende d'événements, comme l'écri­rait en mes lieu et place un académicien, si un académicien savait écrire, naturellement, ce qui à Dieu ne plaise ! Mais je veux pas venir t'anticiper connement, là, à l'improviste, ça ressemble à quoi ? A qui ? Laisser prévoir ce qui va arriver, dis, la mère Soleil en quarantaine, dès lors, non ? Le roi mage Dieudonné suractivé ? C'est ben des manies de romancière ! De la marotte de plumaillon truqueur. Tu vas voir ce que tu vas voir, à quel point ce sera sanguignolet ! Même Stendhal se permettrait pas une vanne aussi simpliste. Flaubert hésiterait. Je roucoule à pic, moi ! Faut que je me ressaisisse par la peau du culte litté­raire. En voilà des malfaçons ! Alors, Tonio, on dérape, dans la mer des Facilités, grand fou ? Je la boucle, continue mon affaire imperturbable. Dénie énergiquement que j'irai attendre Pinaud demain dès l'aube, à l'heure où blanchit la gare de Lyon. N'irai pas. Et rien d'important ne se passera dans l'intervalle. Tu peux aller au cinoche, te pieuter entre deux oreillers afin d'enfin pouvoir roupiller sur tes deux oreilles. R.A.S., je te promets. Rien. On va jouer au scrabble, aux quilles, à touche pipe-line, à la main hot, à se l'extraire pour se la déguiser en marionnette, à se photographier le dargeot pour s'en faire un poster ! T'as campo, compagnon. Quitte ce polar, va te faire mettre, va ('entremettre ; fuis, cours, vole à la tire, vole à la tige, saligaud ! Moi je vais demeurer ici, en compagnie du Gros. On bavardera de l'appui et du Bottin ; on boira des pots, on dégustera celui de Claudette qu'aime tellement ça, la friponne, qu'elle ouvre ses jambes CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 129 au lieu de son réfrigérateur quand tu lui demandes si elle a quelque chose à bouffer. , . - T'as l'air tout chose ? enregistre l'écraseur de pou de corps. Je hausse les épaules en signe qu'effectivement. Dans la pièce voisine, je sais pas ce qui vient de prendre à la Claudette, mais elle s'est mise à taper à la machine. Probable qu'elle écrit à une copine ou à sa tante de Vendée ? - T irais pas casser un bout de graine ? demande Mister Grolard en se colletant avec la fermeture dite Éclair de sa braguette. Je réfléchis, interroge mon estomac. Il est d'un calme absolu. Par contre, mes nerfs bouillonnent sur toute l'éten­due de mon territoire. Cela ressemble à des picotements qui, par instants, s'emballent pour me grouiller dans la viandasse. - Je crois que je préfère une partie de jambes en l'air, ça me décontractera. - T'as Claudette... - Le paillasson de service ? - Mince, elle est roulée comme une bouteille de Piper-Mint et elle t'arrache le copeau en souplesse, non ? avocate Bérurier. Je fais la moue (pas l'amour). Tu comprends, Claudette, c'est le genre de sœur que tu embroques à l'improviste, sans le décider. Elle est là, tu as son corsage sous le nez, ou bien son valseur à portée de main et tu plonges. Mais l'appeler pour, non, je suis pas partant. En ce moment, ce qu'il me faudrait, c'est de la dame savante, hautement expérimentée, avec une technique catégorie A. Pas de la pin-up. Les mannequins sublimes, ça va pour driver au restaurant, dans une boîte chic. Ils consti­tuent tes signes extérieurs de séducteur. Mais la solide séance, très poussée, nécessite des culs d'élite. Pas manié­rés : doués. 130 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Je passe en revue l'intéressant cheptel proposé à ma salacité présente. Convaincu qu'après une belle partie de jambons, j'y verrai plus clair, en moi et autour de moi. Y a Martine, bien sûr, qui travaille au Crédit Lyonnais et dont le comportement plumardier mériterait une médaille d'argent aux Jeux Olympiques de Radada. Seulement, elle est au charbon en ce moment... Isabelle ? Pormide, mais elle parle trop. Si encore elle te disait des choses fbuet-teuses, hélas, c'est de son vieux père qu'elle t'entretient. Le Monumental qui devine où en sont mes pensées incandescentes murmure : - T'as trouvé l'avec laquelle tu vas jeter ton révolu ? Grimace évasive du fameux (goûte, tu verras) San-Antonio. - Mouais, t'as raison de pas t'emballer, approuve Bidulard, une grosse envie de baise, c'est comme une grande soif, faut pas la gâcher avec n'importe quoi t'est-ce. Le gonzier qui bat la semelle depuis trois jours dans le Saraha, sans rien écluser et qui tombe devant une flasque d'eau accroupie au lieu de rencontrer une bonbonne de beaujolais villages bien fraîche, tu peux dire que le Seigneur Bon Dieu n'est pas avec lui et lui tire un bras d'honneur. Alors réfléchis bien, mon pote. Et écoute mon conseil : prends-z'en une grosse, qu'aye du répondant devant et derrière et de la belle crinière frisée. Parce qu'en­fin, l'amour, qu'est-ce c'est ? Une question de peau, non ? Alors au plus y a de la peau, au mieux c'est préférable. Textuel ! Depuis un instant le bruit de la machine à écrire ne retentit plus. Claudette paraît, l'air pincée. - Quelqu'un demande à être reçu de toute urgence, annonce-t-elle comme elle te dirait qu'un camionneur beurré vient d'emboutir ta Rolls en manœuvrant. - Qui ça ? - Anonyme. Je lui ai demandé son nom, elle m'a prati­quement envoyée aux bains turcs. ^ CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 131 - Parce que ce quelqu'un c'est une « elle » ? - Ouais ! Au ton de Claudette, je pressens « qu'elle » est belle. - Quel genre ? - Superbe salope. Elle devrait vous plaire ! Vous la sautez tout de suite ou je lui demande de repasser ? Hé, dis, elle s'égare, la Miss Dugland ! Pas de ça, Lisette, sinon je renouvelle le cheptel. Trop de familiarité engendre le mépris, comme se plaît à le répéter Félicie. - Introduisez cette personne dans mon bureau et cessez de me parler sur-ce ton si vous ne voulez pas, dès ce soir, compulser les petites annonces de France-Soir ! gronde-je en lui roulant mon sale œil, celui qui réfrigère les slips et accélère les battements dé cœur. La môme Claudette change de vitesse illico. Elle se détend et me décoche un sourire qu'elle voudrait ensorce­leur. Il ne sert qu'à accroître mon agacement. - Toi, dis-je, t'aurais pas mis un slip bleu, je te flan­querais une fessée. - Je peux l'enlever ! - Je sais que poser et remettre ta culotte constitue ta culture physique quotidienne, ma fille, seulement, au risque de te sembler butor, laisse-moi te dire que je rêve à d'autres rivages. Allez, file, et fais semblant de travailler pour donner une apparence d'activité à cette agence. Elle s'éclipse. Bérurier s'accroupit pour mater par le trou de la serrure. Quand il s'arrache, il est violet et un léger filet de salive coule sur sa cravate. - Dedieu de merde, exhale le Gros, comme s'il s'agis­sait de son ultime message. - Elle est si bathouze que cela ? Au lieu d'apporter des précisions vraiment concrètes, il bafouille : - Putain de vache ! ce qui chez lui est le superlatif suprême pour traduire son admiration. 132 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - A ce point. Gros ? - Je peux t'entrer avec toi dans ton burlingue ? - Sûrement pas. - Alors, aller t'y rejoindre ? - Des clous ! Il renifle sa rancœur et laisse tomber, comme si c'étaient des noyaux de cerises : - Y a des moments, tu me débectes. Puisque c'est ainsi, je vais claper au Fouquet's ; si comme je le crois pas t'aurais besoin de mécolle, tu sais où me dénicher. Il s'en va, lourd comme un robot, émet un rot avant-coureur et fait fortement claquer l'huis pour bien marquer son humeur. * * ^ Quand je pénètre dans mon mirifique burlingue, dont tu trouveras le descriptif dans des chefs-d'œuvre précédents et dans Connaissance des Arts, la visiteuse se tient de dos par rapport à moi. Mais je me dis qu'à moins qu'elle soit affligée d'une forte conjonctivite, d'un nez camard, d'un bec-de-lièvre et d'un chancre facial, rien que son dos mérite le voyage à genoux Paris-Vladivostok. Quel con a déclaré que nul n'est parfait ? Ah oui ? Gros lavement, va ! Viens voir un peu par ici si nul n'est parfait, hé. Promage ! Regarde-moi cette sil­houette, cette taille, ces jambes damnantes, cette chevelure blonde admirablement coiffée et répète, si t'oses, pauvre loque, navet creux, parapluie ! Elle est en train de regarder, donc d'admirer un de mes Polon. Je devrais peut-être toussoter, manière de lui alerter l'attention, comme ça se fait au théâtre. Mais cet instant est de trop pure qualité. Il dégage un charme trop incisif, com­prends-tu ? Alors je reste immobile, contemplant cet être en CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 133 contemplation, l'âme bercée par les ondes de sa présence. J'enregistre cette vision féerique, et mon petit frère Yves itou, à l'étage inférieur. Tu le verrais s'épanouir, l'ami sin­cère, t'en sifflerais d'admiration, madame. Tu voudrais toucher ça de plus près : avec tout toi. Lui faire sa fête. Le combler de prévenances. Elle porte un Chanel posthume orange, assorti aux fauteuils de mon bureau. Elle a, sous son aisselle, un sac en crocodile mitigé caïman bleu foncé et des souliers absolument semblables. Je suis plus particu­lièrement fasciné par le merveilleux volume accroché sous sa taille et dont on perçoit le frémissement presque continu. Ainsi frissonnent les croupes des juments pures de sang. Ma présence finit par lui être perceptible et elle se retourne. Putain de vache ! s'est exclamé Béru ? Comme c'est mièvre ! Comme c'est peu ! C'est Bordelerie charognarde de nom de foutre de mes bûmes évangéliques ! qu'il eût fallu dire, en guise d'avant-propos. Et encore, on restait en dessous, en deçà de la vérité. Ça convenait tout juste, à condition d'y mettre l'intonation. Mort de mes os à moelle, cette vision. Pourquoi II nous a fait cette vacherie, le gentil bon Dieu ? Pour plus vite détraquer le mouvement sans remontoir-pas-perpétuel qu'il nous a logé dans le buffet ? Une gonzesse pareille, quand elle se déplace, vaudrait mieux l'encadrer de quatre motards, pour pallier les inci­dents graves sur son parcours. Et encore, les trier sur le volet, ces motards, les prendre pédés et aveugles, histoire de circoncire les risques, dirait Béru. Elle est belle Mais belle ! Belle àbêler. Belle à s'en couper la bébête pour conserver la tête froide. Oh là ! Oh ! là là ! Ouille ! Aïe ! C'est very trop ! Much beaucoup ! Insoutenable ! Où sont passés mes verres pola- 134 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES roïdaux de chameau à mot ? J'en toumebille ! En bréco-lanche ! En dipatring ! A moi : Auvergne, Maman, élixir des Pères Chartreux (les pères verts, mes préférés !). - Vous ici ! fais-je. Elle soupire, d'une voix tellement mélodieuse que, tiens, écoute le silence qui s'ensuit et dis-moi si c'est pas du Rameau (lequel se prénommait Olivier, je crois me rappe­ler sous toute réserve). Donc, elle murmure, deux points à la ligne, et fais pas chier à ouvrir les guillemets, qu'on est trop pressé : - Mais, c'est la première fois que nous nous rencon­trons, monsieur, vous ne me connaissez pas ! - Justement, réponds-je, une personne comme vous, aussi totalement sublime, je trouve miraculeux qu'elle ait franchi de son plein gré ma misérable porte, pour pénétrer dans ce honteux bureau et parler à la loque infâme que je suis. Et alors, je m'écrie : « Vous ici ! » Parce que cet ins­tant féodal, prodigieux, rédempteur qui m'échoit provoque en moi un sentiment d'incrédulité que renforce aussitôt un sentiment d'infinie reconnaissance. « Je ne puis me retenir de prier, fais-je en me jetant à genoux, puis en me signant, en me contresignant, en me consignant, en me désignant. Loué soit le Seigneur, mon divin Jésus créateur de toutes choses et principalement de vous ! Vous êtes la plus belle de ses réalisations. La plus éclatante ! La mieux blonde ! Possédant les yeux bleus les plus véritablement bleus, au point qu'avant d'y poser les miens, j'appelais bleu des couleurs qui faisaient seulement semblant de l'être, et si mal ! Vous avez la peau la plus irrésistible pour celle de mes doigts. Votre bouche est la plus belle bouche qui se puisse concevoir. Ah, belle venue, non seulement vous êtes la plus TOUT, mais vous êtes en outre la première fois que je vous vois ! Merci à toutes les puissances existantes ou supposées, prévisibles et impos­sibles. Merci aux êtres, aux conjonctures, aux ingrédients qui se sont rassemblés pour vous permettre. L'émotion CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 135 m'envahit, elle me submerge. Ça y est, voyez mes joues : elle coule. Oh, oui, pleure de bonheur, homme fortuné dont une telle créature a poussé la porte ! Non, ne bougez pas, asseyez-vous dans ce fauteuil et regardez comme je vous regarde bien. Les yeux sont, dit-on, la fenêtre de l'âme, laissez-moi ouvrir les miennes et contemplez un cœur qu'éclaire le plus flamboyant des enchantements. » Ma visiteuse s'assoit. Croise ses jambes. Connasse ! Elle porte des collants. Douché, je me relève : - Cela étant dit, mademoiselle, qu'esquimeau l'oi- gneur de votre physique ? Je veux dire ; qu'est-ce qui me vaut l'honneur de votre visite ? Elle a légèrement entrouvert ses lèvres à la Jean-Gabriel Domergue. Ses dents nacrées scintillent. S'agit-il d'un sou­rire ? - Vous accueillez de la sorte toutes vos visiteuses ? demanda-t-elle. - Oh, que non pas : certaines ont droit à un baiser, d'autres à un seau d'eau. Je contourne mon burlinguet, me place bien droit dans de fauteuil pivotant. ; - Pour en terminer avec ce que j'ai eu le privilège de vous exposer dans la rubrique précédente, mademoiselle, vous êtes réellement l'être vivant le plus beau et le plus gracieux qu'il m'ait été donné de voir à ce jour. Je suis dis­posé à vous consigner la chose sur papier libre, au cas où un tel document vous serait d'une quelconque utilité. Je dois ajouter encore ceci, grâce, ou plutôt à cause, d'une indiscrétion de votre jupe, j'ai pu constater que vous por­tiez cette espèce de carapace ignoble que vous autres femmes appelez collants et qui nous donne, à nous autres hommes, la pénible sensation d'avoir perdu le sens tactile. D'ordinaire, cette armure soyeuse est pour moi rédhibi-toire. Eh bien, ravissante visiteuse, je suis disposé à passer 136 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES outre et, si le cœur vous en prenait, à me comporter comme si le plus précieux de vos biens ne se trouvait pas sous cel­lophane. - Vous êtes San-Antonio ? demande la rarissime beauté, d'un ton, non pas de doute, mais d'évidente satis­faction. - Pour servir à tout, et même à rien, mademoiselle. - J'ai beaucoup entendu parler de vous. - Pas suffisamment, mademoiselle, laissez-moi com­pléter votre documentation ; je ne suis pas une œuvre d'art, pourtant j'ai la conviction de mériter un détour. - Eh bien je l'ai fait, plaisante l'adorable (et comment !) créature. Elle entre dans le jeu. Bonno ! Combien de jouvencelles déjà ont commencé par pénétrer dans mon jeu avant de pénétrer dans mon lit ? Combien, dis-tu ? Oh, plus que ça, l'Artiste ! Beaucoup plus... - Et ce détour pour lequel je ne remercierai jamais assez fort la Providence, qui l'a motivé ? Elle jette un journal roulé mince sur mon bureau - La dernière édition de France-Soir, répond-elle. Il est des regards interrogateurs plus incisifs que des questions verbales ! - Lisez, me répond-elle, c'est à la une. Je détortille le parchemin gluant d'encre fraîche. Un titre explose en première page : « L'Héritier de la lessive Patemouille kidnappé. » Dis donc, il n'a pas fait long pour ameuter la garde, le papa Michu. Il casquera la rançon, mais il entend l'amortir en publicité... Je lis le papelard où se trouve à peu près résumé ce que tu sais déjà si tu n'es pas trop amnésique. Mes potes de la presse m'ont fait une fleur en signalant que j'ai déjà anéanti la tronche du réseau puisque ayant démasqué les agissements de l'odieux professeur Klapusky (qu'ils ont surnommé le nouveau docteur Mabuse, si je ne m'abuse)... CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 137 Une photo illustre la nouvelle à sensation : celle de David Michu-Blumenstein. Un garçon môme, au regard vide, à la mâchoire écartée et dont une pommette s'adome d'un grain dit de beauté absolument dégueulasse. - Oui ? demande-je, ma lecture achevée. En quoi cela vous conceme-t-il, ô rêve vivant ? Elle prend une cigarette dans son sac à main. A peine l'a-t-elle introduite là où j'aimerais pour ma part glisser une chose également cylindrique mais d'un diamètre autrement considérable que je suis devant elle, flamme au poing, comme un modèle réduit de la statue ofthe Libertate. - Je m'appelle Patricia de la Grabote, j'habite chez mes parents, au Vésinet, et papa m'offre chaque année pour mon anniversaire un cabriolet Mercedes. - S'il continue ainsi, quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle, vous vous trouverez à la tête d'une fort belle écurie. Elle pouffe. - Je veux dire que mon père renouvelle ma voiture chaque année. C'est ainsi que mon anniversaire ayant eu lieu avant-hier, je roule dans une voiture neuve. - Happy birthday to you, mademoiselle de la Grabote. Et alors ? - Tout à l'heure, comme je traversais un discret carre­four du Vésinet, un automobiliste qui roulait comme un fou, malgré la limitation de vitesse à 40, m'a embouti. - Le monstre ! - L'homme en question, monsieur San-Antonio, c'était lui. Et elle tapote la photographie du fils Michu. * * * Halte ! Respire, gars. Si tu as de la méthode, assimile ! Prends ton temps, je vais faire pisser le chien. Tu réalises ? 138 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Le fils Michu-Blumenstein, le demeuré, le jobré, le déplafonné, le cintré du bulbe, l'embourbé du chignon, le grippé du promontoire, le zinzin, le follingue, le tordu, l'obscurci de la coiffe, le zig aux méninges pâteuses conduisant une bagnole à tombeau ouvert dans les rues douillettes du Vésinet, endroit résidentiel s'il en est. - Je crains, mademoiselle de la Grabote, que vous fas­siez erreur. Il est rigoureusement impossible que ce garçon pilote un véhicule quelconque, ne serait-ce qu'un petit canard à roulettes qui joue des cymbales lorsqu'on le tire avec une ficelle... La bouleversante blonde me sourit. - Ecoutez, cher ami (chic, me v'ià déjà promu cher ami), j'ai 24 ans (elle a donc déjà eu 6 cabriolet Mercedes différents !) et je jouis d'une vue parfaite. - La vue n'est rien, place-je prestement. Son sourire n'est que de politesse. Elle poursuit. - Ce type, comprenez-le, je lui ai parlé il y a une heure. Le temps d'arriver aux Champs-Elysées pour flan­quer ma pauvre bagnole mutilée au parking de l'avenue George-V, et j'aperçois sa photo sur trois colonnes à la une d'une édition spéciale. Comment pourrais-je confondre ? C'est lui ! C'est bien lui. Je l'affirme, je puis le jurer. Elle décroise ses jambes. Putain de collant ! Mais mon esprit est mobilisé par la déclaration inouïe de la petite. - Je ne vous ai pas encore raconté l'accident. - Allez-y : achevez-moi ! - Dès qu'il s'est produit, nous sommes descendus de voiture, naturellement, lui et moi, pour nous rendre compte des dégâts. Il s'est confondu en excuses. Il a tiré une liasse de billets de banque de sa poche et l'a déposée sur mon siège en me suppliant de ne pas faire de déclaration d'assu­rance parce que, prétendait-il, il s'agissait de l'auto de son père et qu'il ne voulait absolument pas dire qu'il la lui avait empruntée. Je lui ai objecté que son paternel s'aperce­vrait fatalement de la chose, il a répondu que son vieux se ^ CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 139 trouvait à l'étranger et qu'il aurait le temps de faire réparer le désastre avant son retour. Il semblait tellement embêté que j'ai fini par accepter. Elle prend un rouleau de talbins, l'agite... - Cinq mille francs, j'ai de quoi désemboutir mon aile et m'offrir quelques babioles... Je regarde la photographie du journal. - Donc, vous affirmez que c'est votre télescopeur ? - Oui. J'enfonce une touche de mon déconophone intérieur. La voix mélodieuse de Mathias retentit : - Voilà Mathias. Une marotte du Rouillé, ce « Voilà Mathias ». On le charrie à l'agency. Quand il nous balance sa vanne, on entonne spontanément « Tiens, voilà ma queue » mais ça ne le guérit pas. - Viens me voir, Rouquemoute ! - Tout de suite, patron. Patricia de la Grabote écrase sa cigarette à demi consu­mée dans un cendrier sur pied. - Que pensez-vous de ma révélation ? - Rien sur le moment, mais ça va venir, faites-moi confiance. Le petit ronfleur de ma lourde grésille. - Entre ! Le rouquin s'annonce. Pour une fois, il ne porte pas sa blouse blanche constellée de taches, mais arbore un bath costar de tweed. Il a un sursaut ébloui en visionnant ma passagère et rougirait s'il n'était déjà incandescent. Je lui tends France-Soir. - Cette photo, Mathias, est-elle celle d'un malade mental ou pas ? Il jette un œil à Michu fils, mais l'abandonne pour se filer de grandes orbitrées de la Patricia, ce goinfre. - Il faudrait que je procède à un examen approfondi du sujet, monsieur le commissaire. 140 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Eh bien, va procéder, mon fils, va vite ! Il se tire à regret et à reculons (fifty-fifty). - Votre métier est passionnant, murmure Patricia. - J'en ai la preuve quand je vous contemple, ne manque-je pas de répondre en velouté. Parlons encore de votre accident ; ce type roulait seul ? - Oui, enfin presque... - Ce qui veut dire ? - Qu'il y avait un chien avec lui dans sa bagnole. -- Quelle race ? - Corniaud authentique, une sorte de bestiau gris et blanc. - Sa voiture, quelle marque ? - Une grosse Lancia bleu marine. - Vous n'avez pas noté son numéro ? - Vous pensez bien que non, c'eût été trop beau, plai­sante ma visiteuse. - Pourtant, après un télescopage... - Je suis une femme, objecte-t-elle. - Très juste, pardonnez-moi de l'avoir oublié une frac-don de seconde. - Je peux néanmoins certifier qu'il s'agit d'une « 78 ». - Yvelines ! - Appelez-moi de préférence Patricia. Ce qu'elle trimbale comme humour, cette gosse ! - Naturellement, vous avez un emploi du temps très serré ? je questionne ex abrupto. - Pourquoi : naturellement ? - Quand on est aussi belle que vous, on ne doit pas avoir beaucoup de temps morts. - Méfiez-vous des idées reçues, grand policier ! Votre question pour amener quoi ? - Une proposition invariable : accepteriez-vous de retourner au Vésinet avec moi pour me montrer le lieu de l'accident ? - Volontiers, mais à quoi cela vous avancera-t-il ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 141 - A passer une heure de plus en votre compagnie ; il y a des gars qui se sont fait tuer pour moins que ça. Elle rit. J'y offre un drink. Elle le boit. Bon, et Mathias revient, portant quelques énormes pho­tographies encore mouillées. - Votre diagnostic, docteur ? - Positif : ce garçon n'est pas fou. Les clichés sont des agrandissements des yeux. - Surdimensionné, un regard ne trompe pas, affirme Mathias. Il est certain que votre type jouit de toutes ses facultés. J'irais même plus loin : il est intelligent. Mais je l'écoute distraitement. Quelque chose me fas­cine sur ces agrandissements. Tu sais quoi ? Eh ben je vais t'y dire : on distingue le photographe dans la prunelle de David. Surtout te fous pas à meugler à l'escroquerie, Naveton. Amène un interlocuteur près d'une fenêtre et fixe-le de tout près : tu t'apercevras sur sa rétine, intégrale­ment, ta connerie comprise. L'appareil masque une partie du visage incertain, mais on voit le haut de la figure du photographe. - Viens voir quelque chose, Rouillé. Mathias contourne le bureau en se flanquant le coin du meuble dans les roustons à force de ne visionner que Patricia. - Mate un peu, fiston... De la pointe d'un crayon, je cerne cette espèce d'ecto­plasme reproduit deux fois (un dans chaque œil). - Intéressant, on n'avait encore jamais travaillé sur ce genre d'indice. - Eh bien, tu vas devenir un novateur, mon vieux bra­sero. Attelle-toi à ce turbin, ça peut être amusant. Il est rayonnant, l'Incendié. Tout joyce du turf en pers­pective. Lui, c't' un bourreau de travail. Plus tu lui en refiles, plus il mouille de bonheur. 142 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES II repart à reculons pour ne pas perdre une miette de Patricia, bute dans un fauteuil et y choit à la renverse. Mes sièges étant profonds comme des tombeaux, je dois l'aider à en ressortir. Lazare ! Saint-Lazare ! L'hagard Saint-Lazare ! * * * - Vous ralentirez, on tourne à droite, dans l'avenue des Œillets-dindes. C'est tout comme ça. Le Vésinoche. De belles propriétés pour gens très aisés, pas toujours de très bon goût et dispa­rates, surtout : la chienlit pour moi qu'aime tant l'unité de style. Que tu traverses des bleds de bric et de broc, l'un succédant à l'autre, dans la chère France. Au fond, ce sont les endroits pauvres et laborieux qui respecteraient le mieux l'unité dont je te fais allusion. Va voir les quartiers ouvriers de Denain, par exemple. Pas marrants, mais uni­formes. Tandis que là, Vésinet, Saint-Cloud et autres, tu te heurtes aux délirances des grossiums. L'un opte pour le colombage, l'autre bande pour la maison landaise ; ici, c'est le style Médicis qui a eu gain de cause à effet, là tu te trouves nez à baie avec de l'ultramodeme aluminium. Un fantastique échantillonnage. De tout, très peu de meilleur, beaucoup de pire. Walt Disney s'ébat sur certaines pelouses : nains et biches en galopade, cependant que le voisin de tout de suite à côté, rêvant de la Grèce, a planté des colonnes doriques en véritable plâtre de Paris et pro­pose aux fientes des pigeons des Dianes chasseresses ache­tées à la Samaritaine de luxe. Pour les noms de rue, kif-kif guimauve. L'allée des Fauvettes coupe l'avenue des Myosotis ; et le boulevard des Tilleuls s'enquille dans le carrefour des Noisetiers. Faut que ça fasse champêtre, coûte que coûte. Bien préciser par son adresse qu'on pioge en un lieu privilégié, en dehors de la tourbe populassière. Les boulevards Jean-Jaurès et les CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 143 avenues Charles-de-Gaulle, tiens, smoke ! Bons pour le quidam smigard. Ici, c'est la vasque glougloutante, la per­gola fleurie, le temple d'amour enlierré. Le signe extérieur d'aisance, la fosse d'aisance, quoi ! Je biche l'avenue des Œillets-dindes. - Vous pouvez m'arrêter devant le 24, s'il vous plaît ? - Tout ce qu'il y a de plus extrêmement volontiers, jolie mademoiselle. Elle descend en souplesse, pousse une porte de bois à gros clous et me lance avant de disparaître : - J'en ai pour moins de cinq minutes. Prenez votre temps. Je les connais, pour les avoir beaucoup pratiquées, les « cinq minutes » de bonnes femmes. Et leurs « deux secondes » ; et leurs « j'arrive ! » Voilà pourquoi je branche la radio. Justement, on est en train de virguler un bulletin d'informes et le préposé cause de l'affaire « Blumenstein ». La lessive Patemouille est à la pointe de l'actualité. Elle récure l'actualité mieux que les casseroles. Trois minutes plus tard, Patricia réapparaît. Un record ! Le ruban bleu de la célérité ! - C'est chez vous, ici ? je demande en reluquant une grande crèche Ile-de-Françe, avec piscine, barbecue, maison de gardiens. - Oui. Je ne vous ai pas fait entrer pour que nous ne perdions pas de temps. - Mes félicitations, vous n'avez pas été longue. - Oh, vous savez, il ne faut pas une éternité pour tro­quer des collants contre une paire de bas ! Tu as déjà, en dormant, éprouvé la sensation de tomber dans un gouffre sans fin, toi ? Eh bien, c'est ça que j'éprouve à cet instant. CHAPITRE MACHIN Attends, il me semble que je voulais te dire quelque chose. Non, benje vois pas... Salut ! C H A P TROIS TROIS TROIS ETROIT - Regardez, on voit encore des morceaux de verre sur le sol. Je remue, de la pointe du soulier, les débris blancs et rouges. Et me tiens le raisonnement suivant : si Patricia a enfilé des bas, elle a dû mettre également un porte-jarre­telles. De quelle couleur peut bien être ce porte-jarretelles ? Je décide qu'il est blanc. Aussi je tire mon carnet pense-bébête de ma fouille et note, consciencieusement : « porte-jarretelles blanc ». - Vous avez trouvé un indice ? s'inquiète la jeune fille. - A vérifier, élude-je. Bien, l'automobile de notre chauffard débouchait d'où ? Elle pivote au centre de la toile d'araignée constituée par une jonction de petites voies vésimales. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 145 - Il arrivait d'ici, dit-elle avec décision. - Vous êtes sûre ? - Voyez, on aperçoit les traces de son coup de frein. Je lis la plaque bleue : « Impasse de la Biche ». Et je biche. Pas à cause de la biche, mais de l'impasse. Tu suis la trajectoire de mon esprit, Lavedu ? Une tomobile qui débouche d'une impasse, arrive fatalement d'une maison située dans ladite impasse, non ? Ce qui revient à dire - ô mon lecteur surmené - que Blumenstein fils (ou le personnage qui lui ressemble) quittait l'une des propriétés que j'aperçois quand il a télescopé Patricia. - Venez, marchons un brin jusqu'au fond de ce chemin fleuri. Et te lui chope une aile. Est-ce un effet de sa bonté ou de mon désir, mais il me semble qu'elle presse avec le bras ma main contre son sein, lequel est ferme, tiède et bien constitué pour son âge. En avançant, je m'efforce de plaquer ma hanche contre la sienne. Bon, tout ça, tu connais. Et t'es au courant de ce qui en découle ? Tu ne seras donc pas trop surpris d'apprendre que j'atteins le fond de l'impasse en marchant au pas de l'oie. * * * Cinq propriétés. Deux de chaque côté, une au fond. Celle du bout exceptée, les quatre z'autres sont relative­ment modestes. La celle de l'extrémité doit faire un petit hectare en pelouse. La construction s'élève sur une légère éminence du terrain. De forme classique, plutôt sobre. Rectangulaire, perron, terrasse, portes-fenêtres, premier étage mansardé. Le portail à double battant est grand ouvert et une belle allée de ciment rosé monte doucettement jusqu'à la demeure. 146 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Chère petite collaboratrice, murmure-je, notre homme roulait vraiment vite ? - Très vite, assure Patricia. - A combien, à peu près ? - Plus de cent, j'en suis convaincue. Alors, pas de doute, il arrivait de la propriété du fond. S'il était sorti d'une des quatre autres entrées latérales, il n'aurait pas eu le temps de prendre une pareille vitesse sur une si faible distance. Je dirais même qu'il est parti depuis l'esplanade de la maison et a bénéficié de la déclivité de cette large allée pour mettre la gomme. Elle est tout émoustillée, la chérie. Toute flagoreuse, épanouche, bistaillée. Une pure merveille. - Ce que c'est excitant ! s'écrie-t-elle. Qu'allez-vous faire? - Téléphoner. - A qui ? - Aux occupants de cette masure. - Pour leur dire quoi ? - Je ne sais pas encore. - Et d'où allez-vous téléphoner ? - D'un bistrot quelconque. - Vous savez, il n'y en a pas dans le voisinage, venez plutôt à la maison. La corvée. Présentations à papa-maman ! Baisepogne ! Mes hommages, madame, très honoré, monsieur. Whisky. Quel beau temps ! L'année dernière, souvenez-vous, il tombait de la merde ! Que de temps perdu, de salive asséchée. - Oh, non, je ne voudrais pas importuner vos parents. - Ils ne sont pas là ! Pour le coup, je fais tilt. Et j'accepte. Il est de quelle couleur, le porte-jarretelles à Patricia ? Bleu, sinon blanc. Bleu très pâle. Sa crèche est opulente, marmoréenne, pleine de pièces comme un Jean de grand couturier. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 147 Un larbinuche fourbit, sans entrain excessif, les portes vitrées de la réception. Patricia m'entraîne au premier étage, par un large escalier qui se prend pour Chambord. Son appartement à elle se situe au fond d'un large couloir plein de meubles rares et de tableaux chiatoires façon « Ecole hollandaise » sur lesquels des mecs vêtus de noir, avec de grands cols blancs, admirent des faisans morts devant de monumentales cheminées décorées de pots d'étain. Son domaine échappe à la solennité de la demeure. C'est moderne, pimpant. Murs tapissés de peau de Suède, meubles en cuir et acier, moquette bouclée, lit circulaire, salle de bains salon, dressinge-roume où tu pourrais loger une famille de Portugais. Au mur, dans des cadres nickelés, des posters représentant des Adonis à poil et bandant mou, aux regards défaillants. Assez impudique. Je déteste les photos d'hommes nus. Le plus beau garçon du monde, le mieux chibré, le plus harmonieux, a l'air ridicule quand il est flashé en costar d'Adam. - Ça vous excite ? demande-je à Patricia en désignant sa galerie des pafs. - Non, c'est pour faire chier maman. - Vous êtes en suif avec elle ? - Elle est la fille d'un marchand de meubles, mais comme elle a épousé un type à particule, elle se prend pour la reine d'Angleterre et je tente l'impossible pour l'en dis­suader. A quatorze ans je me suis fait inscrire aux Jeunesses Communistes, à dix-sept j'ai violé le chauffeur, à dix-huit j'ai posé pour des publicitaires. Mais ce qui la contrarie le mieux, c'est que mon appartement soit moderne au milieu de ses antiquités. Notez que, personnel­lement, je préfère le Louis XIII au Knoll ; pourtant, tant qu'elle se lamentera sur mes goûts dégénérés, je continue­rai de subir ce décor d'ensemblier. M'est avis qu'une belle ambiance familiale règne dans cette maison. 148 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Elle me montre une sorte de banane rouge posée à la verticale sur une pomme verte. - Si vous voulez téléphoner. - C'est un appareil, ce machin ? - Le cadran est sous la pomme. L'avantage est qu'il mobilise les deux mains alors que sur un appareil tradition­nel, une seule suffit pour composer un numéro. Avez-vous remarqué que, désormais, tout est ainsi ? Voyez les montres digitales par exemple, impossible de leur arracher l'heure sans appuyer sur un bouton. Des chiffres apparais­sent, qu'il faut lire très vite, car ils ne s'inscrivent qu'une seconde au cadran. Et encore ne peut-on les distinguer que si l'on se trouve à l'ombre... Elle rit. Pas sotte, cette moukère. Aussi fine que belle. - Je dois chercher le numéro de ces gens sur l'annuaire. - Il y en a un dans le petit meuble, sous la télé ; pen­dant que vous cherchez, je vous sers quelque chose ? Que voulez-vous prendre ? Je m'enhardis vilain. Plaisanterie de carabin. La grosse astuce sauvage : - Vous, je bredouille. Elle sourit et s'éclipse. Le 4 de l'impasse de la Biche est au nom de M. et Mme Hônisoa Quimal y Panse. Des étrangers, probable. Avec un blaze de ce calibre, je les vois mal originaires de l'Indre-et-Loire. Je vais pour composer le bigophe de ces braves gens, lorsqu'une idée m'arrive sans klaxonner dans le parking à astuces. Pas mauvaise, me semble-t-il, et même, pour peu que tu me pousses dans mes derniers retranchements, je la juge­rais assez géniale sur les bords. J'entends chantonner dans les environs. - C'est vous, Patricia ? - J'arrive. Elle revient, en effet. Tu crois qu'elle coltine un plateau CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 149 chargé de boissons alcoolisées ? Des clous. Elle a les mains nues. Le reste aussi. TOUT le reste. - Mais vous êtes réellement blonde ! je bégaie. Corps admirable, seins fantastiques, fessier époustou-flant, cuisses phénoménales, triangle de panne en or fin ciselé. Stop. Et pourtant, malgré ma béante admiration, je ressens une confuse nostalgie car j'eusse aimé bénéficier du porte-jarretelles, des bas... Je suis un progressiste, moi, Santonio ! J'aime progresser, mais doucettement, à la va-comme-je-te-brosse. 0 rage, ô désespoir, ô sole mio ! Pourquoi cette féerie vivante m'a-t-elle privé de la joie lan­goureuse de la dévêtir de mes propres mains ? Quel démon ridicule l'a incitée à brûler les plus émouvantes étapes de notre cheminement ? Allons, réponds, je te parle ! Tu ne sais pas ? Moi non plus. Je déplore. Certes, le lot de conso­lation n'est pas un lot à réclamer, certes, il va m'emmener haut et loin dans les azurs infinis, mais quand même... Elle se tient immobile et souriante devant moi. De face. De vraiment face ! De merveilleusement face. Et de fesse aussi, pour peu que je me donne la peine de la contourner. Son délicat nombril me fait de l'œil. J'avance une main, la retire. Non, pas tout de suite, pas déjà, pas ainsi. Compensons par l'art de l'attente divine cette frustration vestimentaire, comme l'écrirait, j'en suis absolument cer­tain, M. Georges Druon de la Comédie française. Jugulons nos élans chamaux. Réprimons la bête, la bébête, l'abbé bête. Faisons taire un instant la grande voix orageuse de la viande en transe et en transit temporaire. Oh, certes, oui bien sûr, réprimons-nous. Immolons-nous dans la patience. La chaste est ouverte ! - Vous avez téléphoné ? demande-t-elle, espérant qu'oui et qu'ainsi donc on est peinard pour se débigomer le trombone à coulisse. 150 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Non, réflexion faite, ma sublime collaboratrice, c'est vous qui allez appeler. - Chic ! Que faudra-t-il dire ? - Que vous avez eu ce matin un accident. Un chauf­fard... La voiture avec un chien... Il ne s'est pas arrêté... Mais vous venez de trouver un témoin qui assure que le véhicule sortait du 4 de l'impasse de la Biche... Et que... Ma voix s'enroue, s'enraye, s'en va. Plus moyen de parler consciemment. Je me débobine, ma pensée met les bouts. Je crois que je vais devoir en faire autant. Poum ! Je suis à quatre pattes. Jeannot Lapin ! Claoup, claoup, claoup ! Je lui écarte les fuseaux horaires. Ma bouche se plaque contre son méridien de Greenwich. Dans ma fureur érotique je la soulève. Telle l'otarie charriant un ballon à la pointe du museau, je promène Patricia dans la pièce à la pointe du mien, me gaffant de pas la blesser avec mes chailles. D'un coup de nuque je la bascule sur le puce-mard, très bas. A moi, le bonheur. Dieu que c'est bon ! J'ai une grande bouffée : Patricia. Ma grande bouffée blonde ! Vraiment blonde et délectable. Je m'engage la tête la pre­mière. Elle adore ! Hurle immédiatement sa joie. Se pro­pose de plus en plus largement, que si ça continue, je vais finir par m'en faire un bonnet. * * * Minute de pudeur. * * * Ouf! Y a eu la crouminioune psalmodiée. Le tohu-bohu géant. Et l'enfourchement cosaque par toute la troupe ! Sans autre. Mais alors le grand magistral déploiement. Chaque CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 151 rubrique étant traitée à fond. Du grand art, que dis-je : du grand dard ! Elle reprend ses sens qu'elle avait déposés sur la moquette, me sourit comme si j'étais un vieil ami de la famille qu'elle n'aurait pas vu depuis longtemps. Certaines femmes sont ainsi. Les grandes baiseuses, généralement : une fois la séance achevée, elles se dédoublent, vous consi­dèrent autrement. Vous n'êtes plus le julot qui vient de leur court-circuiter les glandes, mais un personnage sans rap­port sexuel avec le panard qu'elles ont pris. Moins qu'un complice, pas même un témoin. - Et si on le donnait, ce coup de fil ? propose-t-elle. Comme quoi, les coups se suivent mais ne se rassem­blent pas ! - O.K., mon chou. Je compose moi-même le numéro. Ça se met à grelotter à l'autre bout. Quatre sonneries que je juge caverneuses. Et puis on décroche. Une voix de femme, basse, langoureuse, marquée d'un accent étranger que je dirais oriental. - Allô, j'écoute ? Je passe la banane à Patricia. La chiotterie, avec ces combinés gadgets, c'est qu'ils ne comportent pas d'écou­teurs annexes. Toujours ce beau progrès qui te détricote la vie sous prétexte de l'embellir. Elle plonge, ma splendeur dénudée. Calmement, à voix réfléchie. Dit bien tout, comme cela doit l'être. L'accident. Un type au volant d'une grosse Lancia bleu marine, ayant un chien gris et blanc à son côté. Il ne s'est pas arrêté. Alors elle a fait du porte-à-porte pour essayer de découvrir d'où il venait et elle a déniché un témoin qui affirme l'avoir vu sortir du 4 de l'impasse de la Biche. Pourrait-elle avoir l'identité de l'impudent personnage ? On l'a écouté sans l'interrompre. Et maintenant on lui parle. Et Patricia fait « Hmmm, hmmm, bien, d'accord. Dans dix minutes... ». 152 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Puis raccroche. - Au rapport ! m'écrié-je. - La dame en question prétend ne pas être au courant, mais elle dit qu'elle va se renseigner auprès de son mari lequel est présentement entre les mains de son masseur et qu'il faut rappeler dans dix minutes. Là-dessus, la belle amoureuse sort en emportant le plus beau cul que le Créateur ait jamais accroché au bas du dos d'une enfant d'hommes. Je ferme les yeux. Il est un tanti-soit peu moulu, le Sana. Tu parles d'une amazone, cette gosse. Elle te fourbe un matou en moins de rien. Je devrais êîw jSSÎîsfa!} àë sws ssiscès ssorèe âe cette inervwSc' au monde, rouler les mécaniques, intérieurement. Les hommes, "" pour leur plupart, une conquête constitue une espèce de capital. Chaque victoire semble les enrichir. Il m'arrive 'ît'^'ïîîWSîi. <&. ^S SSî^ <^îîîk»îîgîîîfôif& •d^do„.,.,rc.ns»l.e l'avoir réussie et de ne pas en être satisfait. 154 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Bonjour, madame, ici mademoiselle de la Grabote, alors? Elle fronce les sourcils. - Ah bon, un instant, je vais prendre de quoi noter... Puis, plaçant sa main sur l'émetteur de sa banane : - Elle reconnaît que mon télescopeur sortait de chez eux et va me donner ses coordonnées. Vite, je tire mon carnet. - J'écoute, madame ! Il me semble percevoir la voix soyeuse de sa correspon­dante. Elle s'efforce de parler en articulant bien chaque syl­labe. - Philippe Dauphin ; 16 chemin du Roi-Soleil, à Saint-Germain-en-Laye. Que fait-il, ce garçon, dans la vie ? Architecte ? Bien, je vous remercie, madame. Elle abandonne sa banane. - Et voilà le travail. - Bravo et merci. - Le programme, maintenant ? - Très simple : je vais aller rendre visite à ce mon­sieur, - Avec moi ? - Mon Dieu non, pourquoi vous mobiliserais-je davan­tage, Patricia ? Elle a un sourire plein d'amertume et de détresse. - C'est vrai, pourquoi ? Car en somme vous avez obtenu de moi tout ce que vous souhaitiez. Je me sens rougir comme un homard qui apercevrait une langouste à poil dans un court-bouillon. - Ne parlez pas ainsi ! Tu sais, je crois pas me gourer, mais il y a des larmes au fin fond de ses prunelles. D'humiliation. Les pires ! Les plus salées ! Celles qui creusent les sillons les plus pro­fonds. - Allons, emmenez-moi avec vous, j'ai mis des bas ! J'éclate de rire car la feinte est chouette. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 155 _ puis-je vous demander la couleur de votre porte-jar­retelles, chérie ? Elle secoue la tête, butée. - Vous ne la connaîtrez que si vous m'emmenez avec vous. Que veux-tu que je fasse devant un tel cas de force majeure, de force motrice ? Je l'emmène. Hélas ! CHAPITEAU QUATRE J'ai dit hélas et ne m'en dédis point. Parce qu'alors tu vas voir. Dieu de Dieu ! Si un jour je tombe en arythmie définitive, tu comprendras pourquoi. La tête sous l'oreillette, à force d'à force de trop tirer sur Lacordaire ! La chandelle par les Dubout ! Pauvre Sana, toujours lancé à cent quatre-vingts à l'heure dans les pires aventures malgré la speed limit. Le jour qu'on lui aura remonté la fermeture Eclair de son suaire, cézig, tu pourras faire cuire des œufs au bacon sur sa tronche, le temps qu'elle refroidisse, tant tellement il l'aura chauffée à blanc au cours de sa cavalcade. - Qu'allez-vous lui dire ? demande ma compagne. - Je n'ai que l'embarras du choix, ma belle amie. Le chemin du Roi-Soleil se trouve en limite de cette forêt de St-Germain, célèbre par son pendu et sa fête des Loges. Quelques voitures occupées par des couples station­nent dans le chemin ombreux. La plupart du temps, on n'aperçoit que le buste du conducteur et la chevelure de sa compagne exécutant un numéro de yoyo. Les maisons y sont rares. Aussi faut-il parcourir une assez longue distance avant de parvenir au 16. La propriété s'entoure d'un mur assez haut, couronné de tessons de bouteilles, à l'ancienne mode (mon tesson, nos voleurs !). Un portail rouillé est grand ouvert. La demeure est une construction de meulière, assez banale, avec des ornements de faïence autour des fenêtres. J'avise trois voitures devant la façade : la Lancia bleu foncé à l'aile cabossée, une 504 fatiguée et une Volvo break. Nulle plaque de cuivre. Pas le moindre bruit. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 157 Je range ma tire dans l'alignement des autres et ouvre la portière de ma compagne. - Si vous voulez bien m'accompagner, belle princesse. Elle descend en tenant le bas de sa robe plaquée contre ses cuisses, la jolie gueuse. D'une perfidie, ces gonzesses ! C'est pas encore tout de suite que je la saurai la couleur de son porte-jarretelles. Pourquoi les nanas se montrent-elles si sadiques avec nous autres ? Pour nous aguicher le mental, tu crois ? Mon index enfonce un bitougnot de sonnette électrique si poussiéreux que je doute de son efficacité. Tu sais, le genre de bouton noir qui est devenu grisâtre et comme poreux. Aucun son ne se produit et personne ne vient. Alors je tourne le pommeau de cuivre piqué de vert-de-gris. Ça fouette le renfermé, dans cette casemate. Le salpêtre pas dérangé, la pierre humide, le plâtre endetté. Effectivement, la maison n'est pas reluisante. Si elle ne comportait pas quelques meubles sans intérêt, elle ferait masure abandon­née. Une petite réception aux carreaux disjoints. Une ban­quette au cuir crevé et une méchante glace à trumeau qui a très mauvais tain la parent de leurs atours. - Quelqu'un ? je demande civilement, toujours très poli, toujours comme il faut, tu penses, élevé par ma Félicie, avec des principes de bon aloi, catéchisme, com­munion privée, costume du dimanche, grande toilette deux fois par semaine, lectures surveillées et tout et tout. Silence ! Non, pas silence. Faut s'entendre sur la langue française, merde, qu'à force de tirer sur les mots par paresse d'en inventer d'autres, on finit par les disloquer, les malheureux. Personne ne me répond, voilà ce que j'entends par silence, sinon, on perçoit du bruit. Un bruit fait par plusieurs ani­maux qui grognent et rognent et chienlitent de concert (faute de conserves). Je me dirige vers une porte à deux battants disjoints, moulures rapportées mais ça tu t'en branles, et l'ouvre. 158 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Le spectacle est, deux points : inattendu, stupéfiant, confusionnant, choquant, intéressant, plus tout ce tu vou­dras et que tu pourras rajouter au crayon dans la marge après que t'auras appris ce dont il s'agit. Figure-toi une pièce parquetée, qui fut un salon, proba­blement (d'ailleurs un joli lustre-rouet subsiste au plaftard) et dont les volets sont fermés. Mais le jour entre abondam­ment par leurs fentes supérieures, éclairant la scène. Ici, pas de meubles : uniquement des matelas jetés au sol, une demi-douzaine, placés l'un à côté des autres de manière à composer un îlot capitonné. Et sur ce terre-plein moelleux (grâce à la maison Simmons), partouzent cinq personnes en tenue d'Eve ou d'Adam selon la physionomie de leur hémisphère austral. Je te dis cinq, mais la chose n'apparaît pas au premier coup d'œil, étant donné la manière dont ils sont entrelacés, ces chérubins. De même, pour déterminer les hommes et les femmes, il faut chausser ses besicles et bien avoir en mémoire les planches d'anatomie potassées au cours de ses études. Si tous les gens du monde voulaient bien se becter le scroumoulard, à l'instar de ces cinq valeureuses per­sonnes, tu parles d'une chaîne d'amitié que ça donnerait, mon frère ! Tête-bêche, béchamel, méli-mélo et poils par­tout ! Vive la mariée ! Trois gonzesses, deux julots. C'étaient ces messieurs-dames qui grognaient comme des ours bruns qu'arriveraient pas à dévisser le couvercle du pot de miel. Et qui poussent des soupirs nasaux étouffés par des pilosités foisonnantes. Et qui aspirent, refoulent, défoulent, s'agitent, claquent, pressent, caressent, fessent, détergent, pompent, grondent, tomadent des pieds, de la bouche et du cul, en grande superbe frénésie. Valeureux occupants de la brave vieille planète harassée. Gardiens des traditions françaises. Sur l'instant, on voudrait apporter sa contribution, intervenir, aider, pousser, prêter main-forte, bite forte, s'employer, s'abandonner à l'altruisme intégral. En premier de cordée, t'as tu sais qui ? Le fils Michu- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 159 Blumenstein, à qui une grosse rouquine aux nichons ram­pants détartre vigoureusement la tubulure. Une autre demoiselle dont je peux pas distinguer le visage puisqu'elle s'est fait un loup avec le sexe de la rouquemoute, fou-gnasse le moulapaf de celle-ci. Elle est elle-même dégustée par un abonné au gaz qui me reste invisible pour la raison invoquée par sa partenaire. La cinquième personne est la seule à se singulariser puisqu'elle s'est placée à califour­chon sur la partie inférieure du gars, jouant les voltigeuses équestres avec un brio d'écuyère à café. Elle fait du trot assis à l'anglaise, ce qui lui brimbale la laiterie et nous regarde survenir avec l'amabilité d'une commerçante bien disposée envers sa clientèle, ce qui est de plus en plus rare à l'époque de maintenant. - Dépêchez-vous ! nous presse-t-elle, soucieuse d'en terminer au plus vite avec sa position de fourgon de queue fourgonnant. Et elle nous appelle aussi de la main, cette douce cama­rade. J'entends un cri, en provenance de derrière moi. Me voilà bousculé. C'est la belle Patricia qui ne peut résister à l'appel de cette sirène. Les sens en feu, comme on dit dans les foyers catholiques, elle se précipite sur le matelas et se trousse devant la cavalière. Jambes écartées, ce qui ne facilite pas la descente aux enfers de son slip. L'autre califourcheuse plonge sous la robe plissée de ma camarade, comme un photographe d'autrefois sous le chiftir noir de son appareil à pieds. C'est Patricia qui va prendre le sien, de la manière que ça décarre. Tout ce monde, ça ressemble à une grosse chenille ondulatoire. Au petit train fantôme. Ça s'évertue en cadence. Chacun chope son plaisir où il le trouve, en procurant celui de son prochain. Dans un sens, c'est beau. L'oignon fait la force. Maintenant, Patricia a décarré. Elle drive la tronche de la centauresse à travers l'étoffé de sa robe, bien l'axer sur son compucteur. 160 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Et moi, dans l'affaire ? Eh ben, moi rien. Je ne me sens pas une âme de partici­pant. Le boulot me reprend, mon fieu. Oui, même au plus fort de la partouzette, j'ai le souci de ma mission ! Je contemple le fils Michu. Se peut-il que ce soit vraiment là le pensionnaire disparu de Franck Rèche ? J'ai hâte de lui parler. Et cela va être possible car sa biberonneuse vient de lui dégager les cumulus. Il se redresse, légèrement envapé par le dégagement de fumée de son conclave intime. Titube. S'approche, avec aux lèvres ce sourire évasif, mi-gêné mi-content du gus qu'on vient à l'instant d'éponger. - Vous ne participez pas ? me demande-t-il. Il se baisse, ramasse une boutanche de whisky coiffée d'un verre posé à la renverse sur le goulot. Une rasade tsoin-tsoin. Me tend le verre. - A la vôtre ! Lui-même, sans attendre que j'écluse, porte la bouteille à sa bouche et se met à tétiner. Bonne idée, ce coup de picole. Ça délie la langue. Favorise les bonnes relations. Je me flanque un cul sec façon Russe blanc en exil. Blaouf ! Et puis voilà. Voilà, voilà, voilà, voilà. Voilà, voilà. Voilaaaaaaaaaaaaaaaa. CHAPITRE QUI N'EN EST PAS UN, MAIS QUI POURRAIT LE DEVENIR Ça sent les frites. Depuis qu'Antoine a grandi, ça sent toujours les frites à la maison. On se croirait à la Foire du Trône. Ce petit bougre de bougre raffole des frites à m'man. Faut dire qu'elle les réussit comme pas deux, ma vieille. Son secret, je vais t'y dire : elle les plonge un premier petit coup dans l'huile bouillante. Un simple aller-retour, deux secondes, pas davantage. Ensuite, elle les essore sur un linge (y a des vieux torchons en fin d'activité qui ne servent qu'à ça, chez nous). Cela fait, elle les remet dans la frigousse jusqu'à ce qu'elles soient bellement dorées, ses patates. Dis à ta mégère d'essayer et tu t'en pourlécheras les salsifis. Tu comprendras alors combien c'est utile de bouquiner du Sana. Pas de l'argent perdu, mais du placement solide, à long terme, à long sperme. Reine de la frite, Félochette. On se mettrait à décher, recta je lui ouvre une cabane à frites dans un quartier estudiantin et on mystifie les Rothschild en moins de deux. De me voir débouler dans sa cuistance enfumaga, les bras lui en dégringolent, à ma chère femme de mère. - Antoine, je ne me doutais pas que tu allais rentrer. - Quelle idée ? - Depuis plusieurs jours que je ne t'ai pas revu. - Moi ? Alors là, elle me la coupe au ras du calice, la chérie. Je la défrime d'un œil inquiet. Tu vois pas qu'elle se mette gentiment à faire du home-trainer dans la Blédine, 162 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES maman ? Le machin précoce, là, comment déjà ? Sénilité ! Merde, quel mot ! Ah, non, pas elle ! Je veux pas qu'elle déraille, ma vieille poule, se mette à zonzonner du plaftard. Elle n'a pas l'âge, ni le physique. Une femme de cette acti­vité, avec ce mouflet qu'on élève... Justement il se pointe en courant, l'Antoine bis. Me flanque son train de bois à roulettes dans les moltebocks, bing ! Ouille que ça ça fait mal ! - Bonjour, papa, il gazouille. La bibise. Je me masse la guibolle endolorie par cet accident de chemin de fer. - M'man ! - Mon chéri ? - Pourquoi dis-tu que je ne suis pas rentré depuis plu­sieurs jours ? Elle s'arrête de retirer ses french fried potatoes du bac crépitant. - Mais, Antoine... - Hein, pourquoi, ma poule ? - Voyons, Antoine, tu me fais marcher ! Tu sais bien que depuis trois jours tu n'es pas rentré ? Tu m'as télé­phoné un matin pour m'annoncer que tu partais en Haute-Savoie... - Moi? Ses frites commencent à fouetter le cramé. Elle les sort précipitamment. - Tu mangeras mon bifteck, dit-elle, ça tombe bien, je n'ai pas faim. - Jamais de la vie ! Dis donc, ça sent mauvais pour le mental de ma dou­cette, décidément. Via qu'elle achète plus que deux steacks au lieu de trois, à cette heure, alors qu'il était prévu que je rentre dîner ! Non, mais qu'est-ce qui se passe dans sa bonne tête, tout d'un coup ? Je ravale mon angoisse, me promettant bien de tuber à notre médecin de famille après le repas. Dieu de chiotte, pourquoi cette brusque calamité ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 163 On vivaitcorrectement, en s'aimant tendre. Et puis Félicie perd la boule ! Confusion mentale, voilà l'expression qui m'échappait. Elle fait de la confusion mentale ! Nous sommes frais. J'ai soudain des larmes dans la gorge. Impossible de parler. Quant à bouffer !... - M. Bérurier a téléphoné à deux reprises dans l'après-midi pour demander si j'avais de tes nouvelles. - Mais, maman... - Mon grand ? - Je le quitte à l'instant, nous avons passé toute la journée ensemble. - Vraiment ? Son regard panique. Sent-elle confusément qu'elle débi- goche ? Paraît qu'au début, les gens atteints d'amnésie ont le sentiment de dérailler et il est déconseillé de les effrayer en leur signalant qu'ils perdent les pédales. Alors, je la boucle. - A table ! crie maman. - Des frites ! Des frites ! glapit Antoine 2. - Puisque tu es rentré, va chercher du vin à la cave, mon chéri. Car m'man ne boit un peu de picrate qu'en ma compa­gnie, sinon elle se fout à l'Evian avec le lardon. Je des­cends dans notre réserve. Tiens, au fait, je t'en ai jamais parlé de notre cave. Pas grande, mais bien garnie. Tous les bons auteurs : Montaigne sous forme de bordeaux grand cru classé, Rabelais avec les vins de Loire, Colette avec les bourgognes, Frédéric Dard avec les beaujolais, et Rousseau (pratiquement) avec les vins du Jura. Je me décide pour un petit cahors dont j'aime le râpeux. Remonte, et qui trouve-je installé à notre table, puisant à pleines mains dans le saladier de pommes frites ? Bérurier, en personne. - Qu'est-ce qui l'arrivé, demande-je, tu as paumé les clés de ton logis, Gros ? Le Mammouth engloutit quatre cent cinquante grammes de frites brûlantes, ce qui le met en larmes, et les ayant 164 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES poussées dans ses profondeurs grâce au porto blanc que vient de lui servir Félicie, s'écrie : - C'est à toi dont j'aimerais poser la question. Tu me moules sans cris ni égards et j'ai battu la semelle à l'agence en attendant ton retour au sérail ou du moins un coup de grelot. A'v'c ça une Claudette en rogne qui m'a refusé jus­qu'à la moind' petite pipe. C'tait gai ! Et pendant c' temps, monseigneur, naturliche, s'embroquait la merveilleuse créature qui s'est pointée au burlingue, pas vrai ? M'sieur Bigzob y filait extase et reextase à cette poutrône, recon­nais ? Hôtel des quatre gigots, j' suppose ? Eau chaude et froide, Champagne cordon rouge et tagada-veux-tu-souf-fler-dans-ma-trompette, boug' de dégueulasse ! - Béru, je t'en prie, ma mère... - Tu crois qu'elle y sait pas, ta mère, que son fils est un bouc-commissaire ? Un chibre à tête chercheuse qu'arrête pas de trouver ce qui cherche ? Mince, quand j'pense le turf qu'on a sur les brandillons avec c't' affaire Rèche qu'en finit pas ! Et pendant ce temps, m'sieur le dir-luche, le Don Casanova du pauvre, tringle la clientèle de passage. Et mégnace-gommeux je lis quat' fois de suite France-Soir au bureau, en l'attendant, avec une pimbêche de secrétaire qui veut pas sucer pour pas déranger son rouge à lèvres, pas se laisser brosser à cause que le plom­bier est pas encore venu réparer, ni te faire la moindre pogne sous prétesque qu'elle s'est revenu les ongles. Moi, travailler dans des conditions pareillement semblables, je te le dis, Sana, je préfère carrément rempiler dans la Rousse officielle ! Il m'arrache la bouteille des mains, l'ouvre à l'aide de son couteau suisse multilames, et se sert. Puis il file une tape sur la main d'Antoine, lequel tentait de chiper une frite. - Touche pas, l'arsouille ! gronde le dog de Bordeaux, c'est pas poli quand est-ce on est mignard d'aller piocher dans le plat avant qu'on vous aye servi. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 165 Ce sermon express terminé, Alexandre-Benoît empare délibérément le plat et bascule la moitié de son contenu dans son assiette, laquelle est inapte à héberger un pareil chargement. - Béru ! - Mouais ? Il gnafe, gnafe déjà. Et ça dégouline ' Et ça dégouline ! La gueule de Béru sur fond de friteuse, c'est un peu comme le drapeau français sous l'Arc de Triomphe, des Trois étoiles (les deux du Général plus celle d'avant). C'est fait pour, quoi. Ça prend sa complète signification. - Béru, pourquoi prétends-tu que je t'ai laissé poireau­ter à l'agence toute la journée alors que nous y étions tous les deux ? Il s'écarquille. - Tu te fous de m..., commence-t-il. Puis, se ravisant : - Ah, bon, t'as balancé des vannes à maâme ta mère pour des raisons privées et personnelles ? Félicie entre, munie de deux biftecks. - Mangez, messieurs, fait-elle, il me reste une tranche de jambon au frigo pour le petit. - Pas faim, m'man, tu peux lui refiler la mienne ! Bérurier cramponne les deux morcifs de barbaque. - La viande, le soir, c'est trop lourd pour un gamin de quatre z'années, affirme-t-il doctoralement. Déjà, les frites, j'me demande... Il attaque la bidoche. Je le considère, troublé. Pourquoi joue-t-il cette comédie ? - Béru, de quelle affaire as-tu parlé, il y a un instant ? Il rote à travers dix frites placées dans son clapoir comme des chevaux de frise devant une tranchée de qua­torze-dix-huit. - Delafrèche ! prononce-t-il. - De la quoi ? Déglutition générale. On croirait entendre tomber une 166 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES grosse enveloppe lestée d'échantillons dans la boîte à lettres réservée aux imprimés. - De l'affaire Rèche ! - C'est quoi, l'affaire Rèche ? Il allait renfoumer des tubercules frits, mais ma question le neutralise. - T't' fous de moi, mec ? Le blanc de son œil pèse sur sa paupière inférieure. On y distingue une espèce de toile d'araignée rouge, avec, de-ci, dé-là, des traînées jaunes à l'arrière-plan de la rétine. - J'ai plutôt le sentiment que c'est toi qui te paies ma tronche, camarade. - Pas du tout. T'es là, tu débarques, tu viens prétendre qu'on ne s'est pas vus de la journée alors qu'on ne s'est pas quittés, tu me parles d'une soi-disant affaire Rèche dont je n'ai jamais entendu parler... Félicie pousse un cri. - Seigneur ! Antoine, tu parles sérieusement ? - Mais naturellement, ma vieille chérie. Je t'assure que ce soir, y a du bizarre dans l'air. Elle s'approche de Béru, pose sa belle main blanche sur l'épaule en arc de futaille du Graves. - Vous entendez ça, monsieur Bérurier ? Le Mastar se verse à boire. - Ecoute, Sana, prends pas en mauvaise partie ce que je vais ('demander, tu te serait-il pas camé avec la gonzesse au tailleur orange de midi ? J' sais que c'est pas ton style, mais p't' être que des fois, juste un peu, manière d'essayer. - Quelle gonzesse en tailleur orange, Alexandre-Benoît ? Son effarement me donne soudain l'impression de me trouver dans le coma sans le savoir. - Y d'mande quelle gonzesse, maâme Félicie, ô mon Dieu, qu'est-ce y est arrivé ? T'as picolé, Tonio ? Hein, dis-moi, soye pas pudique, c' sont des choses qu'arrivent à tout le monde, même à moi. C'est ça, hein ? T'auras forcé sur CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 167 une charognerie quéconque, un alcool blanc, je parie, c'est les plus traites. - Je n'ai rien bu d'autre qu'une Carisberg en sortant de l'agence. Gros. Et je me sens parfaitement sain d'esprit. S'il ne s'agissait de m'man et de toi, je penserais plutôt que vous me montez un papier carabiné, tous les deux. Félicie est toute pâle, avec le nez pincé. Bérurier s'est remis à bouffer, fataliste, vite résigné à tout, le Dodu. La croque l'entraîne dans son torrent calo­rique. Tant qu'y a de la mange, y a de la vie, pour lui. C'est l'organique qui le sauve. Ses viscères lui tiennent lieu de socle. - Ecoute, Antoine, mon chéri... - Ma poule ? - Tu te rappelles que vous arrivez de Haute-Savoie, M. Bérurier et toi, où vous avez démasqué les agissements d'un odieux savant dont les expériences... - Qu'est-ce que tu racontes ? Ça fait plus d'un mois que je n'ai pas quitté la région parisienne. Elle ouvre la bouche, se ravise et sort précipitamment. Béru en profite pour flanquer un coup de manche de couteau sur le poignet d'Antoinet qui avait la prétention de piquer une nouvelle frite. Le mouflet, peu habitué à ce trai­tement digne des geôles anglaises de jadis, éclate en san­glots. Retour express de Félicie. - Ou' est-ce que tu as, mon bijou ? Le bijou désigne le Gros en braillant de plus rechef. Ainsi mis en accusation, Béru explique : - J'y ai admonestré quéqu' peu, maâme Félicie, rap­port à un geste inconsidéré qu'il a eu, faut jamais transiger a'v'c les enfants, qu'autrement, sinon, quand on est vieux, ils vous crachent z'à la figure. Pélicie opine, malheureuse, tout en calmant subreptice­ment la victime du Mammouth. Elle me tend un journal. - Lis, Antoine ! Je déploie l'imprimé. Titre à la une : A Genève : un savant fou dépeçait ses victimes vivantes ! Sous-titre : L'ex-commissaire San-Antonio démasque ses odieuses expériences. Photo d'un mec d'une petite soixantaine d'an­nées, un certain Klapusky. Photo de votre serviteur. Photo de la victime. Photo de « l'antre du monstre ». Je lis. Une affaire rocambolesque en plein. T'as déjà visionné des films d'horreur ? Rien ne manque à ce scénario pour en fournir un gratiné : l'asile de fous, les malades kidnappés, le savant sadique, sa bande de péones dont le principal protagoniste est un Espago du nom de Miguel Sanchez ! Je tombe des nues. Baba, il est, le Sanétonné. Je regarde la manchette du journal : elle porte la date d'hier. Toinet ne chiale plus. Béni a achevé les deux steaks et s'octroie le restant des frites. Maman me couve d'un œil éperdu. Je toussote, leur souris. - Ecoutez, fais-je, j'ai bien l'impression que mes potes de la presse ont contusionné à la suite d'une erreur et glissé mon nom dans une affaire qui ne me concerne pas... - Mais, Antoine, bêle ma gentille chérie à cheveux gris. Bérurier brandit la bouteille de cahors pour montrer qu'elle est parfaitement vide. Pélicie s'en empare et dit qu'elle va aller en chercher une autre. Le Gros en profite pour dégager la tranche de jambon sur laquelle pignochait Antoine bis. Ce que voyant, le chiare se refout à bieurler à en devenir noir. Bérurier se grouille de morfiller le morceau de jambe de porc dont il a détroussé notre protégé et déclare : - Tu sais combien j' sus pas partant pour les toubibs et toutes leurs conneries, grand ? Pourtant, j' pense que dans ton cas, vaudrait mieux aller consulter un nœud-rologue, vu qu' t'as dû péter un fusible dans ton caberiot. Pas de panique, slave arrive des fois. Y t'ordonnera des trucs : des granulés, des tisanes de camomille, sais pas, et tu recouvri­ ras la mémoire. A ton âge, fatal ! Pour commencer, tu devrais faire un effort. Bordel, t'as pas pu oublier tout ce cirque, l'ami Franck Rèche, l'infirmière que t'as limée dans son parc, et le professeur avec ce pauvre fotebaleur qu'il avait desséqué à ne lui laisser que le cœur, le cerveau et le trouduc. Rappelle-toi comme c'était vachement hor­rible sous c'te cloche de verre. Et les serpents, dis, tu t'en souviens des serpents ? Et puis le restant ? La vieille liqui­dée dans le vestibule. Et Pinuche qu'a eu un accident. Et les parents au fils Patemouille que t'es allé rendre visite ? Putain de Dieu, c'est pas possible qu'y n' te reste rien de tout ça ! T'as tout de même pas du roquefort à la place de la manière grise ! Y n' coule pas, ton cerveau ! Je me prends la tronche à deux mains. Je ferme les yeux. Sonde ma mémoire. Je n'y trouve que la vie étale de ces derniers jours : la Paris Détective Agency, Claudette, toute seule depuis que sa copine nous a quittés pour épouser un représentant en machines comptables. Le train-train... Des gens qui viennent se plaindre qu'on les vole ou qui nous apportent des lettres de menaces. Rien de très intéressant depuis plusieurs semaines, à preuve : le Vieux envisage de nous réintégrer dans la Poule (ce que je refuse énergique-ment) sous prétexte que l'agence n'est pas rentable. Le gars Alexandre-Benoît file le portrait du savant sadique tout contre la proue aquiline de mon adorable visage. : - Mais regarde-le donc, bonté divine ! Et ose pré­tendre qu'il te rappelle rien. - Rien, Gros. Je regarde, mais je n'ai jamais vu ce type-là. - Merdre, ubut-il, on se croirait revenu à l'affaire Kiozett1, la fois que ces canailles te médicamentionnaient au point que tu savais plus où ce que t'en étais. Seulement, 1. Cf : La vie privée de Walter Kiozett. Un chef-d'œuvre du genre. Quant à te dire de quel genre il s'agit, hein ?... 170 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES là ça pareil presque plus pire. Pas savoir ce que t'as fait ces derniers jours, et pas le savoir à ce point, sans vouloir te démoraliser le moral, y a de quoi s'inquiéter. Félicie lui tend une bouteille. - C'était un repas chétif, mon pauvre monsieur Bérurier, je vais apporter le fromage. - Tourmentez-vous pas pour ça, y a des snèques plein Paris où je pourrai aller me terminer, maâme Félicie. Le cas à l'Antoine est plus épineux, dans un certain sens. J'lu disais justement qu'il doit voir un médecin, un pschitt-ana-lyste de préférence. Selon mon avis, c't' une simple ques­tion de tuyauteries débranchées. On nous a tellement cogné sur la théière ces jours derniers qu'y doit m'faire une petite connerie de ce côté-là. Enfin, amenez toujours vot' frome-ton ; y a pas de raisons de se laisser abattre, et de tomber en digue-digue n'arrangerait pas les épinards... Il finit notre plateau de fromages, cependant bien acha­landé, vide la seconde bouteille ; croque six pommes rei­nettes, un paquet de petits-beurre, seize morceaux de sucre en buvant son caoua et termine une sucette au caramel arra­chée de force à Antoine bis. Quelque peu satisfait au plan stomacal, l'Enflure se grat-touille la nuque à l'aide de sa cuiller à café. - Maâme Pélicie, attaque-t-il, vous auriez-t-il un lit de camp ou une chambre d'ami à me disposer ? - Tu entends dormir ici ? - Ecoute, gars, aux grands mômes les grands remèdes. Puisque ta gamberge flanche, on va te la réduquer bon gré la grève. Pinuche doit ('arriver à la gare de Lyon demain matin à six plombes et des poussières. On va aller l'attendre, moi et toi, nous deux. Des fois qu'en le vision­nant descendre du dur ça te créera un choc et que tu recou­vriras la mémoire. Je ne réponds rien. Je suis maussade. Inquiet. Je sais bien que c'est eux qui se trompent, mais je n'arrive pas à définir pourquoi, ni comment, voire en quoi ? C'est comme CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 171 une sorte de conjuration obscure dont je serais la victime pour des raisons qui m'échappent. En moi, il y a un doute immense, une suspicion générale qui s'étend même à ma brave Félicie. Mais n'est-elle pas victime d'un sortilège, elle aussi ? - Non, Gros, on ne va pas demeurer ici, allons rou­piller à l'agence, nous serons plus près de la gare de Lyon, puisque tu prétends que Pinuche doit débarquer aux aurores. Avant tout, besoin de bouger. Le regard navré et anxieux de ma mère m'accable comme s'il exprimait un reproche muet. Je constate qu'elle adresse des signes à Gradube, dans mon dos. De ces petits gestes peureux comme l'on s'en permet au chevet des grands malades. Antoine 2 qui n'a positivement rien briffé, gueule à la faim. M'man lui annonce un œuf coque. Bérurier voudrait attendre dans l'espoir de lui chiper quelques mouillettes, mais je parviens à l'entraîner. Une fois au volant de ma tire, je demande : - A ton avis, Alexandre-Benoît, quel est ce micmac ? Il tire sur une crotte de nez de consistance souple et mal­léable, en confectionne fort adroitement une sorte de ver de terre stylisé, comme pour ajouter à la répugnerie de l'objet, puis la consomme d'un clapement de clébard happant une mouche. - Si j' saurais seulement c' que t'as branlé c't' aprème, je pourrais mieux davantage me faire une idée. C'était quoi, la superbe gonzesse fringuée en orange ? - Mais je n'ai pas bronché du bureau ! Et je n'y ai vu personne ! - Demain, Claudette te confirmera la visite de c'te morue. Gars. Mince, qu'est-ce tu tiens comme dose d'ou- blille. Je cloque ma pompe au parking George V et on se rabat sur les Champs-Zé. Y a des queues de toute beauté devant les cinoches qui affichent du cul. Des tomobilistes insou- 172 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES ciants abandonnent leurs véhicules au beau mitan de l'ave­nue. Des jeunes gens en jeans, coiffure afro, bouilles affreuses, déambulent en bousculant les passantes. Ça grouille dans les cafés et les magasins sont éclairés abon­damment. Je marche, mains aux poches, mélancolique tout plein, avec ce sentiment étrange d'occuper ma peau en squatter. Bérurier parle choucroute. Moi je ne parle pas. Ne l'entends qu'à peine, à travers des épaisseurs de brumaille. Tout à coup v'ià ton Santonio qui stoppe devant une petite boutique de frivolités-lingeries féminines. Le Gros s'arrête aussi. - Quéqu' chose t'intéresse ? Tu veux t'déguiser en tra-velo, mec ? Mes yeux sont rivés à un porte-jarretelles bleu pâle, frangé d'une mince dentelle blanche et moucheté de brode­ries représentant de délicates rosés. Pourquoi ce sous-vêtement me fascine-t-il, que dis-je : m'hypnotise-t-il de la sorte ? Il m'a causé un choc. Une espèce de déclic interne. Et voilà que je le contemple désespérément comme s'il allait me révéler quelque chose. Je me répète, sur un rythme précipité : « Porte-jarretelles, porte-jarretelles, porte-jarre­telles... »Et on dirait que je fais s'ébranler un immense et lourd volant de limonaire. Il y a comme des craquements dans ma tête, comme de la musique, comme des bribes de chanson... mais ça n'arrive pas à partir franchement. Ça se coince. Le volant se bloque, l'appareillage se paralyse, le silence revient. Béru s'enrogne : - Mais qu'est-ce tu maquilles, putain de Dieu ? T'es là devant ces harnais de souris comme un vieux découillé qui n'peut plus que convoquer des souvenirs. C'est pas encore de ton âge, la fanfreluche. Si môssieur se met à frétiller devant une culotte vide, il va bientôt s'enrôler dans le régi­ment des poches percées pour se pomponner coquette à tra­vers le futal. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 173 II m'entraîne. Je le suis. Rue de Ponthieu, il connaît un petit estanco cordial où l'on trouve une choucroute cor­recte. C'est vrai que j'ai faim puisqu'il a nettoyé à lui tout seul la bectance de Félicie, le sagouin. On s'installe à une petite table garnie d'une nappe bonne-femme, sous une applique en bois tourné avec abat-jour de parchemin rouge. Le loufiat est un petit maigrichard à problèmes d'ordre pul­monaire. Les revers de sa veste blanche ressemblent à la palette de Van Gogh. Je lui souscris une niçoise suivie d'une côte de veau aux nouilles fraîches. Béru prend, pour sa part, une choucroute garnie en guise d'entrée et un cas­soulet comme plat de résistance. De la résistance, c'est son estom' qui en a. - T'es vachetement fringant de la menteuse, técolle, râloche l'Hénorme ; comme bonnet de noyé, merci bien. Le chevalier Silence, ouais ! Si ce serait que ma compagnie te déplaît, aye le courage d'y dire, je m'éclisperais. Je stoppe sa mauvaise humeur : - Laisse, je réfléchis. - Faites t'excuse, docteur, j'avais pas remarqué. Et on peut savoir l'objet de vot' gamberge ? - Un porte-jarretelles. - Ça, c't' une réponse à cent francs, si tu voudrais bien m'en refiler une à mille, je trouverais peut-être plus vite. - Porte-jarretelles. Un point, c'est tout. Porte-jarre­telles. Il renonce. Son regard s'est de nouveau rempli d'une fraternelle inquiétude. - J' voulais pas t'contrarier, fils. D'accord, porte-jarre­telles. Je t'dis pas le contraire : porte-jarretelles y a, porte-jarretelles y reste, et alors, qu'est-ce qu'on en peut ? Vouloir extrapoler, ce serait idiot. Casse-toi pas la nénette, mon loup. Moi, j'ai rien contre les porte-jarretelles, bien au contraire. Le porte-jarretelles, c'est l'ami de l'homme, et les grognaces d'aujourd'hui sont des belles fumières de se fout' des collants. C'est çui que tu matais dans la boutique 174 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES de t't' à l'heure qui te chancetique le cigare ? Je reconnais qu'il était very well bathouze. Tu voudrais que je t'l'offre ? Si ça peut te faire plaisir, aussi sec, demain, je vais te l'acheter. Le bleu, tu veux, ou bien tu préférerais une autre couleur moins voyante telle que rouge ou noir ? Tiens, ma Berthe en porte un noir avec des paillettes dorées que tu ne peux pas savoir son effet bandatoire sitôt que tu l'aperçois. Magique. Le tricotin instantané garanti. Tu vas pas te mettre la cervelle en rémoulade pour un simple porte-jarre­telles, dis, p'tit homme ? La manière dont il me parle ! Ma parole, il me croit fou complet, le Gros. - Dis, je ne me liquéfie pas du bulbe, mon père. Seulement, cette histoire de porte-jarretelles remue quelque chose dans mon esprit. Cela est tourmentant comme lors­qu'on a la certitude d'avoir oublié un rendez-vous impor­tant sans parvenir à se rappeler ce dont il s'agissait. - Ah, bon, ben force-toi. - Je me force. Venant de la rue, le bruit caractéristique d'une collision d'automobiles. Des voix s'élèvent, véhémentes. Je recon­nais le timbre éclatant d'un chauffeur de taxi. - Non, mais qu'est-ce qui t'a pris, dis. Vérole, de me faire une queue-de-poisson pareille ? T'as appris à conduire dans le Cantal ! Béru soulève un coin du rideau histoire de visualiser le désastre. Effectivement, le driver d'un G 7 invective un gros bonhomme qui doit être violin lorsque l'émotion ne le bleuté point. - Pas trop de bobo, estime le Gros : de l'aile en papier chiotte et du phare cassé, seulement. Phare cassé, porte-jarretelles. Très loin, dans les abîmes de ma mémoire, il y a des morceaux de phares Marchai sur l'asphalte d'une route. Je regarde ces débris de verre en songeant au porte-jarretelles de... De qui ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 175 Une odeur de choucroute. Béru remet le couvert, à grandes gueulées préhensiles. Sa bouche, à certains moments, ressemble à un intestin. Il ne mange pas : il absorbe. La nourriture part dans son alambic puissant, pour des transformations formidables. - Gros ! - Siouplaît ? - Claudette n'a pas de porte-jarretelles, n'est-ce pas ? - 'Jord'hui, elle en avait pas. Un slip bleu, ça d'accord, mais pas de porte-jarretelles. Il continue de choucrouter. Les strasbourgs éclatent dans sa clapeuse comme des ballons rouges au contact d'une flamme. Y a dégoulinances de part et d'autre. Il s'essuie la bouche avec sa cravate, n'ayant pas le temps de ramasser sa serviette tombée au sol. - C' d'v't' être 1' g'zesse, abouffe Bérurier. Puis, la choucroute étant chose fermentante, il rote fort dans le restaurant, ce qui nous vaut des regards intéressés de la clientèle. - Que dis-tu ? - Là, rien, j'ai juste roté. - Mais avant ce cri du coyotte pris au piège ? - Ah oui : je t'disais que ça devait z'être probablement la gonzesse qu'en portait. Encore sa fameuse gonzesse. - Elle était trop jolie pour se compromettre a'v'c des collants, assure Béru en roulant serré une tranche de lard pour mieux se l'introduire. Un prose comme t'aimes. La forme des cuisses aussi. Vraiment ton genre. J' sus sûr que t'auras grimpé cette sœur, Sana. Il serait été impossible que ça ne se peut-ce. J'en suis à me demander si on te l'aurait pas espédiée pour t'aguicher et te subir un traitement de choc afin que ta mémoire aille à dame. M'est avis que nos gredins ont pris peur et voulu gagner du temps. Oui, ça y est, je tiens l'affaire par la crinière. La bioutifoule gueurle est venue à la pêche au Santantonio, se l'est embarqué dans 176 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES un endroit peinard et y aura fait gober de la purée d'ou-blille. Secoue-toi la tronche, bonté de Dieu ! Le porte-jarre­telles, je te dis que c'était le sien. Remémoire-te-la, sapristi. Y a ben des choses qui te restent d'elle. Tiens, les poils de son frifri. Blonds comme ses crins, ou noirs ? Ou rouquinos ? T'as oublié son visage, mais t'as pas pu oublier son dargif, tel quej' te connais ! Voyons, une cha-gatte, Sana ? De première qualité. Rayonnante pour ainsi dire. Le mignon tablier de sapeur, bien frisotté ? Essaie de te souvenir, mon Loulou. On n'a rien sans peine. Le porte-jarretelles qu'encadre le gentil bijou comme un rideau de théâtre ouvert ? Rien que d' t'en causer, je crois m'en rap­peler, alors toi qu'as sûrement vécu la chose, c't' un jeu d'enfant. Un beau minou, ça n'a pas pu te sortir de l'esprit, voyons ! Regarde-moi bien en face, Santa, et tâche de revoir son cul ! J'ai beau, rien ne s'opère. - C'est le néant, mon pauvre vieux. - Sa minouche, Tonio, sa gentille craquette, allons ? - Le vide, je te dis. C'est toi qui crois que j'ai perdu la mémoire, en fait... En fait, quoi ? Mon trouble me reprend. - Ah, on peut dire qu'elle nous aura foutus dans l'im­passe, cette biche, soupire Big-Pomme. Et il achève sa choucroute. - Répète ! m'écrie-je soudain. - R'pter quoi ? - Tu as dit : elle nous aura foutu dans l'impasse, cette biche ? - C' possib'. A cause ? - Je ne sais pas, ces deux mots... - Quels deux mots ? - Impasse... biche... Ça me fait comme le porte-jarre­telles. - Tu veux dire, goder ? - Non, mais une espèce de lointain remue-ménage CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 177 dans mon esprit. Un peu comme si j'allais avoir une révéla­tion. - Lourdes ! il jette, sarcastique, et de faire habilement grincer sa chaise pour trouver une rime immédiate au louf qu'il vient de balancetiquer. Je redis : - Impasse... Biche... Porte-jarretelles. Un vrai poème de Prévert. Indiscutablement, j'emmaga­sine quelque chose. Du matériel. Dans quel but ? Serait-il exact que j'aie eu une rupture de lucidité ? Qu'un morceau de ma vie me soit sorti de la gamberge ? En sortant du restau, au lieu de gagner tout de suite la Paris Détective, je propose au Surgonflé une légère virouze pédestre sur les Champs-Elysées, la prétextant digestive. En fait, je retourne, mine de rien, à ce magasin de frivolités bandoléeuses où s'est produit le choc. Le porte-jarretelles est là. Et aussitôt, ma caberle crépite comme un compteur Geiger. - Ça vient ? questionne Sa Majesté. - Ta gueule, par pitié, laisse-moi me dépatouiller de mon probloque tout seul, dans le calme et la concentration. Un cloduche s'arrête, nous tend la main. Je lui attrique un bif et du coup, le traîne-lattes m'appelle camarade. Il m'explique son service dans la marine : Mers El-Kébir, la débectante flotte britiche, la toute belle vérole chopée à Singapour et le coup de ya pris dans le burlingue à Toulon, un soir d'escale... Je lui conseille d'aller arroser son passé, bien le faire mousser au gros rouge. Tiens ! Mais où est donc ni car ? Je veux dire Bérurier-le-Preux. Nobody, Pépère vient de s'éclipser. Je mate alentour, la foule en manque de dis­tractions qui se balade, d'un cinoche à un demi panaché, arpentant le ruban d'un pas lourd de vie fatigante. Et j'avise le Graves en grande converse animée avec une nana chétivement loquée d'une minijupaille passée de mode qui ne cache rien de ses bas ni des brides mousseuses de son porte-jarretelles. La souris, très évidemment (et treize à la 178 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES douzaine) est une dame-pute, pas mal de son corps, grande, avec des cheveux dorés coupés court, des lunettes d'écaillé qui lui donnent un petit aspect intellectuel et mettent du romantisme dans ses yeux cupides. - Annonce-toi ! me hèle le Conquérant des trottoirs. Je m'approche. - La petite coquine que voilà est d'accord pour prêter son con court à une espérience. Elle va viendre à l'agence qu'est à deux pas, tu as deux cents points sur toi, j'espère ? Tu les passeras dans les frais de burlingue. - Qu'est-ce que tu maquilles ? Je n'ai rien contre les aimables personnes qui font commerce de leurs charmes, mais je ne fais généralement pas appel à elles pour mettre mon compteur à zéro. Béru enfonce son bitos plus bas que ses oreilles, d'un geste rageur, transformant sa bouille en une sorte de tête ailée. - Chiotte ! a'v'c tes étemelles râleries. Quand j' pense que c'est pour ton bien que je machine ! Viens, et écrase-toi deux minutes, si tu voulais bien, que je m'écoute un peu penser à tête reposée. Notre trio fend la foule descendante. * 11 il! - C'est chouette, comme taule. Vous vous mettez bien, les gars. Bon, alors, par lequel je commence ? - Tu commences juste par aller dans la pièce d'à côté pour enlever ta jupe et ton corsage, répond Bérurier. Uniquement ta jupe et ton corsage, tu piges ? Quand est-ce ce sera fait, reviens. Le Gros me pousse dans un fauteuil. Il incline le lampa­daire à 45 degrés, le faisant reposer sur une chaise, en veillant à ce que sa grappe d'ampoules soient dirigées vers la porte par où est sortie la pétasse. Après quoi il éteint la lumière et reste immobile. La prostituée réapparaît bientôt. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 179 Cueillie par les lumières crûment braquées sur elle, elle met son bras en écran devant ses yeux. - Hé ! à quoi vous jouez, les gars ? Je vous préviens que si c'est pour tourner un film pomo, faudra réviser mes honoraires. - Prends-toi pas pour Lise t'et Laure, ma grande, et tortille un peu du figne, manière de nous montrer qu' t'es pas une potiche chinoise. En maugréant, la donzelle consent à adopter des poses qu'elle juge hautement suggestives et qui consistent à mettre un pied sur une chaise, puis l'autre, tout en faisant des signes de dénégation avec son valseur. - Le porte-jarretelles ! me chuchote Béru. Il est bath, non ? C'est un vrai. Dedieu ! Un des plus beaux que j'eus-saille rencontré. T'as maté ces fleurettes ? Et puis ces den­telles ? Dis, elle charrie avec sa blondeur casque d'or, la Miss Tatebite, visionne un peu sa cressonnière comme elle est sombre. Une barbe d'Hindou, mon pote ! Lejulot à pas­sion qui ne peut fader qu'avec une blondinette authentique, y doit être drôlement repassé quand cette polka dégage son slip. La péripatéticienne rétorque vertement que son style, c'est justement cet anachronisme et qu'elle n'est pas montée chez nous pour subir les sarcasmes d'un goujat. Ce qu' entendant, Bérurier se hâte de la calmer : - Fâche-toi pas, poulette, je causais pour dire, il est impeccabe, ton crougnou et j'en ferais mon Noël tous les matins, espère. T'as la chagatte du siècle, ma gosse. Bien comme j'aime. Dimensionnée de première. Pas pendante, comme ce pourrait t'été son cas, vu le surmenage que tu lui subis. La cramouille de classe, style haute bourgeoisie. Remets voir encore un pinceau sur ce fauteuil, merci. Et sur le dossier, tu pourrais ? Ouais, elle peut, tu penses, souple comme elle est. Une vraie éliane, ce petit cœur ! Mince, t'as vu la manière bien continue que son frisottin communique avec son arrière-cour ? Oh, mais dis, elle me 180 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES pâme le calbar, mademoiselle. Via que mon copain Popaul se met à dévergonder. Je vas ressembler à une antenne, d'ici tout de suite, moi ! Est-ce la mémoire te revient, Sana ? Non ? Merde ! Tant pis, si tu permets, je vas m'éclipser avec madame dans mon burioche, que nos deux cents pions soyent pas totalement perdus. Faut l'amortir, Ninette. Finis de te dessaper, Charlotte. Vite.j'urge ! Et il se taille en débouclant son bénouze, raflant au pas­sage sa conquête d'un bras sans réplique. Je soupire. Les guignoleries du Gros m'ont agacé. Il est comme l'enfer, ce bon goret : pavé de bonnes intentions. Je redresse le lampadaire et actionne les autres loupiotes d'ambiance. • Les bas, le soutien loloches et le porte-jarretelles de la prostipute gisent en tas soyeux sur ma moquette. En émane un parfum agressif qui me flanque mal au cœur. Je considère les hardes sans m'en approcher car elles m'inspirent une vague répugnance. - Tiens, songe-je, il est blanc. Et aussitôt, j'ajoute : « comme, je suppose, celui de Patricia ». Alors j'émets un cri de fantôme écossais dont on démo­lit le château pour bâtir à la place un magasin à grande sur­face. C'est terrible ce qui s'opère en moi. D'une violence de locomotive haut le pied qui continuerait sa course chez le chef de gare après que des éléphants aient réquisitionné son butoir afin de s'en faire des tabourets. Cet impact ! Ce saisissement ! L'avalanche ! Malpasset ! Ça manque emporter ma raison, ma santé, mes glandes, tout mon moi premier et tout mon moi second. C'est quasiment dévastateur. Je me chope la calbombe pour essayer de neutraliser la sirène détraquée qui y lance la plus féroce des clameurs. Je ne me sens plus la force de rester seul. C'est un incoercible (de plus en plus je vois ce mot employé, alors je vais le mettre un petit coup dans cette œuvre, pas avoir CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 181 l'air locdu) besoin de chaleur humaine, de soutien, de pré­sence. Je me fais peur, si tu veux tout savoir. - Béru ! Béru ! Béni ! Il est là, le cher vieux chéri. Admirable de présence. Besognant la brune blonde dans ce qu'elle a de plus brun. Elle se tient accoudée au bureau et lit une bande dessinée qui fait partie de la bibliothèque du Mastar. Lui, debout derrière elle, pistonne énergiquement, en grognant d'aise. - Béru, ça y est ! Ça y est ! lance-je. - Moi, ça y est presque ! riposte le bouillant person­nage. - Tout m'est revenu ! - Moi, c'serait plutôt le contraire : tout va me partir ! Sans égard pour son imminente pâmoison, je continue de lui distribuer mon enthousiasme forcené : - Le voile s'est déchire. - Criez pas si fort, proteste la péripatétipute, vous allez me le faire déjanter. Mais moi, éperdu de moi-même, riche de ma délivrance souveraine : - Je me rappelle Frank Rèche, le professeur Klapusky, nos mésaventures genevoises, les parents Michu, la fille orange. - Elle avait un baigneur fornùde, hein ? râle Béru, plus attaché, en ce présent critique à des images érotiques qu'à des exploits policiers. - Du tonnerre. Gros. - La moule fraîche comme chez Prunier ? - Une merveille. - Avec de la garniture blonde ? - De l'or. - Et le tout très sexy ? - A ne plus pouvoir se retenir ! - Pas du tout le côté jambon persillé, comme ma Berthy et tant d'autres ? - Non, du joyau digne de Van Cleef ou Cartier, Gros. 182 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Ouai ai ai ais... Je vois ! Maman ! Ah ! Hiiiiii ! Oh bordel de Dieu ! Je décarre... Ben remue un chouïe, Ninette ! Aide-toi, merde ! J'enfilerais le bourrin de bronze à Jeanne d'Arc, sur la place des Pyramides, y r'muerait davantage mieux que toi, salope ! Tu le sens pas que je vais au panard ! Et ça voudrait la retraite des vieux et les alloca­tions familiales, cette saleté-là ! Bouge, j' te dis ! Mais bouge donc, vérole ! T'es pas morte, si ? Il se tait, se calme, court un moment encore sur son erre, puis, gravement, fait le pas en arrière réglementaire qui l'isole de sa partenaire. Profitant de ce que sa franche connexion conserve encore pour un moment les apparences de la vie ardente, il l'essuie aux fesses de la fille. Il maugrée, Bérurier. Post coïtum animale vachement ronchon, je te le dis. - C'est ben pour dire de gaspiller sa marchandise, dedieu de merde ! La conscience professionneuse est car­bonisée de nos jours. Tu crois qu'elle aurait seulement levé le petit doigt pour bouger les miches, cette putasse ? Un vrai mannequin. T'entres comme dans une estation de métro. Et encore, une estation de métro vibre quand une rame entre en gare. « Non, elle a griffé notre carbure, ensuite, démerdenz'y, elle s'en lave le prose ! Bon, enfin on n'l'avait pas grimpée pour ça. L'essentiel c'est que la mémoire te soye revenue. A présent, raconte... » Nous congédions la dame au porte-jarretelles miracle et je fais à mon cher camarade le récit des péripéties qui mar­quèrent ma journée. Te les épargne, vu que tu les sais déjà. CHAPITRE D'OCCASION, MAIS EN PARFAIT ÉTAT. CONVIENDRAIT A PETIT ROMANCIER DÉBUTANT AUX DONS CERTAINS Le bonheur de l'humanité est un leurre. Et le leur c 'est le nôtre. Et Lenôtre a fait de beaux jardins. Prends-moi pour qui tu voudras. Et même - oui, même -pour ce que tu voudras, mais je compose ce ravissant poème tout en pédalant à fond la caisse en direction du Vésinet. En banlieue, on dort tôt. A onze plombes tombées, ce sont les fenêtres des premiers étages qui brillent. Les rez-de-chaussée baignent dans l'ombre ! - Tu commences par quoi t'est-ce que ? demande Bérurier d'une voix où rôdent des sommeils. - Patricia. - Tu la crois mouillée dans cette béchamel ? - Faut voir. C'est le larbin du mominge qui vient voir à la grille si j'y suis. Comme j'y suis, effectivement, il me demande ce que je désire. - Voir Mlle Patricia d'urgence. - Mais, Monsieur et Madame reçoivent ! objecte l'homme à tout faire. - Ravi de l'apprendre, donc nous tombons bien. - Ils ne peuvent abandonner leurs invités. - C'est mademoiselle que je souhaite rencontrer. Vous me reconnaissez, je suppose ? - Vous êtes venu dans la journée, oui. 184 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Bérurier qui n'aime pas les parlementations prolongées s'arrache à la bagnole. - Y renaude, ton saint-cyrien ? questionne le Valeu­reux, faisant implicitement allusion aux gants blancs que porte le valet car tu sais combien les bourgeois sont d'un contact polluant, ainsi que le fait si justement remarquer l'éditorialiste de l'Humanité. Est-ce l'hirsuterie du Gros qui impressionne notre molosse ? Toujours est-il qu'il cède à nos instances, comme Rodrigue à son devoir, et nous guide jusqu'à la demeure. Des ronrons de conversations, des bruits de verrerie entrechoquée, des rires. La fête bat son plein. Fin de repas mondain. L'heure que les nanas se racontent leurs gynécos et les messieurs leurs clandés. Un instant s'écoule et un grand gros gonzier folichon comme un cageot de tomates gâtées nous déboule sur le poil, l'œil mécontent, la lèvre déjà tortue par des projets de râleries. - Eh bien, messieurs, que signifie ? - Navré de vous importuner, monsieur de la Grabotte, nous souhaiterions parler à mademoiselle votre fille. - Elle n'est point t'ici ! Ça m'échappe : - Où est-elle ? - Ah, ça, monsieur, commencez par vous nommer avant que de me poser des questions, dont l'indiscrétion frise l'impudence. - Commissaire San-Antonio ! Ça le calme à peine, un petit peu pourtant à cause de l'effet de surprise. Il sourcille. Sa bouille éclairée par le repas fin ne me revient pas. D'ailleurs, si elle me revenait je ne saurais qu'en faire. - Ça ne m'explique pas l'objet de votre visite noc­turne, monsieur. Patricia a eu un léger accident, ce matin. L'homme qui CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 185 l'a télescopée est impliqué dans une affaire criminelle et le témoignage de votre fille est essentiel. - Patricia ! Vous la connaissez donc ? - J'ai déjà eu le plaisir de lui parler. - Entr' aut' plaisirs, jette perfidement Bérurier, lequel, oncque ne saura jamais pourquoi, croit le moment opportun pour éplucher et croquer quelques cacahuètes qui garde- mangeaient au fond de sa vague. - Au diable si je comprends quelque chose à ce que vous me dites, gronde le père de la Grabotte, j'ignore tout de cette histoire d'accident et je... Il se tait, comme un qui vient de prendre un coup de corne de taureau dans les bijoux de famille. - Mon Dieu, mais alors, ce serait peut-être ça ! - Ça, quoi. Monseigneur ? s'inquiète Alexandre-Benoît en crachant un bout de coque de cacahuète sur le gilet de notre hôte. - Ma fille est actuellement en observation à l'Hôpital Américain. Elle présentait soudain certains troubles... - Voulez-vous dire qu'elle a perdu la mémoire, mon­sieur ? demande-je. - Exactement. Comment le savez-vous ? - Rassurez-vous, elle va la recouvrer incessamment. . Je m'incline sèchement et quitte le hall avant que le bon­homme soit revenu de ses émotions. * * * Impasse de la Biche. Nous l'arpentons à pas feutrés. Ce soir, la grande grille closant la propriété du fond est fermée. Comme elle est haute et garnie de piques, je renonce à l'escalader, préférant faire appel à mon ami sésame. Un parc, t'as remarqué combien cela sent bon, la nuit ? Des odeurs capiteuses de mousse et de branchages... 186 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - T'es chargé. Gros ? - A bloc, répond mon pote en pressant sa poitrine comme pour un début de crise cardiaque. - Je vais m'arranger pour entrer dans cette carrée. Toi, tu attends. Si tu perçois du suif ou si je tarde trop à revenir, tu déclares la guerre à ton tour. - Banco. Tu penses qu'il peut y avoir du grabuge ? Je m'éloigne sans répondre. ; Bien sûr, il y a le perron et sa double porte pontifiante. Seulement moi, pour les visites subreptices, je préfère les entrées de service. Je suis un modeste de l'effraction, en somme. Justement, sur la face ouest (ou sud, ou est, voire peut-être même nord, impossible de te certifier, j'ai oublié ma boussole dans le tiroir de ma cravate) de la maison, est une porte de fer, avec des vitres dépolies derrière le motif forgé qui représente des roseaux. Cric cric-crac crac, te v'ià chez toi, mon biquet. Des relents de cuisine. De bonne cuisine, façon truc- muche à l'armoricaine. Il s'agit d'une office. Je trouve la réception sans coup férir. Tout est éteint, désert. Un escalier garni de moquette. Premier étage. Obscur, à l'exception d'un rai de lumière au beurre noir sous une porte. Moi, les raies, tu sais comme j'en raffole ? De l'arrêt d'autobus à la raie culière, en passant par le rai de lumière. Mon vice ! Je fonce vers la clarté. Elle s'étale sur un tapis rouge. J'entends un bruit très faible, comme de source. Me penche afin de zyeuter par ce providentiel trou de serrure sans lequel on ne pourrait garder aucune femme de chambre à son ser­vice. Ressens un choc. Suis surpris. Indigné, confusément. Bouillonnant d'une colère animale que tu partageras avec moi, je l'espère et y compte bien, quand tu sauras que je CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 187 vois une dame couchée à même le sol, avec un fort coussin oriental sous la nuque et un second sous les reins, en train de se faire pourlécher le trésor par un chien blanc. La pitié prend le pas sur la rage : faut-il que cette pauvre créature (je cause de la dame) soit infiniment veuve ou célibataire, inexpugnablement refoulée pour ainsi confier au lapage d'un canin ce que les canines d'un chaud lapin apprécie­raient oultrement. La belle est labiale ! Le label de la bête ! L'Abel Caïn-caha ! La belle jardinée. Faut-il qu'elle soit pleinement organique pour éprouver du bonheur à cette déshonorance animale ? Pour jouir d'une souillure aussi pauvrette. Si encore elle appelait le clébard Alfred, Gaston, Jules ou Manuel, on pourrait la croire aux prises avec de délicieuses réminiscences. Mais non, elle l'appelle Médor, simplement, tristement Médor. Je tourne le pommeau de la porte. Entre. Le chien cesse de déguster sa maîtresse pour me faire front. Et elle, énamourée, le supplie : - Continue, Médor ! Continue, mon chéri ! Le Médor, chien avant tout, s'avance vers moi. Loulou de Poméranie, ce sagouin, ça ne t'étonne pas, j'espère ? Les pires viceloques de toute la gent canine. Il me jap-pote contre, sans trop y croire. La donzelle est une grande merveilleuse brune, très brune entièrement. Pas de la première jeunesse, mais loin de la dernière. De la fraîcheur, si tu vois. Maturité, comes-tibilité, velouté, grain de beauté bien placé, fermeté, sala-cité, amen ! Bref, si j'avais l'habitude de finir l'écuelle des clebs, je lui sauterais dessus à genoux joints (juillet, août, septembre) ; seulement moi, merci, très peu, il m'arrive d'avoir un comportement de caniche, certes, mais c'est tou­jours un rôle de composition, jamais un de décomposition. Tu le comprends ? M'approuves ? Merci, garde la monnaie pour ta peine. - Navré d'interrompre les prouesses de votre amant, chère madame... 188 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Elle se redresse du buste, les bras écartés pour maintenir son équilibre ; et les jambes aussi, par manque de présence d'esprit. Le genre d'étourdie qui laisse le magasin ouvert en allant faire des courses. Elle paraît étonnée de ma présence, un peu inquiète, mais pas vraiment terrorisée, sans doute parce que, grâce au ciel et à m'man qui m'a dûment fignolé, je ne possède pas une bouille qui guérit les hoquets récalcitrants. Le loulou poméranien frétille de la quouette, en signe de bienvenue. - Vous avez là un petit compagnon très affectueux. - Médorrr est un amourrr, me roule-t-elle les « r » d'une voix langoureuse, suave, saupoudrée de loukoum et parfumé de senteurs orientales. Pas de doute : un tympan aussi exercé que le mien iden­tifie le timbre de la personne qui a répondu à l'appel de Patricia. Je constate que la chambre, d'un exquis mauvais goût, capiteux, capitonné, froufroutant et tout, est tapissée de photographies de chiens. Une vraie salingue, cette grand-mère : elle baise à courre. Ameute les meutes. La bouillave, pour elle, ça démarre au son du cor : taïaut, taïaut... Beaucoup de races sont représentées: basset haount, fox-terrier, dalmachien, saint-bemard, épagneul breton, etc. - La galerie de vos séducteurs, je suppose, chère madame ? - J'adorrrre les chiens, avoue-t-elle, Elle ajoute, en appuyant fort avec l'œil : - Les hommes aussi, d'ailleurrirs. Comblé de l'apprendre. Donc, un garçon en parfait état de fonctionnement a également sa chance avec elle ? - Et lequel de ces casanovas à quatre pattes a-t-il eu vos préférences ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 189 Elle me montre spontanément un poster géant qui occupe un panneau complet de la chambre et déclare : - Flick ! Rien d'étonnant : c'est un braque ! - Il était étourrrrdissant, s'enthousiasme la dame nue et lui, il me faisait vrrrraiment l'amour. - Compliment, un sacré bonhomme. Vous avez des enfants ? - Non. - Dommage, j'eusse aimé les connaître... - Vous êtes un cambrioleurrr ? demande-t-elle, sans la plus légère nuance d'angoisse. - Pas le moins du monde, chère madame, en ai-je l'ap­parence ? Elle sourit, fait la moue : - Existe-t-il encorne des apparrrences, de nos jourrrs, et peut-on s'y fier ? Qui êtes-vous ? - Mon nom est San-Antonio, et je suis policier. Elle referme instinctivement les jambes, transformant sa belle moule angora en triangle de panne. - Je sais que cerrrtains policiers se perrrmettent bien des choses, mais j'ignorrrrais qu'ils pénétrrrraient de nuit chez les gens, parrr effrrraction. Elle se relève. Elle a tort car la nouvelle position adop­tée permet à ses fesses de tomber, et elles tombent dru, comme des poires mûres par vent d'orage. Décidément, elle bascule dans la vioquerie, la chérie. Avec un je-ne-sais-quoi d'encore très comestible, voire de tentant. Elle doit, en dehors de son chenil, connaître des trucs pas mal pour les longues soirées à la campagne. C'est la damoche idéale quand tu déboules seulâbre, par une fin d'après-midi d'automne, dans une hostellerie de province dont elle est la patronne. Tu lui offres un glass lorsque la serveuse est allée se torchonner et tu lui places les premières atteintes der­rière le rade en l'affirmant qu'elle est follement désirable. 190 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES La voici qui cramponne une vague robe de chambre très vague et floue comme la notion de Dieu dans la cervelle d'un premier communiant, la passe négligemment, en pre­nant soin de laisser le devant largement écarté. Elle s'assoit sur le lit, me désigne un pouf tendu de soie broutée, tout proche du plumard, et murmure : - Je vous écoute, car je suppose que si vous êtes ici sans intention de dérrrober quoi que ce soit, c'est pour me dirrre quelque chose ? - Erreur, douée madame, c'est vous qui allez me dire quelque chose. - Grand Dieu, qu'aurrrais-je à dirrre à un policier ? Son cador blanc, privé, revient à la charge et lui file son bouchon de radiateur dans l'entrejambe. Madame lui flatte le couvercle mais refuse la caresse : - Laisse, Médonrrr-grrrrand fou, plus tarrrrd ! Déçu, l'animal se rabat alors sur ma braguette. - Ah, non ! exclame-je, secteur réservé aux dames, mon loulou. J'aime bien les truffes, mais pas dans mon slip. Comprenant que mon calbute est un lieu où la main de l'homme (la mienne exceptée) n'a jamais mis les pieds, le clébard va piquer un roupillon sur la descente d'Ulysse : qui dort bouffe ! - Vous connaissez, je crois, un certain Philippe Dauphin, chère madame ? Elle pouffe. - C'est la deuxième fois qu'on me parrrie de ce garrr-çon aujourrrrrd'hui. C'est un jeune arrrrchitecte qui trrrrra-vaille pourrrr mon marrrri. Comme tu le remarqueras en me lisant, elle ajoute davantage de « r » à certains mots parce que tu penses bien que je vais pas m'amuser à les compter en le retranscrivant. Déjà beau que je me donne cette peine. - Vous le fréquentez beaucoup ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 191 - Moi ? Pas du tout. Je l'ai vu quelques fois ici, il amenait des plans et en discutait avec mon époux. Elle s'abstient de rouler les « r » dans la phrase ci-dessus, étant donné que celle-ci n'en comporte pas. Faute de « r », elle roule un peu les « 1 », mais je ne vais pas t'entrer dans les menus détails, sinon, à quelle heure tu sor­tiras de ce polar ? - Quels travaux exécute-t-il ? - Je n'en sais fichtrrre rien. - Dans quelle brrrranche travaille votre mari ? Là, c'est moi qu'ai roulé les « r » par contagion, car rien ne se contracte plus rapidement qu'un accent, à part la vérole et le rhume de cerveau. - Les Laborrrratoires Punta... Je réagis bien. C'est-à-dire que je parviens à ne marquer aucune réaction. Laboratoire ! Mot magique. Via la connec-tion avec feu le professeur Klapusky. - Vous êtes espagnole ? - Mon époux l'est, moi je suis égyptienne de nais­sance. Bon : laboratoire et espanche. Le chauffeur du profes­seur était espago. Je te répète que ça enchaîne, mec. Je sais quand la carburation s'opère harmonieusement. Y a pas de coup à férir. Le moulinet dévide son fil sans heurt. C'est de la bonne marchandise. Je pressens des choses qui tourniquent dans mes profon­deurs mentales. Une tortillance de vers en paquet dans une boîte à idée percée de petits trous. Un grouillement d'idées inabouties, de pressentiments vagues, de fulgurances pas suffisantes pour éclairer la scène. Tout ça clignote. Mais j'arrive pas à coordonner en plein. C'est comme si t'es­sayais de lire la bible à la lumière d'un phare tournant d'ambulance. Des bribes, des brimborions. Rien, quoi ou presque... - Il y fait quoi, votre bonhomme dans son laboratoire, merveilleuse descendante de Néfertiti ? 192 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Elle roucoule en trémoussant le fion. - Oh, comme vous êtes excitant, beau policier. Mon marrri ? Il fait des rrrecherches... - Et il trouve ? - Il trrrouve, il exploite, tout ça, ce sont ses prrro-blemes, moi je ne m'occupe de rrrrien. - Où est-il en ce moment ? - Un dîner d'affairrrre. - Il va rentrer ? - Naturrrrellement. Pas encorrrre. Si vous étiez dans la même humeurrre que moi, nous aurions le temps de fairrrre des choses terrribles. Je vois à votre nrrregaiTrrd que vous aimez les choses terrribles en amourm-r, vm-ai ou faux ? - Gagné ! - Alors, j'ai drrrroit à un gage ? Avant que j'eusse eu le temps d'interposer, elle m'est tombée à genoux devant le pouf et, suivant l'exemple de son molosse d'alcôve, me file le pif contre le paf. Pouf ! Je me recule. Trop promptement. Un pied du pouf se prend dans le tapis et je tombe maladroitement à la ren­verse. La dame d'Egypte (tu parles d'une plaie !) me saute dessus à cheval, tête-bêche. Je découvre un panorama en friche. Pas tentant pour une livre égyptienne. Elle a le Nil marécageux, Mémère. Le delta du Pô, on dirait plutôt. Et puis la chair de ses cuissots trembille comme une voile quand tu vires de bord. Et y a aussi son prosibe en forme de sacs pas remplis, t'imagines ? Bref, je regrette de ne pas être resté devant mon Dubonnet. Vorace comme tu la sais, elle m'inspecte la housse à flûte, la mère Moulapine. Ce coup de main pour te décapsuler un futal ! Vzzzzloup ! Servez chauve ! Le goumi farceur ! Elle me virgule son éteignoir sur le cierge magique, pas qu'il dégage trop de fumée. Son arrière-train de marchandise vient, à la recu-lette, solliciter ma bouche de ma haute bienveillance. Je ne la lui accorde pas. Cette personne me colle de l'émoi dans la partie sud, et de l'effroi dans la partie nord, comment CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 193 expliques-tu ça, tézigue-pâte ? Je fais de louables efforts pour dégager mon buste. Lui refoule inexorablement le popotrain à deux mains. Le côté : « non madame, pas ce soir, ma maman m'attend ». Mais elle est obstinée comme toutes les vieilles femelles en rut. Elle veut, et par consé­quent, elle insiste. « Toto, mange ta soupe ! » Merde, ça va pas aller de la sorte toute la vie, non ? Alors faudra tou­jours subir ? Du premier biberon à l'extrême-onction ? Se soumettre par peur ou lassitude ? Bouffer de force des panades, de l'huile de foie de morue, des leçons de gram­maire, des culs, des cons, des couleuvres, des pages d'his­toire, de la soupe à la grimace ? Oh, mais c'est que je veux plus, moi ! Je garde la fin de mon appétit pour bouffer, la terre qui blanchira mes os. Marre, à la fin, d'être sans cesse partant, étemel volontaire enrôlé de force dans le régiment des soumis. J'ai des droits à être moi-même, non ? Je les ferai valoir, juré, décidé, obligé. Avant qu'il claque aux vents des épopées, les étendards de la révolte commencent par germer à l'ombre des cœurs meurtris. Une naissance, c'est tout petit, et ça passe inaperçu. Seulement elle se transforme en présence, la naissance. Alors je réponds pré­sent, moi, Santonio. C'est mon heure, mon bonheur, ma bonne heure, j'ai l'heur de vous le dire à tous, toi, les autres, monstres empaffés qui allez dans la carrière aux aînés en file indienne achever de vous faire mettre, enquiller profond dans l'oigne le chibre féroce de la tradi­tion de misère, allez, boum ! je te fous un point à la ligne, que tu puisses respirer. La vioque, plus je la pousse, plus elle m'agresse des miches. Veut coûte que coûte me l'emplâtrer sa figasse à crinière, sale morue ! J'arc-boute à l'extrême. Mais c'est lourd une vieille garce apesantie sur ton poitrail. Et c'est neutralisant, la manière péremptoire qu'elle t'investit Dudule, l'arrache à sa tanière pour lui faire exécuter un gentil numéro de cirque, tout droit sur ses pattes de der­rière. Je me mets à gueuler ferme après la dabuche. L'ordonne de filer de moi d'urgence. Que j'étouffe et qu'elle va s'étouf­fer aussi avec mon pilon à clitos en pleine turgescence. Seulement, ces bougresses flasques, les insultes les survol-tent, pis qu'une vieille tantouze traitée de tantouze par un camionneur dont le tee-shirt chlingue la ménagerie en grève. Ça lui flanque des roucoulances, mes « vieille salope, espèce de truie, fumière, charogne vivante, putain faisan­dée » et autres trucs de ce genre qui me partent de l'esprit inventif sans que j'aie à les chercher. Tout à coup, je me mets la bramante en sourdine ; le niveau sonore à zéro. Tu sais quoi ? Un petit machinchose de rien du tout que je viens d'apercevoir au plafond. Un trou ! Moins grand que celui que la mère Hônisoa Quimal y Panse me présente d'autorité. Un trou comme pour fixer la suspension, et puis on n'a pas fixé de suspension et pas rebouché le trou, tu mords ? Et mon extraordinaire instinct m'avertit que quelqu'un regarde par ce trou. Je le sens habité, voilà la vérité. Il constitue une sorte de présence ; le prolongement d'une présence, comme c'est le cas d'un périscope. Et vite, ayant réalisé, je détourne mon regard. Je reviens à mes moutons. A mon chaton, le gros minou de la mère Bouffemi qu'elle voudrait m'en laisser les restes après Médor, l'horreur. Que pourquoi je finirais pas l'écuelle à son glouton, du temps qu'elle y est ? Canigou, je préférerais, parole ! D'ailleurs je connais des restaura­teurs qui ont assis leurs réputations dessus, en le servant à leurs clilles nappé de crème fraîche et de champignons de Pantruche ; dans un plat d'argent, tout passe. L'Egyptienne m'entonne le Chant des Pyramides. Faut que j'agisse vite. Une idée... Au lieu de tenter en vain de la refouler, je la laisse me bloquer sa poilerie sur le pif. Je coule ma main droite sous ses blagues à fesses, jusqu'à la poche de mon veston. Mon briquet. C'est pas galant, je conviens. Tu vois, je fais noisette honorable, ne cherche pas à biaiser en levrette. Est-ce qu'on leur cause de Jeanne d'Arc en Egypte, tu crois ? Sûrement. Simplement, ils l'appellent Nasser au lieu de Jeanne. Du pouce j'actionne le cambuteur. Ça gaze ! Et ça enflamme ! Je sens la chaleur dans ma main. Je rapproche un peu de son baquet. Elle se rend pas compte tout de suite de l'imminence, ayant par nature le feu au cul. Mais lorsque la flamme lui mord le prose, elle s'écrie : - Chérrrrri, mais qu'est-ce que vous me faites de si bon ! - Ça, je réponds en déplaçant mon briquet. Via que son vieux grognard se met à cramer. Un faux mouvement de ma part, je le jure sur l'honneur. Ça fouette la barbe en flammes dans la pièce. Le brûlis agricole. La vieille bondit en hurlant vers sa salle de bains où elle est assurée de trouver une borne d'incendie. Changement de pompier, pour lors. En ce qui me concerne la part, moi je trace hors de la chambre. J'ai repéré un deuxième escalier au fond du cou­loir. Il mène au second étage, tu l'auras deviné avec cette sagacité que t'as fini par contracter à ma lecture. Je grimpe quatre à quatre en me renfouillant Coquette qui me bat la breloque. J'avise une rangée de portes. Heureusement que j'ai le sens de l'orientation. Quel topographe j'eusse fait si je m'étais mis topographe ! Faut dire qu'entre les deux niveaux, t'as pas de mal à retapisser la carrée située au-dessus de celle que je viens de quitter. J'y cours, en tourne le loquet. Fermaga. Toc-toc. - Qui est là ? demande une voix masculine. - Ouvrez ! - Mais... - Police ! On ouvre. Je me trouve devant un type en pyjama, maigre, un peu voûté, il a de longs cheveux noirs qui lui pendent de chaque côté du visage, un nez tout biscornu, l'œil flétri, la bouche en guidon de course. - Qui êtes-vous ? lui demande-je. Gaëtano, le valet de chambre. C'est votre piaule, ici ? Ben, oui, je donnais... Je considère le plancher recouvert d'une carpette à bon marché. M'accroupis et l'arrache. Le trou est là, bien net dans le méchant parquet. - C'est pour remplacer la télé ? demande-je au vale-ton. Il se trouble et bredouille. - Mais, ça y était... - Vous regardez tous les jours votre patronne assouvir ses passions ? Il hausse les épaules, détourne son regard de navrance. Tu remarqueras, sur les publicités des montres, les modèles représentés indiquent toujours 10 h 10, parce que c'est la position la plus optimiste des aiguilles, et puis ça compose le « V » de victoire. Jamais tu les verras marquer 8 h 20. La bouille à Gaëtano marque continuellement 8 h 20, et même 7 h 25 quand il est contrit comme en ce moment. Je lui souris. - Une vraie salope, hein, la vieille ? Je parie qu'elle vous viole aussi à l'occasion ? Il se racle la gorge. - Qu'est-ce que vous me voulez ? - Il y a longtemps que vous travaillez dans cette maison ? - Oui... Je voudrais poursuivre, mais une détonation claque dans le parc. Un coup de feu. Il résonne dans le silence nocturne, longuement. Je bondis, pensant à mon Béru de faction sous les frondaisons. - Attendez, monsieur, attendez, il faut prendre garde ! s'écrie le domestique. Tout en parlant, il ouvre une armoire de bois blanc. ^K^^^^^ clou- Eh bon, dites donc, vous êtes paré pour attendre les "T^efas .murmuretemateur en me braquant. ESPÈCE DE NOUVEAU CHAPITRE Ce qui suit pourrait faire l'objet d'un livre à part, mais comme je ne chipote pas, je vais l'inclure à celui-ci. T'as des romanciers, d'un sujet de conte ils font un roman-fleuve. Des plumitifs déplumés du cigare qui n'ont que leur vie à raconter et qui, quand ils l'ont finie, la recommen­cent. C'est fou ce que l'imagination est rarissime à notre époque. C'est à ce point que j'arrive plus à bouquiner. Lire quoi ? Des branlettes ? Y a que les nubiles qui s'intéressent aux poils de cul. Je suis trop velu pour. Moi, pas pour me vanter, mais je surabonde de la gamberge. Je m'écouterais, n'arrêterais plus. T'en foutrais à t'en coller une indigestion, à t'en faire dégueuler dans mes marges si minces du fait de ma générosité. Elle me terrifie, l'ininvention de mes tem-porains. C'est grave, tu sais, cette sécheresse qui conduit à l'absence. En politique, dans l'art, dans la qualité de la vie comme ils disent dans tous les compartiments, ça sclérose nettement, non ? Y a de plus en plus d'hommes sur mon globe, mais ils sont de plus en plus vides. On dirait des car­tons à œufs empilés. Creux, je te dis. Légers. Néantesques. Barbe-à-Papa, oui, voilà bien le héros moderne. Du vent malléable, sans densité véritable. Il a doucement balayé d'Artagnan, Ivanhoé, Lemmy Caution. Fini, Zorro, il n'ar­rivera plus, il est reparti, pour toujours ; et Tarzan, et Maigret, Pardaillan, consorts, consœurs. Marquise des Anges, Caroline Chérie, tout le beau folklore : terminate ! Dorénavant : Barbe-à-Papa ! Barbe-à-papa for ever. Barbe-à-papa, président. Barbe-à-Papa chef de l'Opposition, de l'exposition, des suppositions. Barbe-à-Papa, de l'Acadé- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 199 nue Barbe-à-Papa, prix Concourt ! Barbe-à-Papa, papa, le pire ! - Ceci pour en venir à quoi ? questionne-je en mon­trant l'arme, histoire de me donner une contenance. - A vous prier de ne plus bouger, répond Gaëtano. Venez vous allonger sur mon lit ! -Je risque de m'y endormir. - Un lit est fait pour qu'on y dorme. Allons, pressons 1 J'hésite. L'angoisse me mord la tripouiïle. Ça signifiait quoi, ce coup de pétard dans le jardin ? Est-ce le Mastar qui a défouraillé ? Ou bien, au contraire, lui a-t-on balancé le potage ? La mitraillette de messire Gaëtano brille comme un vieux meuble encaustiqué à la lumière parcimonieuse de sa lampe de chevet. En soupirant, je m'approche de son plume, mais tu parles que j'ai ma petite idée de derrière (et même de devant) la tête, moi, l'aminche '. Santonio, c'est pas une cuiller à soupe que tu manipules à ton gré. Regard d'aigle, esprit de décision, réflexes fulgurants, souplesse de billet de banque, les muses ont pas lésiné. Le larbin à pétoire n'est pas un novice. Il a pris du champ pendant ma manœuvre, pas risquer un coup fourré du beau flic. Et sa seringue pointe obstinément en direction de mon nombril, adorable cible. - Dois-je ôter mes chaussures ? je ricane. -Inutile, je ferai le ménage. Je m'allonge donc, ainsi qu'il le souhaite, bras ballants. Et c'est sur ce détail que j'attire ton attention, au moyen d'une gaffe si besoin est. Bras ballants. C'est t'expliquer que mes deux rames pendent de part et d'autre du pucier. La main droite, dans le mouvement, a cueilli le fil de la lampe de chevet. Je tire dessus un bon coup et l'obscurité se fait. J'attends pas, tu penses, Hortense ! Dans le même temps que la pièce plonge dans le noir, moi je plonge dans la ruelle du lit. Et comme j'ai raison ! Sinon j'aurais orai- 200 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES son (funèbre). Car ce sagouin déguisé en saligaud n'hésite pas. Vraoum ! Tout de suite la fumée ! S'en faut d'un trilliardième de poil que je déguste. Le vent du boulet, tu peux dire qu'il me décoiffe. Heureusement, je suis déjà sous le pieu. Mais j'ai eu la bonne idée de pousser un cri agonique au moment de la rafale. Elle était si parfaitement réussie, ma complainte funèbre, que Gaëtano, le bon apôtre, ne doute pas un instant de m'avoir rectifié. Il grom­melle des choses en espagnol, genre soliloque du tueur ayant tué. Il veut redonner la luce car il en claque de buter avec une canne blanche, le trésor. Alors il se penche et tâtonne pour trouver la prise. En fait de prise, c'est à la mienne qu'il a droit. Prompt comme un lézard (que tu peux venir chatouiller si ça te chante, madame), je cramponne sa main pâle dans la nuit. Et je tire à fond, plus irrésistible­ment que lorsque j'ai arraché la douille. L'effet escompté se produit. Il cogne du bocal contre le montant du lit. Sans respirer, me v'ià qui soulève le plumard en m'arc-boutant, comme Jean Valjean soulevait le char embourbé pour dégager ce pauvre charretier à la con et se faire retapisser par l'infâme Javert à la rancune si implacable qu'il y a de quoi s'en taper l'Hugo contre la commode. Je déplace le lit, m'affale. Un bruit du genre flasque, comme quand tu roules à vélo dans une bouse de vache. Et puis un râle. Je me dégage, me faut un certain lapsus de temps, comme dit Béru, pour piger la résultante de cette action fougueuse. Eh ben, mon pote, c'est du positif. Le pied du lit est retombé juste dans le creux de la nuque à Gaëtano. Et si je ne com­mets pas d'erreur, au plan estimatif, je suis prêt à te parier un saint-honoré contre les Honoraires de Balzac qu'il est bel et bien décédé. Ce qu'on est peu de chose, t'avoueras ? Un pied de lit et pouf ! bonsoir tout le monde. On ne devrait jamais sortir de chez soi, comme disait un fœtus. Me reste plus qu'à ramasser la mitraillette pour aller voir ailleurs ce qu'il advient. Ça cavale fort dans la maison. Et dès lors, mon âme se CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 201 serre, car je suppose que le Gros a subi la loi des surve­nants, comme on dit dans l'Equipe, le quotidien de l'élite... cycliste. Une voix demande en espagnol de la région du sud-est de Madrid : - Qu'est-ce qui se passe, Gaëtano ? Un gonzier drôlement diabolique, c'est ton Santantonio chéri. - Ahahaha... fait-il, en imitant le cri de l'apprenti défunt. Après quoi, il se planque dans le couloir, derrière une grosse commode horriblement Louis XV de l'année der­nière à Marienbad. Un murmure au premier. Puis un pas dans l'escadroche. L'ombre de l'arrivant le devance. Le zig débouche sur le palier du deuxième floor (du côté de Saint-Flour). Un pru­dent. Il reste plaqué au mur. Il tient un perforateur de bidoche à la main, un bien gros, un énorme, un qui fait mal et que je devine gavé de grosses pralines toutes prêtes à prendre leur envol. Il attend, hésite... Je retiens mon souffle. Mais ne vais pas pouvoir le retenir plus d'un quart d'heure, cet impé­tueux. J' sais pas si t' es comme moi, mais sans oxygène, je suis bon à nib. Y en a d'autres, c'est le café ou le calvados, mézigue : l'oxygène. Alors, au bout de pas si longtemps que ça, je me paie un bol d'air. Le mec a de l'instinct. Il me devine et, avec une promptitude de n'importe quoi qui est très prompt, s'annonce et appuie sur sa détente. Il est plus prompt, je te répète, que la langue de camé­léon la plus prompte, mais hélas pour sa pomme, il l'est moins que Sang en Tonneau. Lequel fait déjà ronronner sa moulinette farceuse. Si bien que lorsque le gus s'appuie sur la détente de son composteur, il est déjà passablement mort et que ses bastos pratiquent de nouveaux trous dans le plan­cher. Rien qui te rende dingue comme la poudre et le fracas 202 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES de la mitraille, mon camarade. N'écoutant que ma courge, pardon, que mon courage, je fonce dans l'escadrin. Un type attend, en bas, revolver au poing. Il est ganté. Il est très pâle. Je l'arrose. Il échoue aussi sec au concours de longé­vité organisé par Mathusalem. Se répand. Alors il y a un bruit de fuite dehors. Je me précipite. Une ombre me saute dessus, vlan ! j'y fais sa fête. Attends, il me reste encore des balles ? Non, ce sont les dernières. Tant pis, je finirai à la main. Pas besoin, l'ombre est partie au royaume des ombres : celle de Mme Hônisoa Machin. Merde, une femme. Je me suis trop pressé. Et mon Dieu, qu'y puis-je ? Seul contre tous. Morte ! Quatre morts, en pas trois minutes. Le temps de te faire cuire un œuf. A moins que tu l'aimes mollet ? * * * Et puis quoi ? Y a la nuit, le parc... Des rumeurs en provenance du voisinage. Tu te rends compte, au Vésinet, une mitraillade pareille, en pleine noyé, l'effet produit ? Un endroit si rési­dentiel et tout ! Que les promoteurs immobiliers vont en avaler leurs dentiers en lisant ça dans le journal demain. Leur Résidence des Prés Jolis ou de la Biche au Bois, comme ils vont l'avoir dans le sac, surtout avec la crise, ces gentils requins. Où assurer la quiétude bourgeoise des nantis si le Vésinet tourne au ouesteme ? A Pigalle ? La Courneuve ? Clichy ? J'hèle de toutes mes forces : - Béruuuuu ! Mais le silence seul me répond comme on écrivait jadis, à l'époque où le papier était moins coûteux, sans compter les encres d'imprimerie et les charges sociales qui nous tuent. Pas de Béru. Plus de Béru. 0 seigneur ! Je cavale à l'endroit où mon adorable compagnon s'était planqué. Une masse sombre gît sous les branches traînantes CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 203 d'un saule inconsolable. Pas une grosse ombre que. Dieu qui n'est pas à vendre, soit loué ! Je mate au clair de l'une. Et qui reconnais-je ? Le chauffeur de feu Klapusky. Il a chope une balle dans l'œil droit. Du gauche, il contemple l'infini, et il doit le trouver plaisant, car un léger sourire flotte sur ses lèvres. Près de lui, un massif de zeurk-chmeurtz est saccagé. Le chapeau cabossé du Gros en est désormais le plus beau fleuron. Je pense pouvoir définir ce qui s'est produit, mon cher ami. Des hommes de main sont arrivés dans une bagnole. Probablement ont-ils aperçu le Graves à la lumière de leurs phares. Ils ont essayé de le neutraliser par surprise. Miguel Sanchez a été chargé de l'opération. Seulement, quand on veut se payer Béru, il convient de mobiliser trois classes et le petit malin n'a pas fait le poids. Priez pour lui. Ensuite, voyant que leur acolyte avait pris, les autres se sont lancés à l'assaut du Gros et sont parvenus à le neutraliser. C'est pas ton sentiment, Burnecreuse ? Ils l'ont estourbi et l'ont chargé dans la bagnole. Le mec demeuré au volant, en entendant la fusillade at home a pris les foies et il est parti sans attendre son reste, ni ses potes. Je te garantis rien, mais cette première hypothèse pour­rait bien être la bonne. J'ai un léger flottement. C'est la rumeur d'alentour qui m'arrache à cette méditance expresse. Je comprends que si je m'attarde, je vais bientôt avoir une nuée d'anciens collègues plus ou moins mal inten­tionnés sur le colbak, sans parler des journalistes, des magistrats et toutim. A mon grand regret, me faut filer sans avoir pu explorer la maison ainsi que les poches des gens morts qui la peuplent. Mais quoi : sécuritas avant tout, non ? Je cavale en direction de ma pompe. Un vieux semou-leur en robe de chambre veut s'interposer, j'expédie cette patate cuite au four contre un mur, d'un revers de coude, et rallie ma voiture à mon panache blanc. CHAPITRE MILLE TROIS II paraît plus petit que lors de notre première rencontre. Et il l'est, effectivement, puisqu'il ne porte plus ses grosses pantoufles fourragas. Ça permet une vue imprenable sur ses pinceaux peu ragoûtants. Violacés, cradingues, forte­ment ongulés de noir. Il est vêtu d'une chemise de nuit blanche qui lui tombe aux chevilles et son regard clignote comme un feu signalant des travaux sur la voie publique. - Nom d'Dieu, encore vous, à cette heure ? Je considère ses tifs gris ébouriffés. - Navré de vous réveiller, monsieur Blumenmichu. - Vous avez du nouveau, pour l'ahuri ? - Peut-être... - Merde, c'est vrai ? - Je pense. Du coup, il me fait entrer dans son cabinet de travail. Etrange pièce s'il en fut. Un vieux burlingue à cylindre, des classeurs de métal écaillés comme des vestiaires indivi­duels d'école, une table basse supportant un réchaud de campeur et une cafetière émaillée. Au sol, du papier kraft pour éviter de maculer le tapis chinois. Aux murs de splen-dides toiles de maîtres d'Evariste Dupont, de Jules Durand et de Roger Martin (un peintre du Gard). Ajoute à cela quelques fauteuils comme n'en voudrait pas un arracheur de dents d'Houm-Souk pour son gourbi d'attente et t'as une idée assez précise de ce qu'est l'antre du puissant homme d'affaires, roi de la lessive Patemouille et d'autres sous-marques moins réputées. - 'seyez-vous ! CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 205 II me désigne son siège le moins branlant, mais qui pourtant branle encore sous moi comme tout un dortoir de collégiens et se dépose soi-même sur une chaise qui, moins vermoulue, pourrait servir à allumer du feu dans la chemi­née. Le visage anxieux de dame Michu s'insère dans l'ouver­ture de la porte. - Quelque chose de grave ? demande-t-elle. - L'autre peau de saucisse qui vient nous faire suer la bite ! hurle le gnome en lançant un coup de saton dans le panneau. La vieille dérouille la lourde en pleine poire, pousse un cri de douleur. Rouvre. - Fumier ! écrie-t-elle, j'ai pourtant le droit de savoir, il s'agit de mon fils. Blumenstein répond qu'il sodomise ce fils, qu'il le défèque, et l'emmerde, toutes choses procédant d'une volonté nettement axée sur l'excrémentiel, et revêtant un certain aspect pléonasmique. Néanmoins, la dabuche pénètre d'autor dans le burlingue et se drape dans ses bras croisés, comme une religieuse en mission chez Amin Dada attendrait le viol de sa brigade spéciale. Elle aussi porte une chemise ofnight, et c'est strictement la même que celle de son tendre mari. L'on dirait des duettistes burlesques. Le Michu renonce à chasser sa bonne femme et me fait front. - En pleine nuit, y a une raison, j' suppose ? - Il y en a même plusieurs, monsieur Michu. - Alors commencez donc par la première. Dieu que j'ai sommeil ! Mes paupières me pendent sur la poitrine et j'ai des picotements dans la cervelle. Je vou­drais m'allonger dans un coin obscur, pioncer une plombe, rien qu'une pour récupérer. - Etes-vous certain que votre fils souffre d'une mala­die mentale ? demande-je au couple. 206 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Le lessiveur avance sa bouille grotesque sur moi pour me défrimer abondamment. - C'est pour me poser cette question que vous me réveillez au milieu de la nuit, mon gars ? - Oui, monsieur. Je tire de ma pocket la photo publiée dans France-Soir. - Ce garçon est bien votre fils ? - Psolument ! - Et il n'a pas de frère jumeau ? - Non, mon gars, un exemplaire suffit. - En ce cas, je peux vous dire qu'il est aussi sain d'esprit que vous et moi, qu'il n'a pas besoin de nurse pour se promener et qu'il conduit une automobile, comme un pied, certes, mais vite. Le père Lessive relève sa chemise de nuit et se gratte le bas-ventre. Puis il se tourne vers son brancard : - Tu m'entends ça. Sac-à-fesses ? La vioque se prend à chialotter. - Monsieur, dit-elle, ce n'est pas généreux de jouer avec la détresse d'une mère. Son mironton la rebuffe sec : - Arrête tes chialeries, vieux tombereau, là n'est pas la question. Mais expliquez-moi un peu, jeune homme, pour­quoi vous nous disez de telles balourdises ? - J'ai vu votre fils, cet après-midi, monsieur. Dans une maison près de Saint-Germain-en-Laye. Il se fait appeler Philippe Dauphin. Il partouzait avec une bande de joyeux viceloques et m'a fait prendre une drogue qui endort la mémoire. C'est miracle que j'aie pu la recouvrer aussi rapi­dement. Le bonhomme Michu renifle, ce qui, chez certaines gens, est une marque affirmée d'incrédulité. - Je crois, mon gars, qu' v's' auriez besoin d'aller faire un tour à la clinique de Savorgnaz, vous aussi. En v'ia des salades ! Maman Michu hoquette : CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 207 - Je ne peux pas supporter qu'on joue avec mon cœur de mère ! ' Et de filer hors de notre vue, sous les imprécations de son râleur qui lui conseille de se foutre son cœur de mère dans le rectum, ce qui constituerait un exploit dont le père Bamard se remettrait mal. - Monsieur Michu, mes paroles vous laissent incrédule, et pourtant elles expriment la vérité. J'ai vu ce garçon tantôt et il se portait bien, bandait comme un Turc bourré de can-tharide et m'a semblé bigrement malin. Ce mystère sera bientôt éclairci, malgré que vous paraissiez ne pas pouvoir me fournir de renseignements. Passons à présent à la seconde question : connaissez-vous les Laboratoires Punta ? Il passe son pouce dans sa bouche sans écarter ses mâchoires, grâce à l'absence de trois canines supérieures et de deux canines inférieures qui à l'origine se faisaient vis-à-vis. - 'M' dit quèque chose. Je l'ai pas vu, je l'ai pas lu... - Mais vous en avez entendu causer ? - Probab'ment. - On y fabrique quoi ? - Attendez... Il cherche. Véritablement, il cherche. Et plisse tellement son front en cherchant que le volume de sa tête semble avoir diminué de moitié. - Je pense, mais y a rien de sûr, que c'est un bidule qu'a rapport aux animaux. Le surdéveloppement, je crois. Et l'insémination artificielle. Des drogues pour les veaux, les porcs, les poulets. Je garantis rien. Punta, vous dites ? Oui, Punta, c'est ça : les animaux, des saloperies pour les faire grossir vite. , - Vous ne connaissez pas le directeur, Hônisoa Quimal y Panse' ? 1. A propos : j'ai connu un Anglais qui s'appelait ainsi, j'ai dû t'en causer dans un précédent. 208 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Heu non, drôle de nom, pas français naturellement. Ces étrangers nous envahissent progressivement. Vous les connaissez ? La France, miam miam, bon à bouffer ! Des brigands ! Moi j'aurais fait de la politique au lieu de la les­sive, je lessivais tous ces fumiers. Pas français depuis une quinzaine de générations ? Hop, dehors ! A la niche ! A la niche... Je lutte contre le sommeil. Si ce n'était pas de mon Béni qu'il me faut coûte que coûte retrouver, comment j'irais me pager, mon neveu ! Les draps sous le menton, l'oreiller en boule, le corps en position plus ou moins foetale... A la niche. - Une troisième question, monsieur Michu... Il louche sur un gros réveille-matin de manar qui s'époumone sur le bureau. - Plus qu'une alors, dit-il. Moi, garçon, j'ai besoin de mon sommeil. Je travaille, moi. Six cents ouvriers sur les côtelettes, avec leurs véroleries de grève, leurs charges sociales, leurs revendications de merde, leurs grossesses, leurs maladies. Pour mener ça, si vous avez pas vos huit heures de sommeil, vaut mieux aller à la pêche aux moules. Surtout pour les questions que vous me posez. Franche­ment, y a de l'abus. Bon, encore une, la dernière, j'écoute ? - Votre fils a-t-il un chien, monsieur Michu ? Il croise les jambes, prend son pied (le gauche), ôte les matériaux séjournant entre deux orteils et en confectionne une imposante boulette. - Comment qu' savez ça ? - Donc, il a un chien ? - Il avait, mais la bête a enfui y a quelques mois, avant qu'on interne le môme. - Quelle race ? - La race Société Protectrice des Animaux ! C'est là-bas que ma rombière est allée le lui dénicher. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 209 - Un gros chien gris et blanc, n'est-ce pas ? - Mais nom d'Dieu de foutre, comment le savez-vous ? - Je le sais parce que cette bête se trouvait en compa­gnie de votre fils lorsque je l'ai vu, mon bon monsieur. Allez, je vous laisse exécuter vos huit heures de donne, on se reverra plus tard. Je peux me gourer, mais j'ai l'impression préoccupante que ce vieux kroumir me prend pour un nœud à roulettes, ou bien alors qu'on lui cache des choses. Pas toi ? * * * L'air frais de la haute nuit me revigore un chouillet. Passé le porche de l'immeuble, je respire en profondeur pour me ramoner les soufflets et, ainsi, m'irriguer en grand les méninges. Je lève mon regard pétillant d'une rare intelligence vers le ciel. Des étoiles, des vapeurs, du bleu sombre dans lequel se dilue le cloaque des hommes. Où est Béni ? Qu'advient-il de ce cher compagnon ? Curieux comme cet individu grossier m'est indispensable. Il traîne tous les défauts du monde, plus une qualité pré­pondérante : il est dégoulinant d'authenticité. Le vrai, c'est ce qui manque le plus, de nos jours, où les ersatz d'ersatz suppléent les produits de remplacement. Etre vrai, c'est rester vivant. Le mensonge et ses dérivés nous éloignent de l'existence, infléchissent celle-ci, la relèguent dans des confins inaccessibles. Alors on fait sans elle, tu com­prends ? Peu à peu, on se met à vivre sans la vie. Béru, lui, il vit avec la vie. Ça produit de l'énergie ; des calories de toutes sortes. Je mate la grande ourse droit dans les yeux et la somme : - Je te donne une heure pour me rendre Béru ! 210 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Le défi à l'immensité. Pourquoi pas ? On ne va pas se laisser intimider par la première grande ourse venue, merde ! La rue est silencieuse. Mais un lourd ronron retentit et un camion d'éboueurs surgit, cubique, luisant à la lune d'un éclat mat. Il stoppe au niveau du porche voisin. Deux gars frileux sautent du marchepied arrière et vont cramponner des pou­belles qu'ils basculent dans la grande gueule de l'engin. Je visionne le cadran lumineux de ma Piaget sport. Trois plombes. Mince, ils s'y prennent tôt les évacueurs de déchets. Faut dire que la société de consommation se met à consommer de bonne heure. Faut lui laisser poubelles nettes à son réveil, qu'elle puisse déjectionner ses résidus à loisir. Très tôt, ça commence la gabegie. A peine éveillé, l'homme se met à jeter. Son vrai corollaire, c'est la boîte à ordures. Il a la vocation du gaspillage, l'homme. Sa notion de la fortune est en porte à faux et c'est pourquoi le capita­lisme se biscome à tout va. Dans notre univers de ouatinés, être riche ne consiste pas seulement à posséder, mais sur­tout à posséder trop. Les deux zigs en blouson ont l'air tout joyces. Bien réveillés, les veinards. Ils s'annoncent, pour choper les poubelles au père Michu et à ses voisins. Le résiduel d'autrui paraît les mettre en joie. La manière qu'ils patouillent dans les caisses de plastique, sans la moindre répulsion, t'indique qu'à eux non plus la vie ne fait pas peur. Ils te manipulent la poubelle comme un pongiste sa balle de celluloïd. La reposent vide sur le bord du trottoir. Et puis m'empoignent par les pieds et les épaules sans que j'aie le temps de piger, de dire ouf, de faire un geste ! Le vrai numéro de main à main. Bouglione vous l'offre ! Zou, à la casse ! Me voilà déséquilibré, pris au sol, foutu à l'horizontale, balancé, jeté, meurtri, happé, kidnappé. J'étouffe, j'ébroue, je roule, tohu-bohute, m'emmêle, m'en CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 211 mêle, m'empêtre ; suis mixé, propulsé, compressé, collecté emporté. OuT: emporté ! Ordure parmi les ordures. Déchet de qualité, certes, mais livré aux pestilentiels flots du tout- à-1'égout. CHAPITRE MOINS UN ' T'as déjà lu Prévert ? Ben tu devrais. Le temps sépare ceux qui s'aiment... Beau, mais y a pas que ça : le bruit de l'œuf dur sur le comp­toir de zinc n'est pas dégueu non plus. Je vais te dire : une arête de hareng, trois oranges pourries, un tampax cueilli sur l'arbre, deux collants filés, huit cent quatre-vingt-douze pépins de melon, une tête de lapin, un horaire d'Air France ayant servi de mouchoir, quinze mouchoirs de papier ayant servi de mouchoir, trois pansements express ayant servi de pansements prolongés, un kilo d'épluchures de pommes de terre, un manche de couteau sans lame, une lame de couteau sans manche, un slip d'emmanché non remettable, une table de logarithmes, quatre emballages d'Ariel, un journal sans date, des dates dans du journal daté, des lunettes de soleil brisées, du négatif de polaroïd, des préservatifs dont le contenu ne fera jamais son service militaire, un ouvrage de Jean Dutour non lu et non repris, trois bouteilles de plastique ayant contenu : de l'eau de Contrexéville, de l'huile de Lesieur, de l'Ajax d'Amsterdam, et de la sciure pour chat riche, des scories dudit chat, voilà dans quoi je voyage et qui voyage dans moi. Franchement, j'en oublie. Ne peux pas tout dénombrer 1. As-tu enfin compris, parvenu à ce stade, ô mon lecteur trébuchant, que si je déconne dans l'indication des chapitres, c'est seulement pour te prouver qu'un chapitre ne sert de rien, que sa numérotation n'a aucune importance, et que si un auteur en fout plein son book, c'est juste pour dire... CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 213 bien scrupuleusement, nonobstant ma bonne volonté. Il fait si noir. J'oubliais un disque tordu de Pierre Perret (le disque s'est trop gondolé de son contenu). Ça me rappelle une petite chanteuse sans voix à laquelle j'ai fait enregis­trer « Ah que c'est bon ! » Chibre et paroles de Santantonio. On était allés faire un petit 45 tours ensemble et j'en ai profité pour lui placer mon 30 centimètres longue durée. Mais quoi, le moment n'est point propice à sem­blable évocation. Le voyage me paraît pas terminable. Il s'achève cependant. Via que le camion-benne fait le beau et que j'avalanche en compagnie de mes saloperies en un lieu lourd d'odeurs chimiques. Mes ramasseurs me dégagent tant bien que mal. Y a un gros, plein d'ombres sous sa casquette à trapon, qui m'ajuste un crochet du droit au bouc et il me semble qu'on vient de cueillir mon cerveau avec une louche et qu'on va le déposer ailleurs. Tu vas me dire que ça tombe à pic, vu que j'avais som­meil, seulement ce genre de somnifère est mauvais pour la migraine. Qu'ensuite, au réveil, t'as la tronche comme un ventilateur dont une pale tordue frotte contre la grille pro­tectrice. Mais quoi, à cheval donné on ne regarde pas la dent, hein ? Et un moment d'oubli véritable est toujours bon à prendre en ces temps troublés. * * * Oh, charognerie de vérolerie de bordel de nom de Dieu de foutre de merde ! Rêve-je ? Seul le magistral Bérurier peut proférer cette profession de foi gras des Landes avec une pareille vigueur, une telle richesse de timbre à quatre-vingts centimes. - Tu es là. Gros ? - Appelle-moi pas Gros,j' te prille. 214 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Pas à prendre avec des pincettes, le Mammouth, bien que ce soit moi qui aie voyagé dans un camion d'ordures. Je vagis, comme à l'heure de ma naissance, lorsque j'ai jailli, rouge de colère dans ce monde de chiotte. La tronche me fait souffrir, et tout mon corps est meurtri comme si on avait flanqué un coup de bâton sur chaque centimètre carré de ma belle carcasse. - Alors ils t'ont coiffé aussi ? demande Bém. - Avec un certain retard, mais ils m'ont baisé à la sur­prise. Et toi ? - Moi, j'en ai liquidé un qui me pointait avec un ya sur le ventre. - Je sais, je l'ai vu, je peux même t'apprendre, au cas où le clair-obscur ne t'aurait pas permis de t'en rendre compte, qu'il s'agissait du chauffeur de Klapusky. - Ah, tiens, fectivement, sa silhouette me disait quéqu' chose, répond placidement Béru qui a de commun avec Bossuet le don des oraisons funèbres. Et il reprend : - Comme je le flinguais, un type m'a propulsé un outil contondant dans la tronche, une clé à molette, probab' etj' sus été à dame quèques secondes, ce qui leur a suffi pour m'emparer. Ensuite, y a eu du chambard dans la strasse, de ton fait, j' suppose ? Un julot a décarré avec moi dans le coffre de la chignole. On m'a amené ici. - Où? - Ici, qu'est-ce tu veux qu'je t'dise de mieux ? On était pas à une croisière a'v'c des jumelles de marine pour mater le paysage. D'autres gonziers se sont mis à me trimbaler dans cet endroit qui ressemb' à une salle d'opération. Y m'ont attaché sur la tab' où que je suis. Et puis un lapsus de temps a écoulé, et il est venu, tu devines pas qui ? Le fils Michu. Y portait l'une blouse, d'un blanc immatriculé. Il m'a dit qu'ils en avaient suffisamment assez de nous deux et de nos simagrées, et qu'on allait payer chérot de leur avoir filé la masturbation dans leur entreprise. Y s'est mis à CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 215 discutailler a'v'c d'autres bonshommes qu'ont survenu. M'est avis qu'on vient de filer la panique dans une organi­sation de grande vergue qu'a d'énormes ramifications, vu que certains mecs causaient français, et d'autres pas. A la fin, sur l'ordre du fils Michu, deux malabars m'ont décu­lotté, ce qui m'a l'air d'être une manie chez ces gens-là. Et un type à grosses lunettes de caille m'a fait deux piqûres. Mais alors des piquoûses soin soin, mon pote. De chaque côté des claouis, tu juges ? Ils m'ont inculqué de ces doses, si tu saurais... Depuis de lors, je souffre le vrai martyre dans la région zobiale. Des lancées monstres. Il me semble­rait que tout le bas de mon individu gonfle à éclater. Y a eu qu'un peu de répit, à la suite d'une troisième seringuée, celle-là pour m'envoyer aux questches. Je crois bien que c'était une piqûre de pain complet destinée à m' faire bavasser. Dans mon sub, y a comme des souvenirs de ques­tions qu'on m'aurait posées... Hou you youille, ce que j'ai mal ! Ah, mon Dieu ! Via que ça me rebiche, plus fort que jamais. Aïe ! Oie ! lie ! Uïe ! Ah, les charognes ! Ah, ce que je voudrais les tenir ent' quat' zyeux, tous. Bande de gestapistes ! Au secours ! Maman ! Le Gros qui appelle sa défunte et vénérée mère ! La pre­mière fois que j'entends une chose pareille, je crois bien. D se tord, il sue, il écume, râle, hurle, agonise... Que lui ont-ils fait, ces misérables ? Je voudrais secourir mon ami. Calmer ses souffrances. Mais je suis moi-même attaché sur une table proche de la sienne. Et quand j'emploie le verbe (du premier groupe, le meilleur) attacher, je veux dire pratiquement soudé à la table recouverte de moleskine blanche. Des sangles me maintiennent, au niveau du cou, de la poitrine, du ventre, des cuisses, des chevilles, et mes bras sont entravés aussi. Mais dans quel affolant guêpier sommes-nous tombés ? Je tente de mettre de l'ordre dans toute cette confuserie, de chercher des raisons d'espérer, d'envisager des solutions de salut. Bon, la petite Patricia... Son amnésie va bien 216 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES cesser, puisque la mienne a pris fin ? Ensuite, le fort Chabrol de l'impasse des Biches a créé un sacré patacaisse au Vésinet. En ce moment, y a mobilisation générale des archers dans ce coinceteau. La P.J., la presse, la magistra­ture, toute la lyre, toute la grande sauce Maison. Ça va donner des résultats, bordel ! On va enquêter sur les Hônisoa Trucmuche, apprendre qu'ils possèdent un labora­toire, explorer ce dernier, passer au crible leurs relations... Oui, certes, mais tout ça va prendre du temps. Et le temps, je présume que nous n'en avons pas lerche devant nous. D'abord où nous a-t-on conduits ? Pas aux Laboratoires Punta, qui sont menacés. Alors, dans une filière ? Mon Alexandre-Benoît continue de geindre et de suer. Il convulsé dans ses liens. Il réclame Mme Bérurier mère laquelle, de là-haut, doit ressentir de la peine, toute bien­heureuse qu'elle pût être. Si elle pouvait intercéder en faveur de son rejeton, au moins. Je tente de regarder autour de moi, je n'aperçois que du blanc et des choses chromées, un peu comme chez Klapusky, à Genève. Pas de doute, cette pièce est réservée à des gestes chirurgicaux. Un froid prémortel m'envahit. C'est glacial, la terreur. Ça te paralyse tout, à l'intérieur comme à l'extérieur. Ta raison elle-même morfle. Que faire ? Attendre, certes, puisque pas mèche de comporter autrement. Mais comme c'est loin de mon personnage, la passivité. Attendre, c'est se résigner. Se résigner, c'est de l'autodestruction. Je me mets à bander tout mon corps pour essayer d'assouplir mes liens : en vain. J'entends grincer les sangles sous mes efforts, mais elles tiennent bon. Alors, quoi, merde, on n'est pas plus avancés qu'au début, quand on considérait les horribles restes du footballeur là-bas, près du Léman, et qu'on ne parvenait pas à admettre qu'ils fussent vivants... Si je pouvais au moins récupérer un bras, une main, rien qu'une main... Une main ! Tiens, c'est vrai, je suis entravé CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 217 jusqu'au niveau du poignet, mais mes doigts restent mobiles, libres. Tu fais quoi, avec dix doigts qui ne peu­vent que s'ouvrir et se fermer, toi, malin ? - Béru, grosse vieille pomme ! appelé-je. - Hein ? lance-t-il dans un râle. - Moi, je me suis réveillé ici, alors je ne sais rien, mais toi, lorsqu'on t'a amené, toi, tu étais lucide, peux-tu me dire si ces tables sont fixes ou à roulettes ? - J'sais pas, comment qu' t' veux que je susse ? Aïe ! Oh ! maman, j' t'en prille, j' sus ton fils ! Pais quéque chose. - Alexandre-Benoît, mon lapin rosé, mon copain, domine ta souffrance, je t'en conjure... - J'ai trop mal z'aux couilles, pleure mon ami. - Il le faut. Es-tu un homme ou une souris ? - J' sus plus qu'un paf, gars. Un gros paf près d'écla­ter tellement qu'j' le sens gonfler, gonfler. J'essaie de mater sa région sinistrée, mais impossible de bouger suffisamment la tête pour me permettre cette vérifi­cation. - Gros, il est rare qu'il y ait deux tables d'opération dans une même salle. Donc, l'une des deux est probable­ment mobile. Et ce devrait être la mienne puisque je suis arrivé plusieurs heures après toi. - Ouais, c'est la tienne, é y était pas quand j' sus venu ; je me rappelle. Mais qu'est-ce ça change ? - Ça peut tout changer si on est démerde, mon grand. Allons, courage. - Courage, mes bûmes ! hurle le Mammouth. J'te dis que j'ai le chibre en compilotade. - Tu m'as habitué à plus de ressort. Gros, sermonne-Je. - Ton ressort, tu peux te le foutre au fion, pauvre cloche ! On voye que c'est pas toi qu'on a bricolé les fran­gines. Pourvu qu'y m'ayent pas estérilisé ou rendu impuis­sant, ces sauvages. Si ce serait ça, j'me ferais sauter le 218 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES caisson, mec, j'y jure ! Béru fané du braque, c'est impos-sib'. - Béru, tu peux remuer la tête, n'est-ce pas ? - Pas chouillet. - Montre ton maxi ! Il contorsionne sa tronche apoplectique de gauche à droite, puis de bas en haut. - Via toutes les vacances qu' j' peux me permettre, geint-il en laissant retomber ses vingt-cinq kilogrammes de tronche sur la molesquine. - Ecoute, tu vas tenter de faire ce que je te dis, comme je te le dis, posément, calmement, en homme déterminé que tu es malgré tes douleurs. Au-dessus de ta tête, il y a une potence de fer terminée par un gros anneau d'acier auquel est fixée une sangle en V renversé munie d'une poi­gnée. - J'vois, merci du renseignement, et alors ? - Outre cet appareil, le fil d'une sonnette passe aussi par l'anneau, exact ? - Ça me fait une belle flûte ! - La poire de la sonnette est bloquée contre l'anneau, et son fil décrit une grande boucle au-dessus de ta hure, juste ? - Je vois que lui, même qu'y m'fait loucher. - Le creux de la boucle est situé à moins de vingt cen­timètres de ta figure, camarade. Si tu parviens à choper le fil avec la bouche et à le sectionner avec les dents, le poids de la poire étant supérieur à celui du tronçon de fil auquel elle resterait reliée, cette poire tomberait près de ton visage, ce qui ferait deux poires côte à côte. - Trop s'aimable, et ensuite, on ferait quoi avec cette poire, une tarte Tatin ? - Ensuite, tu prendrais l'extrémité du fil sectionné dans tes chailles d'occasion, et tu essaierais de faire décrire des moulinets à la poire jusqu'à ce qu'elle atterrisse près de ma bouche. Je me la calerais dans le clapoir et nous serions CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 219 de la sorte unis par ce morceau de fil électrique, chacun ayant un bout entre ses dents. - Je vois toujours pas, mec, avoue franchement le mal­heureux. - Il te suffirait de serrer fort dans tes dents ton extré­mité de fil, je me chargerais du reste. - Et ce serait quoi t'est-ce, le reste ? - Eh bien je baierais avec ma bouche et si mon plu­mard est à roulettes, nous pourrons de la sorte nous rappro­cher l'un de l'autre. Une soixantaine de centimètres seulement nous séparent. - Bon, on serait plus près, et puis ? - Et puis, comme je peux remuer les doigts, il n'est pas impossible que je parvienne à dégrafer l'une de tes sangles. CHAPITRE TROIS FOIS RIEN Ils sont tellement certains de leurs courroies que la porte n'est seulement pas fermée à clé. J'entrouvre à peine, tellement surpris de ne pas rencon­trer de résistance. Le regard qu'il m'est permis d'insinuer capte un couloir luxueux, garni de tapis, avec des appliques Louis Quéquechose sur les murs, plus des tableautins représentant des conneries en costumes d'époque. Je me retourne vers le Gros. - Tu viens, l'Enflure ? Aussitôt je regrette ce qualificatif qui ne se voulait que familier. L'Enflure ! Tu parles ! Ce qui lui arrive, à Alexandrovitch-Benito ! Son appa­reil génital ressemble à une pièce à longue portée. Figure-toi des roupettes grosses comme des melons et un chibraque aussi long que mon avant-bras, mais d'un dia­mètre supérieur. - Nom de Dieu ! bafouille-je. - Oui, hein ? soupire le cher camarade de misère. Quand j' te disais que ça me tirait à éclater, mec. Tu com­prends maintenant que je gémissais pas pour du vent. T'as déjà maté un braque de c' calibre ? Et encore, je gode pas. Tu le vois au repos. Adieu, Berthe, et pourtant elle a pas le genre de chagagatte à décapsuler les bouteilles de Perrier. Elle, c'est le format porte de grange. Mais jamais je pour­rais y rendre visite au trésor avec un outil pareil. Même une CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 221 éléphante se sauverait en l'voyant. Tout ce que je pourrai m'embourber, doré de l'avant, c'est des s'hangars d'avion. En attendant, y a pas mèche d' me reculotter, m' faudrait un brancard à la place de la braguette. Qu'est-ce j' fais ? Cette histoire est un recommencement, décidément. Deux fois, dans le même polar, v'ià que Béru doit s'éva­der cul nu d'un antre d'alchimiste ! - Noue ta veste autour de ta taille, pour le cas où on croiserait un pensionnat de petites filles en se barrant. Je me hasarde dans le somptueux couloir. Tout est tran­quille, les loupiotes brillent et nulle âme ne se signale à l'horizon. On se croirait dans un hôtel cinq étoiles. - Mince, fait le Graves, c'est pas là qu'y m'ont amené quand on est arrivé. - Ils t'auront transporté pendant que tu étais dans le coltar... Je m'approche de la plus voisine porte et j'écoute. Le silence, seul, répond à mon tympan aux aguets, comme l'écrirait M. Maurice Schumann, de l'Académie française par contumace. Je tourne le loquet, pour dire de me rendre un peu mieux compte des choses. Le hic, quand tu te retrouves en terrain absolument inconnu, c'est de se faire une idée ! Un peu comme quand tu rencontres un mon­sieur, dans le train, et que tu le tâtes du bout de l'antenne pour détecter ses opinions avant de lui dire qui tu trouves plus con que les autres dans la politique françouaise. La porte s'ouvre aussi aisément que celle de notre piaule. Cette seconde pièce est la réplique de l'autre, sauf qu'elle ne comporte qu'une table de supplice au lieu de deux. L'homme qui y gît est monstrueux. Lui, c'est pas la bur- nerie qu'on lui a dilatée, mais la tronche. Le plus important hydrocéphale de la planète, à côté de lui, possède une tronche de ouistiti. Son front doit mesurer au moins un mètre de tour de taille, comme dirait toujours M. Maurice Schumann de l'Académie française par excès. Et ce qui est 222 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES féroce dans le spectacle, c'est que ses yeux et ses dents ont conservé leurs dimensions originales. Il ressemble à une énorme lune avec de tout petits châsses et une denture de souris blanche. Je prends sur moi (sur qui veux-tu que je prenne ?) pour lui parler, malgré ma formidable répulsion. - Salut, l'ami, vous êtes en état de marcher ? Il balbutie des mots en forme de coqueluche, quand le moufflet a le chant du coq. M'explique qu'il est portugais, qu'on l'a kidnappé alors qu'il passait la frontière en fraude, et qu'il est traité dans cette casa depuis plus de huit jours. Je le délivre, l'aide à se lever. Il titube. - La tête me tourne, explique l'homme. - Elle peut ! grommelle Bérurier. Et si elle tournerait autour du soleil, t'aurais qu'à la peindre en bleu pour qu'é ressemble à la Terre. Dedieu, quand je vois le potiron que t'as sur les épaules, je me réjouis presque de la courgette qui me pend sur les cuisses. On est bonnard pour monter la traction du siècle à la Foire du Trône, l'ami. Je te réponds qu'on n'a qu'une photo à espédier chez Bamum pour obte­nir un engagement à prix d'or. Je conseille à Grosse-Bouille de reprendre un peu d'aplomb et je passe aux autres pièces. Il y en encore dix. Dans chacune je découvre un ou deux malheureux dont une partie du corps est frappée de ce sauvage éléphantiasisme. Certains ont des pieds d'hippopotame, d'autres un ventre de baleine, certains se trimbalent des roustons plus mons­trueux encore que ceux de mon compère ou des têtêtes aussi incroyables que celle de notre voisin portugais. En cinq minutes, tout le monde est délivré et compose dans le couloir la caravane la plus ahurissante qui se puisse concevoir. Moi, normal, au milieu de tout ça, j'ai l'air d'un monstre par opposition, la loi du nombre me jouant contre. Le silence continue de retentir, comme dirait Maurice Schumann, de l'Académie française par inadvertance. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 223 Epais. Etrange. Nos tourmenteurs auraient-ils déserté les lieux ? Je fais signe à mon étrange troupe de rester immobile et m'avance vers l'extrémité du couloir. Une porte métallique coulissante est ouverte, au-delà de cette porte on aperçoit un mur, ce qui semble indiquer que notre corridor se jette dans un autre, comme la Saône dans le Rhône (ou inverse­ment, après tout pourquoi ce serait le Rhône le fleuve et la Saône l'affluent ? Ils sont marrants, les géographes, ils décident comme ça. Moi, je serais au gouvernement, je procéderais à un référendum. Si la Saône était promue fleuve à la place du Rhône, ce fleuve serait entièrement français, alors que le Rhône naît suisse où il passe toute son enfance, et se fait naturaliser français seulement à sa majo­rité). Soudain, très loin, une sonnerie retentit. Elle ne me dit rien qui vaille. D'autant qu'illico, la porte métallique terminant le cou­loir se ferme silencieusement. Et si rapides que j'arrive trop tard. Mince, pas d'erreur, l'alerte a été donnée. Doit y avoir des radars ou autres gadgets dans le secteur et ils se sont déclenchés. Le veilleur de noyé a mis sur pied le dispositif d'alarme (à l'œil). P't'être même que ça s'opère tout seul, ce bidule de sécurité, non ? T'en sais rien ? Moi non plus. Tu vois, Landru, on est logés chez le même enseigne, comme disaient des petites pétroleuses de Toulon. Béru s'avance vers moi, de sa nouvelle démarche dandi­nante de taureau affligé d'une entrave. - Y a du pet, hein ? - Je crois bien. - Si au moins on aurait une arme. Ce que je voudrais m'en payer deux ou trois. Sainte Vierge ! La caravane des monstres vient à notre rencontre, sinistre troupeau aux difformités hallucinantes (belle phrase, n'est-ce pas ?). Un qui fait montre d'un sang-froid souverain, c'est ton 224 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES San-Antonio, camarade. Au lieu de perplexer fébrilement, il croise ses bras et s'adosse au mur afin d'étudier la situa­tion. Oui, le crâne en marmelade, tombant de fatigue, il est là, impassible, l'Antonio chéri. A la hauteur de sa légende. D'une lucidité qui foutrait la colique à un ordinateur. Il, tu sais quoi ? Pense ! Et il pense bien, sans hâte, sans crainte. Il se dit que le lieu où il est bouclardé n'est pas banal. Qu'il est hors de portée des investigations policières. Pourquoi ? Parce que les chambres non fermées prouvent que les maîtres de ce sauvage champ d'expérience n'ont rien à redouter de l'extérieur pas plus que de l'intérieur. Pas de garde de nuit, ni de garde-chiourme. Alors, Santonio regarde. Et il voit. Les petits tableaux sont peints sur verre, à l'instar comme dira M. Maurice Schumann de l'Académie française par manque d'effectifs lorsqu'il écrira un livre, à l'instar, reprends-je, de certains vitraux. Mais ces dessins masquent des objectifs de vidéo. Ce qui revient à dire que nous sommes surveillés comme je te vois, et même un peu mieux, tu piges, Naveton ? Je pénètre dans notre chambre en coup de vent. Deux écrous à ailettes maintiennent la potence de fonte fixée au lit du Gros dans ses deux gorges. Je dévisse, j'arrache. Reviens au couloir. Et tu parles d'une partie d'à-cœur-joie, mon neveu. Bing ! Et bong ! Et vlang ! Et tong ! Les peintures sur verre volent en éclats. Je ne m'étais pas trompé : les œils cyclopéens, bombés et scintillants des lentilles se brisent aussi. Quatre caméras ! Carbonisées ! Les autres me regardent, terrorisés, les pauvres bougres. Juste Béru, dit Grosse-Biroute, qui pige tout. Je viens d'anéantir le dernier adjectif, pardon : objectif, lorsqu'il pousse un cri. Pas de douleur (depuis qu'il s'est levé on dirait qu'il a plutôt moins mal), mais d'avertissement. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 225 Ainsi procède le guetteur Comanche inca de danger pen­dant que ses potes comptent leurs sioux1. - Quoi ? lui demande-je le plus brièvement que je le puis afin de gagner du temps. - Vise, mec ! Il me désigne le plafond. Tu vas comprendre. Quand on a prévu une installation électrique destinée à un lustre et qu'on ne pose pas de lustre, on obstrue le petit orifice destiné initialement au passage des fils par des capuchons de plastique blanc qui se perdent dans l'étendue plâtreuse du plaftard. O.K. ? Or, dans le couloir, se trouvent deux cache-trous. Et ces cache-trous sont tombés simultanément du plafond. Un chuinte­ment se fait entendre, comme s'il serait de vapeur. - Alerte au gaz ! j'égosille. Rentrez dans vos piaules, les gars. Moi-même je me catapulte dans la mienne en compa­gnie de mister Super-Zob. Là, je ne suis pas mieux avan­tagé car je note que notre carrée, tout comme le couloir, est pourvue d'une arrivée de gaz dont le bouchon de sécurité a voltigé sous l'effet de la pression. - Ferme la porte, colmate les rainures. Gros ! Je chope ma veste, l'enroule autour de la potence de fonte et plaque le tampon ainsi fait sur le trou d'arrivée. Mais ouate ! Ou watt ! Autant acquérir un Stradivarius pour s'en servir de pissotière. La force irruptive du gaz est telle qu'il se fraie un passage dans l'étoffé. Et il est asphyxiant, le bougre. Je reconnais cette odeur doucereuse et désobligeante pour les narines nationales. Une odeur de CZ20XHBGT4, si tu vois ce que je veux dire ? Foutus, qu'on est. Devant la gravité de la situation, ces charognards ont décidé de nous exterminer. Alors, comme je suis un mec de ressources thermales, il 1. Très con, mais je ne guigne pas le fauteuil de M. Maurice Schumann de l'Académie française par désœuvrement. 226 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES me vient une idée. Une de plus. C'est follingue ce que ma matière grise peut fabriquer comme traits de génie dans une journée. Tu vois, même en fin de nuit blanche, il est encore d'équerre du cervelet, Tonio. Je glisse deux doigts dans la petite poche intérieure de mon veston et y cueille une pochette d'allumettes réclame dont le rabat célèbre les mérites d'un restaurant sans étoile où l'on bouffe de la merde. J'espère que ces alloufs com­portent plus de phosphore que la raie rance au beurre car­bonisé que j'y ai dégustée ! - Risqué ! toussote le Gradu. - T'aimes mieux une fin à la Chessmann ? Je me juche sur la table-lit du Gros en me retenant de respirer et je gratte une allumette. Pourvu que ce gaz soit inflammable. Seigneur Dieu ! H l'est ! Un viouff ! d'une puissance de lance-flammes. On est pris dans un tourbillon acre de fumaga. Un torrent de feu. Et puis le gaz déjà emmagasiné ayant brûlé, les choses se régularisent et v'ià qu'une espèce de lampe à souder crache de manière conti­nue une longue langue féroce qui darde presque jusqu'au plancher. Heureusement, le sol est revêtu de carreaux qui ne font que roussir et se craqueler sous l'effet du chalu­meau. - Pas de bobo. Gros ? Il est plus congestionné que jamais, ses sourcils et ses cils ont roussi, de même que ses tifs, et il ressemble à un goret. - Ça va, t'as eu la riche idée... Regarde un peu si la porte est assez suffisamment étanchée, moi je peux pas me baisser à cause de mes baloches et de mon zizi qui m'en­combrent tout le devant. J'ai l'impression de coltiner un tambour. J'examine la porte pour contrôler les émanations du cou­loir. Fort heureusement, elle joint bien. Pas de souci de ce côté-là. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 227 - Dis donc, je pense aux autres, murmure l'Altruiste à bite surdimensionnée, sûr qu'ils sont rectifiés. Et moi, sans égard pour son anomalie, en vrai étourdi : - Dans leur état, c'est mieux ainsi. - Cinq clous véry moche, mille or ! renfrogne le pauvre chou, lequel se réfugie dans l'anglais chaque fois qu'il veut mettre du sarcastique dans sa pensée. Avec ce dont je me coltine moi-même personnellement, faudrait sans doute mieux que j'allasse renifler l'air pur purin du corridor pour en finir ? - Remercie le ciel qu'ils t'aient appliqué leur traite­ment à la zézette plutôt qu'à la tronche, gars. Un gros gounù n'a jamais déshonoré son homme. - Même quant y t'faut une voiturette de marchande des quat'-saisons pour l'emmener promener en ville ? - Tu vas guérir, on te soignera. - Mouais, et puis tu vas me dire qu'il reste toujours Lourdes, pas vrai, Sana ? Comme si je pourrais aller me tremper le braque dans l'eau miraculeuse. La piscine aux miracles, c'est pas un bidet ! La flamme qui tombe du plafond, se raccourcit et meurt. L'opération chambre à gaz est terminée. Et maintenant ? Quelqu'un va bien devoir se pointer pour évacuer la viande froide. Et faudra de la main d'œuvre, et pas qu'un peu avec cette colonie d'hydrocé­phales et d'hydrocaudals morts à manipuler. Comment vont-ils procéder, les gus, dans cet air mortel ? Des masques ? La réponse me vient immédiatement. Y a qu'à penser pour être servi dans cette crèche. Un vrombissement reten­tit et un puissant aérateur à double orifice se met en mou­vement afin de renouveler l'atmosphère viciée. Un courant puissant toumique dans la pièce. L'aspiration du gaz mortel s'opère par le haut et l'admission de l'oxygène par le bas. - Vachetement organisé, admire Sa Majesté. 228 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Le fort courant rotatif soulève sa veste-pagne, ce qui dévoile le mal cruel qui le frappe. Il me semble que son bec verseur a encore augmenté de volume. Je voudrais rester objectif, l'ami. Pas me laisser entraîner dans des complai­sances métaphoriques, si voisines de la poésie qu'un auteur comme moi y résiste peu. Je connais mes défauts, et sais vers quelles voies sinueuses m'entraîne ma verve. Trop d'abondance nuit. Je ne suis pas un géant, mais un obèse de la littérature. Elle est fâcheusement excédentaire, ma prose. C'est ce qu'ils me reprochent, beaucoup, qu'aimeraient me voir écrire avec une plume d'oie ou un poil de cul. Bref, pour une fois, je me tiens par la bride. Eh bien, franche­ment, une main sur le cœur et l'autre sur la braguette, je peux te dire que mon camarade Bérurier possède un paf d'éléphant. T'as déjà vu triquer des pachydermes, au zoo, quand ils godent mélancoliquement devant leurs grilles. Ça ! Exactement ça. Pas plus, pas moins. Un ringard de quarante centimètres, possédant le diamètre d'un magnum de champ'. Il a suivi mon regard. - Tout de même, soupire-t-il, t'admettras que ça fait un peu désordre ! CHAPITRE QUATRE À QUATRE (dit de l'escalier) Ça pue dans le couloir. Mais enfin on sent à la qualité de sa respiration que ça n'est plus nocif. Je pénètre dans une chambre. Le Portugais à tête de les­siveuse est au sol, la gueule grande ouverte. Mort. Donc, il ne s'agissait même pas d'un gaz soporifique. J'avais senti juste. On revient de loin. Si au moins j'avais pensé au feu plus vite, on serait tous restés dans le couloir et... Mais quoi, le destin n'est pas bâti sur des hypothèses. Le con de l'existence, c'est qu'elle se fabrique au présent, rien qu'au présent. La seconde d'avant, la seconde d'après, n'appartiennent à personne. - Quel gâchis, soupire-je. - Alors, qu'est-ce qu'on branle ? s'informe l'Intrépide. Comme je suis un homme de boutades, je lui répondrais bien : n'importe qui, mais pas toi, seulement cela risquerait de l'affecter. Je dévisse la potence du Portugais et la tends au Gros (au très Gros). - Tiens pour toi, mec. Chacun la sienne. On va se poster de part et d'autre de la lourde coulissante et dès qu'ils arriveront on bille ! Pas de quartier, c'est seulement à la surprenette qu'on a des chances de se les faire. Il renifle gras. Chez mon pote, tu n'en ignores pas, c'est signe d'intense, de féroce détermination. Blottis sans l'angle du couloir, de chaque côté de la porte d'acier, nous attendons. Nos mains crispées sur la plus longue tige de la potence sont poisseuses de sueur. Chose curieuse, nos cœurs battent au ralenti. Un calme 230 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES immense est en nous. Le calme de la haine chauffée à blanc. Nous ne nous regardons même pas. Non, nous macé­rons séparément dans la colère la plus polaire. Une colère couleur de glace ! Y a des ours blancs et des pingouins qui se dandinent dans notre colère, si tu veux tout savoir. J'y vois passer des traîneaux silencieux, dans notre colère. Tiens, faudrait être Jack London pour te la décrire au poil ! Un cliquetis. Soudain je pige : cette porte ne donne pas sur un couloir, mais sur un ascenseur. On perçoit le murmure bien huilé des engrenages. Et puis une courte période de silence. La porte coulisse. Deux gars sortent. Je n'ai pas le temps d'agir. Pourtant je la tenais levée, ma potence de fonte. Celle de Béru s'est abat­tue plus promptement. Et avec quelle vigueur ! L'un des arrivants s'écroule, la tronche complètement défoncée. L'autre a pris l'extrémité de la potence sur l'épaule et il est tombé à genoux en gémissant. Impitoyable, féroce, souve­rain dans sa fureur, Béru élève sa potence à la verticale et l'abat bien droit, comme une barre à mine. Ça fait comme un séminaire de crapauds-buffles sur lequel passe un rou­leau compresseur. Le dos défoncé, crevé jusqu'au plancher, le second tor­tionnaire court rejoindre son pote à tire-d'aile au pays des diablotins. J'enjambe ces messieurs. Un signe de tête à Pépère pour qu'il me rejoigne dans l'ascenseur. La cabine est très allongée pour permettre d'y loger un brancard à roulettes. Il est essoufflé, mon com­père. Un côté tranche-montagne l'ennoblit. Il tient sa potence comme saint Christophe son bâton, s'y appuyant noblement, comme un homme ayant accompli sa tâche. L'extrémité de la barre coudée ruisselle de sang. Mais Bérurier s'en tamponne le coquillard. Il est apaisé, serein, et il a oublié qu'il est désormais chibré comme personne d'autre au monde. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 231 * * * Un simple levier commande l'ascenseur. Je le mets dans la position inverse à celle où il se trouve. Instantanément, la porte se referme et nous descendons. Le voyage est bref. Nous accédons à une espèce de grand sas fermé par une grille. Il s'agit d'une pièce meublée d'une table métallique et de deux chaises. Sur la table, des écrans de vidéo et des cadrans mystérieux, plus une armada de boutons. Je pige que c'est depuis ce P.C. qu'on a ordonné les manœuvres gazéifiantes. Je cours à la grille. Elle donne sur un couloir, mais elle est fermée avec une serrure comme ils en ont à la Banque de France pour assurer la chasteté de ses coffres. Mon sésame ne ferait pas plus d'effet à ce chef-d'œuvre de serrurerie qu'une quéquette de saint-cyrien à une génisse. Je regarde sur la table : pas de clés. - Les deux pèlerins de là-haut doivent les avoir ? sug­gère Bérurier. Nous remontons, fouillons ses victimes : en vain. Déci­dément, on fait les choses sérieusement dans cet établisse­ment. On redescend donc en se demandant quelle suite va comporter cette affaire, et toi aussi tu te le demandes, pas vrai, Bazu ? Seulement pour toi ça n'a pas grande impor­tance. - Attends ! m'écrie-je. Simple formule, sans objet, le gars Béru ne me proposait rien de particulier au moment où je l'exclamé. Ce qui la motive, cette exclamation, cher enfant de Bohème, c'est la vue d'un téléphone inclus dans la table-bloc. Est-il relié à un standard ou bien autonome ? Je décroche, la tonalité retentit. Ouf. Fissa, je compose le numéro du Vieux. Deux parlementations expresses avec 232 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES des sbires d'interposition, et on me le passe. Lui, il a son ton mi-figue sèche, mi-raisin gâté. - Tiens, vous ! Que devenez-vous ? Votre commerce marche bien ? Comme si c'est le moment de chiquer au gland d'Espagne ! Comme si, dans ma position aussi précaire que critique, je suis en mesure de faire du ping-pong-conversa-tion dans les demi-teintes ! - Un pastis inouï, patron (je l'appelle patron, manière de l'amadouer) de quoi vous faire dresser les cheveux sur la tête ! Formule inconsidérée, et qui se retourne contre moi, vu que le mamelon du Dabuche ressemble à un coin de Lune qu'on aurait aplani au bulldozer. - Très drôle, ricane la voix morose. J'enchaîne fissa : - Il faut immédiatement expédier un dispositif policier à l'endroit où nous nous trouvons, Bérurier et moi, d'abord parce que nous y sommes en danger de mort, ensuite parce que ce qui s'y passe relève pratiquement de la science-fic­tion. L'affaire du siècle, patron, ma parole ! Cette promesse mirobole sous la calvitie du Vieux comme un grain de diamant dans un pendentif de Morabito. - Où êtes-vous ? - Je l'ignore. Dans l'agglomération parisienne, ça c'est sûr, mais nous y fûmes conduit en état d'incons­cience. Je reste en ligne, faites opérer des recherches pour savoir à quoi correspond le téléphone dont je me sers actuellement. - Entendu. Je l'entends jacter sur une autre ligne. Les secondes sont interminables. D'un moment à l'autre des zigs vont se pointer et nous n'aurons aucune possibilité de fuite. Si : emprunter l'ascenseur, mais ça changerait quoi puisqu'il n'existe aucune issue au niveau inférieur ? CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 233 - Allô, San-Antonio ? - Oui, patron ? - Surtout ne coupez pas, on s'occupe de chercher. En attendant, si vous me mettiez un peu au courant ? Bonne idée. J'espère que ce rapport ne sera pas un testa­ment. - Branchez sur magnéto, Boss, car c'est long et plein de rebondissements insensés. - Vous doutez de ma mémoire ? Faut-il qu'il ait la râlerie chevillée au corps, ce vilain déplumé. Prêt à me faire une scène, alors que je suis assis sur un tonneau de poudre dont la mèche est allumée, comme l'écrirait M. Maurice Schumann de l'Académie française par défaut. J'y vais donc de mon couplet. Sérénade pour un dirlo ergoteur ! Tout y passe, je commence par le commence­ment bien qu'il soit déjà au courant des événements de Genève. Toujours partir du noyau initial, laisser germer, pas perdre les racines de vue, never. Comme elles sont enfouies dans la terre nourricière on a tendance à les oublier, et l'on a tort... Par instants, je m'interromps pour prêter l'oreille. Vient-on? Non, pas encore... Alors je repars. Béru s'est assis, les jambes écartées pour laisser de la place à sa formidable bistougne. Un pacsif gros commak, ça lui brimbale. Les caïds de la Faculté vont se délecter à visionner ce morceau de choix. Y a de la photo à prendre. La couverture de Match, ça mérite. Le plus éton­nant, c'est qu'il commence à s'y habituer, Béru, à son chibre en forme d'obélisque. Et même, parole, à en être fier, confusément. La manière qu'il le soupèse à deux mains, comme le pêcheur chanceux évalue le poids du gros brochet qu'il vient de remonter. Il se flatte les rouleaux amoureusement, mon biquet. Suppute les conséquences, le parti (si je puis dire) à en tirer. Sa mise en exploitation, en somme. Il sait qu'il va accéder aux destins exceptionnels avec une queue de ce diamètre, l'Alexandre-Benoît. Entrer 234 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES dans l'histoire humaine dont il défoncera la lourde avec son bélier. Il est marqué des dieux, le Gros. Sacré roi des nœuds toute catégorie, pour toujours. Et un confus conten­tement lui point. Une rassurance de brave homme qui sait s'accommoder des misères de ce monde, les défricher pour pouvoir les cultiver. C'est l'esprit d'investissement. Depuis un bout de temps, j'ai fini de jacter. Je me suis mis à jour. Vidé à bloc. J'ai dit les faits et les conclusions que j'en tire. Au moins, si on nous efface, j'aurais la conso­lation d'avoir démantelé cette monstrueuse organisation. - Allô, patron ? - Ne quittez pas, on m'appelle sur la 2, ça doit être à votre sujet. Un léger temps s'écoule. Puis la voix du Diriuche, grise, humide, en grand deuil : - Vous êtes toujours là, mon petit vieux ? - Provisoirement, oui, patron. - Je suis navré, je ne vais rien pouvoir faire pour vous. Du moins directement. - Ah ! bon ? - Vous êtes à l'ambassade de Félonie, donc positive­ment en territoire étranger. Je vais demander qu'on sur­veille les abords, c'est la seule mesure qui me soit permise. - Trop aimable. En ce cas, il ne me reste plus qu'à vous dire adieu. Je raccroche aussi sec. Un dicton auvergnat assure que c'est au moment de payer ses impôts qu'on s'aperçoit qu'on n'a pas les moyens de s'offrir l'argent que l'on gagne. Moi, c'est au moment de la grande détresse que je com­prends à quel point l'homme est seul quand il est dans la merde. Pour corser le bonheur, j'entends des bruits de pas. Nombreux, sonores. - C'est râpé ? interroge l'homme à la zifolette en forme de mortadelle italoche. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 235 - Nous nous trouvons dans l'ambassade de Félonie1, le Vieux déclare forfait. - On vient ! - Je sais. Il hausse les épaules et soupire : - Bon, ben je te prends congé, mec. Ravi de t'avoir connu, tout le plaisir a été pour moi. - Couchons-nous ! - Hein ? - Chut, vite ! Raide comme barre ! Ils vont peut-être croire que les deux mecs ont commencé de faire le ménage en haut... Donnant l'exemple, comme toujours, moi si vaillant, si à la pointe, je m'allonge au sol, les bras dans le prolonge­ment du corps, la bouche ouverte comme un asphyxié, les yeux exorbités. Duraille, tu sais, de chiquer à la viande froide avec les yeux béants. Faut pas que quelqu'un vienne te faire ciller pendant ton numéro, que sinon c'est mochement râpé. Oh ! là là ! Un mort qui agite ses stores, y a que dans les films d'épou­vanté, et encore, les très vieux... Les pas sont là. Ils s'arrêtent. Je me demande combien ils sont ? Vais le savoir d'ici peu. Patience. Respire pas, mon loup. Regard fixe, gueule figée. Turlututu. Ils jactent dans une langue que je pige pas bien. Du félo- nien ? Une voix française dit simplement : - Et les autres ? Pendant qu'une clé à rémoulure extra-porcive coubigne le pêne, la même voix française reprend : 1. Tu penses bien que la Félonie n'existe pas. Pas même dans mon imagination. En realité, il s'agit d'un pseudonyme que j'utilise pour cacher le blaze d'une nation très connue. Pas qu'on m'impute la rupture de relations diplomatiques. 236 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES - Mais, l'ascenseur est en bas, voyez : la porte est ouverte. - C'est vrai ! s'écrie une autre voix, mais avec l'accent félonien, ce qui ne me dérange pas outre mesure. - Alors où sont-ils ? redemande le Français. Et tu piges sa réaction ? Problème du vase clos pas très clos, mec. Les deux gardes du labo n'ont pas la clé et la grille est fermée, donc ils sont laguche, dans le secteur. Comme ils ne sont pas en haut, ils sont fatalement en bas. Tu suis bien ma lapalissade contrôlée ? S'ils sont en haut, l'ascenseur ne peut se trouver en bas. Or, il est en bas. Donc quelqu'un l'a actionné. Un quelqu'un qui ne peut qu'être ici. Un quelqu'un qui ne peut donc qu'être un de nous deux. C.Q.F.D. ! - Attention, ils feintent ! avertit le Français. A mon avis, c'est plus la peine de s'attarder, hein ? Autant agir tout de suite, avant que le gratin soit carbo­nisé. Je m'offre un rétablissement acrobatique, de ceux qui, quand ils foirent, te valent six ans dans un corset de fer. Une détente des reins, un élan irrésistible. Boum, me v'ià debout sur les gambettes que m'a tricotées Pélicie. Et pas essoufflé, mon Luiu ! Oui, ils sont trois. Dont le fils Blumenstein-Michu. C'est lui le Français du trio. A tout seigneur tout don­neur. Au premier bout de regard, je mate où ils en sont de l'ouverture de la porte. L'un des accompagnants de David a déjà actionné la clé. Il avait commencé d'écarter la forte grille, mais devant ma brutale résurrection, l'a refermée précipitamment. Moi, prompt comme un dard (et pour cause !), j'empoigne un barreau et je tire à fond de force. Le mec qui tirait de son côté vient avec la porte. Tu vas voir l'a quel point que j'ai l'esprit de décision (qui l'em­porte sur l'esprit de sacrifice, chez mézigue) mais, au tra- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 237 vers de la grille, je lui administre un coup de genou particu­lièrement appuyé dans les roustons (tonton tontaine). H rugit et sa prise mollit. Le v'ià qu'entre dans le sas. Bérurier qui s'est remis debout lui aussi, l'accueille d'une châtaigne au temporal. Le mec visquose des flubes. Mon ami Bitembeme a un geste que, sur lors, je ne comprends pas, en direction du foie de ce garçon. Il ne s'agit pas d'un direct, comprends-moi. Non : le mouvement est plutôt furtif. Coulé, preste. Geste de pickpocket. Et c'est bien d'une subtilisation qu'il s'agit, puisque l'ami Bigpaf ramène un Coït Serpent 9mm à injection sous-cultanné. Ce qui s'opère alors, même du temps de Buffalo Bill on l'a pas vu. Combien de fois ai-je assisté au défouraillage du Mastar ? Pas totalisable. Impossible de dire. Tu comptes les étoiles du ciel, en été, toi ? Flinguer à cette cadence, avec une pareille promptitude, c'est la first fois que j'assiste. Une grande première mondiale, laquelle constitue une grande dernière pour les trois ouistitis. La pralinette géné­rale. Ils n'en reviendraient pas s'ils pouvaient en revenir. Trois compostages, pas un de plus, pas un de moins. Pan ! pan ! pan ! Une valduche à chacun, entre les deux carreaux. Signé Béni ! Les Cyclopes sont de retour ! Poum ! Non, on retrouvera jamais plus jamais une prouesse semblable. C'a été un moment de l'histoire humaine, la résultante d'une conjoncture. Pan ! Pan ! Pan ! (J'avais oublié de foutre un « P » majuscule aux deux derniers pans, ce qui les empê­chait de faire la roue). Une seconde, tu te souviens combien de temps ça dure ? Eh bien, figure-toi qu'à l'intérieur d'une seconde, le cher Béru, avec ses couilles à longue portée, a eu le temps de chouraver le feu du zouave à sa ceinture et de le capsuler ainsi que ses deux camarades. Une prune de 9 en plein front, même Einstein avec son cigare surdimen-sionné pourrait pas en surmonter l'outrage. Ça t'enraye l'existence comme un bidon de sable enraye le moteur d'une tire quand tu le déverses dans le réservoir d'essence. Ils font plouf, piaf, plof ! nos camarades. Bons pour le tout- 238 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES à-1'égout, le tout à l'oubli. Mortibus vobiscum ! Que le Seigneur soit avec eux. Et surtout qu'ils ne le quittent plus, ces traîtres. Le Graves souffle sur le canon fumant de l'arme. - Voilà, ça c'est de la mécanique de précision, déclare-t-il ; et maintenant si on s'en irait, gars ? T'as pas envie d'un grand noir avec des croissants chauds, técolle ? * * * Au fond du couloir, à gauche, y a la porte des chiche-manes. A droite est celle qui permet d'accéder au hall de l'ambassade. Une ravissante réceptionnaire, brune comme le boulevard du même nom, se fait les ongles derrière un bureau ministre sans ministre ni encrier. Elle nous regarde débouler, moi si fringant, impétueux et mal rasé. Béru si pittoresque avec son paf de grand ongulé à trompe qui semble sonner on ne sait quel tocsin silencieux contre ses jambes velues. La réceptionnaire félone ne réceptionne personne étant donné l'heure ultra­matinale (l'horloge du hall indique cinq plombes du mat'). Tout en passant de la laque sur l'extrémité de ses phalan­gettes, elle discutait en félon du nord avec un garde de nuit à mine patibulaire. Mais leur converse s'enlise à notre sur­venue. . L'homme porte la main à sa poitrine, non pour compta­biliser les battements de son cœur, mais pour dégainer quelque chose qui n'ajouterait rien à notre vitalité exem­plaire. Bérurier lui dépêche (du moins le noyau) dans la paluche un produit de son Coït. La balle traverse la main et la poitrine du veilleur. Pendant que le Félonien s'écroule. Mister Biterade s'ap­proche du bureau, le pafouin plus terrifie que déjà vu. - Mon petit cœur, gazouille-t-il à la donzelle qui CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 239 s'automanucure, serait-il un effectif de votrebontéde.^-phoner à Jussieu 6789 pour nous appeler un taxi^ Comme vous pouvez me le constater, je sus pas dans une tenîTassez d'essence pour regagner mon domicile pédé- rastement. CHAPITRE CINQ A SEPT ET LA SUITE... ET LA FIN Les Marseillais, tu les connais, je suppose ? Une onoma­topée, dans leur bouche, ça devient un alexandrin. Un n'importe qui quelconque quand il crie « aïe », ne balance qu'une syllabe. Eh bien chez un Marseillais, ça en produit douze, n crie « ha ha ha a a a i i i ye e e », le Marseillais qui, à l'instant, vient de dérouiller une valise de curé dans les chevilles. Le prêtre (italien puisqu'on soutane) se perd en excuses qu'il prononce excouses. A cet instant, une énorme matrone me bouscule dans la cohue. Quand je te dis qu'elle me bouscule, elle manque carrément de m'en­voyer sur la voie ferrée vérifier si le rail est bien boulonné jusqu'au butoir terminal. - Eh bien, madame ! proteste-je. L'énormité a tout de la marchande de poissons, avec son fichu sur la tête et sa jupe ample comme une montgolfière en dégonflade. - Tu peux pas tirer ta viandasse, l'ahuri ? me jette la mégère à l'aide d'une voix que je connais bien. Moi, ensuqué par la nuit blanche, je mets un peu de phosphore dans ma génératrice avant de comprendre. - Béru ! exhale-je. La marchande de merlans rigole. - Textuel, milord. Y avait pas d'aut' solutions pour que je trimbale ce que tu sais sans soutirer l'attention. Désormais faut qu'j' me déguise souate en gonzesse, souate en Ecossais. Et même en Ecossais, faudrait que le ça soye un kilt de soirée, à traîne, tellement qu'il a encore poussé mon missile air-cul ! CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 241 « Y m'arrive aux genoux. J'ai hâte de montrer c'te pro­thèse à ma Berthy, voir sa rédaction devant le spectac'. » - Elle était absente ? - Elle a passé la notte chez mon pote Alfred, le coif­feur qu'a une angine couenneuse. Si on s'aiderait pas l'un l'autre, entre amis, ça servirait à quoi de vivre ? Il se tait pour laisser la parole à un haut-parleur qui annonce l'arrivée du train pilnucien. Effectivement, en bout de vue, plus loin que la marquise (sous le ciel de lit à laquelle nous sommes beaucoup plus de quatre-vingts chasseurs), dans des confins improbables et tremblants, cotonneux, ponctués de lumières rouges et vertes, la grosse chenille apparaît. - Ça me fait quéqu' chose de retrouver la vieillasse, assure le Gros travelo d'une voix noyée. Quand il est laguche on n'y fait pas attention, mais au bout de plusieurs jours sans lui, y se met à manquer, comment t'espliques ? Je n'explique pas. Je tremble de fatigue. Si vers le milieu de ce polar je ne t'avais pas promis de venir attendre le Débris à la gare, comment que je serais allé me zoner ! Mais quoi, un auteur de ma classe se doit à ses engage­ments, hein ? Et puis j'allais tout de même pas me virguler dans les torchons sans te donner l'explication finale. Ta gueule, devant un pareil forfait, mon neveu ! La grosse loco électrique entre en gare, silencieusement. Les gens venus attendre d'autres gens se reculent. Des voyageurs impatients ont déjà délourdé et n'attendent pas l'arrêt complet du convoi pour sauter sur le quai. Nous nous mettons à guetter Bademe-Bademe, le cœur doucement étreint par la roucoulade de l'amitié. Une voix domine le brusque brouhaha consécutif à l'arrivée du dur. - Hoé, Santonioooooo ! Je cherche. Trouve. Frank Rèche. Il est à demi défenestré dans son comparti- 242 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES ment et agite ses ailerons frénétiquement. Derrière lui, on perçoit la tache pâle d'un visage ; celui de Pinuche, sur­montée d'une tache encore plus pâle : celle de son panse­ment. On joue de l'épaule pour se frayer passage. On cueille la valoche de Rèche, Pinuche, si tu te souviens (sinon relis le début) étant parti les mains vides. Ces messieurs nous descendent dans les bras. Rèche me presse contre soi avec son effusion méditerranéenne coutu-mière. Il ne s'étonne pas de l'accoutrement de Béru, lui lance un distrait : « Bonjour, chère madame. » Pinuche, amaigri, flottant, plus grisâtre que jamais, retire son mégot éteint de sa commissure pour me bisouiller. Lui non plus ne réagit pas devant l'accoutrement du Mastar. - Salut, Alexandre-Benoît, fait-il. Tu as une mine superbe ! Le Dodu pouffe : - C'est pas la mine qu'est le plus superbe, chez moi, César. J'ai une de ces petites surprises à te montrer qu'au pré à labié tu devras enlever ton râtelier, pas risquer de l'avaler. On décide d'aller incontinent au buffet, écluser du café fort. Ces messieurs ont mal roupillé dans le train, et moi pas du tout, tu le sais. Le matin est tout barbouillé, pisseux, sinistre, plein de contemporains aux gueules impossibles. Le débarquement d'un train de nuit, vois-tu, pour moi, c'est quasiment morbide. Une préfiguration du purgatoire, au cas où il existerait. Ces gens pas réveillés parce qu'ils ne se sont pas endormis, pas propres parce qu'ils ne se sont pas lavés, pas heureux parce que la gare de Lyon à sept plombes, après une nuit blanche, c'est une des plus formi­dables dégueulasseries de l'univers, ces gens titubants, arri­vés à destination, ahuris, gueuledeboisés, sont comme des morts qui ne se seraient pas rendu compte qu'ils avaient passé de vie à trépas. CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 243 Et le buffet, donc ! Dis : le buffet de la gare de Lyon aux aurores, tu connais ? On est silencieux, tout à coup, devant la fumée de nos caouas. Heureusement, le toubib retrouve l'usage de sa menteuse : - J'ai raccompagné monsieur Pinaud, c'était la moindre des choses. Et puis il fallait que je vienne à Paris trouver un autre commanditaire. Maintenant que Klapusky... J'ai un énorme scandale à remonter, moi, mon pauvre commissaire. Tant qu'on aura pas retrouvé le fils Blumenstein... Au fait, rien de nouveau à son sujet ? - Un peu, si. - Dites vite, vieux - Il est mort. - Mmmmmmmort ? s'étrangle le docteur Rèche. - Complètement, renchérit Béru. - Vous en êtes sûr ? - Pour en être tout à fait sûr, c'est moi que je l'ai plombé, Doc, déclare Bérurier. - Vous plaisantez, chère madame ! - Jamais avec un Coït, répond la fausse marchande de poissons en minaudant, coquette, l'habit parfois contrefai­sant le moine. L'instant m'est venu de devoir raconter. Alors,je. - Etes-vous abonné à Historia, ou à Miroir de l'Histoire, toubib ? - Heu, non, pas tout à fait... Pourquoi ? - Parce que, peut-être, à la faveur des nombreux écrits que ces honorables revues consacrent au nazisme, vous auriez pu connaître de la dynastie des Hatchum, cette vieille famille teutonne célèbre par ses produits chimiques. Elle finança Hitler, contribuant grandement à son avène­ment, travailla en partie sur la réalisation des VI, et fui démantelée à la fin de la guerre. On pendit le viei1 244 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Hatchum, on fusilla le fils aîné, on viola les filles et la mère mourut de chagrin dans un hospice. - C'est la vie, assure la Grosse Bérurière en grattant son énormité à travers sa jupe. - La fille aînée, Gertrude, se réfugia en Espagne avec le magot des Hatchum déposé dans une banque suisse. C'était une femme combative. Outre la fortune familiale, elle avait emmené en exil une forte documentation concer­nant les recherches secrètes entreprises par les Laboratoires Hatchum. Pinaud dodeline déjà. N'a plus la force de me filer le train, une fois descendu du sien, le Fané. Béni le réveille d'un coup de coude. - Faudra qu'on aille aux chiches, que je te montre un truc peu banal, dit cet impatient. - Quoi ? Mister Bigzob prend la main de son vieux camarade. La convoie jusqu'à sa jupe. - Touche ! - Je touche. - Devine ce dont quoi il s'agite ? - C'est ta cuisse ? T'as maigri, on dirait ? - C'est pas ma cuisse ! - Alors qu'est-ce que c'est ? Le Gros baisse la voix, bat des cils et chuchote, mutin. - C'est... tu veux dire ?... glapahute Pinaudère. Rèche qui n'a pas suivi et qui m'attend la suite cligne des yeux très vite comme un hibou au saut du nid. - Et alors ? Et alors ? il grappine. - C'est... Tu veux dire ?... glapahute Pinaudère, suf­foqué. - En personne, épanouit Béru. La Vieillasse retire vivement sa main orthodoxe : - C'est vraiment à toi ? - Tout, roustons compris, jure le Majestueux. Un trai- CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 245 tement miracle de leur saloperie de labo; c'est quand même beau, la science, non ? - Eh bien, mon cher, vous continuez ? s'impatiente Franck Rèche. - Force m'est. Gertrude Hatchum se réorganisa en Espagne. Elle recréa des laboratoires, fonda un centre de recherches, seulement les Services secrets israéliens « s'oc­cupèrent » d'elle et neutralisèrent ses entreprises. Vous savez combien ces gens ont la rancune tenace. - Pire que des Arabes, encourage Rèche. Dommage qu'Hitler ait échoué dans sa mission, cela dit je ne suis pas raciste, vous le savez. Moi, les juifs, j'ai rien contre, fonda­mentalement parlant. Et pourtant je les ai eus en Algérie. Les juifs, les Arabes, les communistes, le Milieu, et main­tenant les Hauts-Savoyards, tout, comment ai-je fait pour subir toute cette pègre sans devenir raciste, ça, c'est un des mystères de ma nature tolérante. Mais continuez, je vous en prie. Alors, cette gueuse de fille Hatchum, traquée par ces misérables Israéliens ? - Elle finit par comprendre qu'elle n'arriverait à rien au grand jour. Alors elle prit ses dispositions pour dispa­raître, c'est-à-dire changer radicalement de personnalité, de vie, d'aspect et d'état civil naturellement. Elle se fait confectionner de faux papiers, au nom de Blumenstein. Pendant la guerre les juifs prenaient des identités aryennes, elle, elle opte pour une identité sémite, parce que cela lui semble être le refuge, le comble de la volupté pour cette haïsseuse de juifs... Rèche ne peut pas se retenir : - Ecoutez, je ne suis pas raciste, mais je comprends un peu sa haine pour cette race inconcevable. Il y a des moments, quand je prie surtout, car je prie beaucoup, des moments, dis-je, où je me permets d'interroger le Seigneur sur la nécessité de cette tribu d'amaqueurs, de pestilentiels, de Judas honteux. S'agit-il d'une erreur de Sa part ? D'une forme de dégénérescence ? D'une épreuve placée sur la 246 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES route des gens de bien pour les aider à mériter le Ciel ? Je me demande. Je suis perplexe... - Ecoutez, Rèche, soyez perplexe, mais laissez-moi terminer. J'ai des lecteurs sur le feu, moi, et ils attendent. - Pardon. Excuse. Je suis un impulsif. Impulsif, mais pas raciste, oh non, surtout pas, ne vous méprenez pas sur­tout. Vous disiez donc que cette charmante jeune femme nazie a changé d'identité et s'est fait appeler Blumenstein. Sacrée ruse, hé ? Bravo, ma poule. Elle devait avoir du chi­gnon, la coquine. Mais attendez, Blumenstein, vous dites ? Vous avez bien lancé ce nom ? Blumenstein ? Comme le fils de la lessive Patemouille ? - Sa mère. D se masse la nuque comme à la suite d'une gueule de bois lorsque, au réveil, il y a une espèce de matin de pâques dans ta tronche. - Sa mère ? Vous dites sa mère. Vous voulez dire... sa mère ? - Je veux dire sa mère. - Mais je la connais, sa mère. - Je sais. - Elle n'a rien... Elle n'est pas... Elle est un peu... - Je sais, je sais. Cela vous prouve à quel point une femme résolue peut modifier sa personnalité pour atteindre son but. - Mais enfin, Santantatonio... Elle est frappadingue, cette vieille ? - Qu'elle se soit plus ou moins prise à son jeu n'est pas exclu. En tout cas, il lui reste assez de lucidité pour conti­nuer de driver le plus étonnant réseau qu'il m'ait été donné de démasquer, mon cher. Selon moi, elle a consacré toute son intelligence et toute son énergie à une cause à laquelle elle a sacrifié sa vie de femme. Son existence n'aura été que l'édification d'un extraordinaire paravent à l'abri duquel elle a accompli son œuvre. Devenue Blumenstein, elle a voulu se mettre complètement à l'abri en épousant un con CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 247 nommé Michu. Suprême astuce. Pendant plusieurs décades, Gertrude a supporté la sottise épaisse et les grossièretés d'un faux maquignon déguisé en homme d'affaires, en lui laissant entendre qu'il avait barre sur elle. Et pendant ce temps, dans l'ombre, l'araignée Hatchum tissait sa toile. Frank Rèche postillonne. - Fou ! Fou ! Fou ! L'araignée Hatchum. Oh, comme c'est bien trouvé. Oh comme c'est épingle juste ! Bravo, Sanmontonio. Et qui tisse sa toile. Parfait ! Le raccourci est fort. Il est beau, il est fort beau. Et c'était quoi, cette toile ? - Le consortium occulte de laboratoires de recherches vouées à une certaine forme de mutilation de l'espèce humaine. La doctrine nazie est leur soleil, si vous me per­mettez cette métaphore un peu littéraire. Ce que veut cette puissante organisation, c'est s'attaquer biologiquement au monde communiste dont elle juge l'emprise désormais irré­versible par des moyens militaires ou politiques. Rèche siffle longuement sur sa tasse de café froid. - Tsssit. Vous savez qu'entre nous, c'est pas con. Mais alors pas con du tout. La lutte biologique pour neutra­liser ces salauds. Notez, commissaire, que je ne fais pas de politique. Je suis ouvert à toutes les idées, à toutes. Néan­moins, si l'on anéantissait le monde communiste, il est pro­bable que l'univers respirerait un peu mieux. - Donc, cher docteur, un peu partout, dans le monde occidental, ces laboratoires d'honteuses recherches ont vu le jour. Cela s'appelle, en code : « l'Opération à vos sou­haits », à cause, je pense, du nom de sa fondatrice, Gertrude Hatchum. - Parbleu. Et c'est Mme Blumenstein. Cette chère per­sonne... Un peu... Même beaucoup... Dites donc. Et dire qu'il a fallu que son malheureux fils soit fou. - Il ne l'était pas, mon bon vieux. - Que me chantez-vous là, je l'ai eu comme pension­naire. - Un simulateur. Très tôt, dès qu'il a été adolescent, sa 248 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES chère maman lui a inculqué ses idées. Bref, elle l'a initié, et il est devenu l'une des têtes pensantes du réseau. Seulement, comme Gertrude faisait un complexe de persé­cution depuis la Libération, elle a fabriqué un paravent à son rejeton, aussi costaud que le sien propre. C'est-à-dire qu'elle l'a fait passer pour fou. Pour cela, on lui a donné des professeurs, des répétiteurs de folie, si j'ose dire, les­quels furent Klapusky et Catherine Mancini. - Mon infirmière qui... que... dont... ? - Oui. - Klapusky. Moi... Ecoutez, mes idées se brouillent. Je chavire, Santrentetonneaux, mon vieux camarade. Nous qui avons skié ensemble à Courchevel, et qui y avons baisé les mêmes dames désœuvrées. Ne me laissez pas. Pitié, aidez-moi. Je suis un rapatrié, moi, mon vieux. Je suis rentré avec pratiquement rien. Je suis reparti de zéro. Il y a du paria en moi. J'ai eu affaire aux F.L.N., moi, Santropdetonio, aux juifs, aux communistes, aux Hauts-Savoyards, au fisc. Parole, je vous le confie, je ne voulais pas, mais ça y est, c'est lâché : au fisc ! Et j'ai surnagé. Parce que je suis un bon quoi ? Oui, un bon con, certes, mais en outre un bon Français. Un excellent Français à qui il n'aura manqué que la France. Et il pleure. Inévitable. Un temps mort... Bérurier a en loucedé commandé du vin blanc. Pinaud en écrase sur sa banquette, tout petit, tout vioque, tout abîmé par sa durée. Moi, j'évoque ma visite chez les Blumenstein tout à l'heure, en compagnie de mes soi-disant anciens collègues. L'effarement du père Michu et de son cousin valet de chambre. Et puis, l'effondrement de la dame en apprenant la mort de son fils, ce qui a motivé sa confession éperdue. La came, elle m'avait pourtant condamné quand elle m'a fait expédier le service des « éboueurs » pour me cueillir à CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 249 la sortie de son domicile. Mais devant sa détresse je lui ai tout pardonné. Franck Rèche torche sa peine avec l'envers de sa cra­vate. - Ecoutez, Santio, bon, pour Klapusky, vous m'aviez expliqué pourquoi ce bas salopard me finançait, c'était afin d'utiliser ma maison de repos comme vivier pour y puiser ce dont il avait le plus besoin et qui est si difficile à déni­cher : du bétail humain. Maintenant, vous me dites que son associé David Blumenstein jouait au jobré... Admettons. Mais s'il venait chez moi pour se cacher, pourquoi l'a-t-on kidnappé ? - On ne l'a pas kidnappé, c'est à son instigation propre qu'il a été emballé. - Mais... - Une seconde, j'y arrive. David était donc réputé fou, et même reconnu fou par des spécialistes dont vous. Seulement, être enfermé ne faisait pas son affaire. Il lui fal­lait sa totale liberté de mouvement. Il a profité du précé­dent créé par la disparition du footballeur pour s'évaporer à son tour. De la sorte, pendant le temps qu'il lui fallait, il pouvait en toute sécurité participer à une mission de vaste envergure dont la vieille s'est encore refusée à nous parler. Ce qui a tout fait craquer, vieux, c'est mon idée de récla­mer une rançon. Ce con de Michu qui ne pouvait pas souf­frir son fils dont il savait qu'il n'était pas le père, a vu là une bonne occase de se débarrasser de lui en alertant la presse immédiatement. Il escomptait que les ravisseurs liquideraient David. Il a agi contre le gré de son épouse et a procuré la photographie qui devait être fatale au clan... - Quelle photo fatale ? Faudrait lui raconter encore ça, mais comme tu le sais déjà, je m'en abstiens. Je prétexte ma fatigue, lui promets qu'il lira tout dans la spéciale de France-Soir tout à l'heure. 248 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES chère maman lui a inculqué ses idées. Bref, elle l'a initié, et il est devenu l'une des têtes pensantes du réseau. Seulement, comme Gertrude faisait un complexe de persé­cution depuis la Libération, elle a fabriqué un paravent à son rejeton, aussi costaud que le sien propre. C'est-à-dire qu'elle l'a fait passer pour fou. Pour cela, on lui a donné des professeurs, des répétiteurs de folie, si j'ose dire, les­quels furent Klapusky et Catherine Mancini. - Mon infirmière qui... que... dont... ? - Oui. - Klapusky. Moi... Ecoutez, mes idées se brouillent. Je chavire, Santrentetonneaux, mon vieux camarade. Nous qui avons skié ensemble à Courchevel, et qui y avons baisé les mêmes dames désœuvrées. Ne me laissez pas. Pitié, aidez-moi. Je suis un rapatrié, moi, mon vieux. Je suis rentré avec pratiquement rien. Je suis reparti de zéro. D y a du paria en moi. J'ai eu affaire aux F.L.N., moi, Santropdetonio, aux juifs, aux communistes, aux Hauts-Savoyards, au fisc. Parole, je vous le confie, je ne voulais pas, mais ça y est, c'est lâché : au fisc ! Et j'ai surnagé. Parce que je suis un bon quoi ? Oui, un bon con, certes, mais en outre un bon Français. Un excellent Français à qui il n'aura manqué que la France. Et il pleure. Inévitable. Un temps mort... Bérurier a en loucedé commandé du vin blanc. Pinaud en écrase sur sa banquette, tout petit, tout vioque, tout abîmé par sa durée. Moi, j'évoque ma visite chez les Blumenstein tout à l'heure, en compagnie de mes soi-disant anciens collègues. L'effarement du père Michu et de son cousin valet de chambre. Et puis, l'effondrement de la dame en apprenant la mort de son fils, ce qui a motivé sa confession éperdue. La came, elle m'avait pourtant condamné quand elle m'a fait expédier le service des « éboueurs » pour me cueillir à CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES 249 la sortie de son domicile. Mais devant sa détresse je lui ai tout pardonné. Franck Rèche torche sa peine avec l'envers de sa cra­vate. - Ecoutez, Santio, bon, pour Klapusky, vous m'aviez expliqué pourquoi ce bas salopard me finançait, c'était afin d'utiliser ma maison de repos comme vivier pour y puiser ce dont il avait le plus besoin et qui est si difficile à déni­cher : du bétail humain. Maintenant, vous me dites que son associé David Blumenstein jouait au jobré... Admettons. Mais s'il venait chez moi pour se cacher, pourquoi l'a-t-on kidnappé ? - On ne l'a pas kidnappé, c'est à son instigation propre qu'il a été emballé. - Mais... - Une seconde, j'y arrive. David était donc réputé fou, et même reconnu fou par des spécialistes dont vous. Seulement, être enfermé ne faisait pas son affaire. Il lui fal­lait sa totale liberté de mouvement. Il a profité du précé­dent créé par la disparition du footballeur pour s'évaporer à son tour. De la sorte, pendant le temps qu'il lui fallait, il pouvait en toute sécurité participer à une mission de vaste envergure dont la vieille s'est encore refusée à nous parler. Ce qui a tout fait craquer, vieux, c'est mon idée de récla­mer une rançon. Ce con de Michu qui ne pouvait pas souf­frir son fils dont il savait qu'il n'était pas le père, a vu là une bonne occase de se débarrasser de lui en alertant la presse immédiatement. Il escomptait que les ravisseurs liquideraient David. Il a agi contre le gré de son épouse et a procuré la photographie qui devait être fatale au clan... - Quelle photo fatale ? Faudrait lui raconter encore ça, mais comme tu le sais déjà, je m'en abstiens. Je prétexte ma fatigue, lui promets qu'il lira tout dans la spéciale de France-Soir tout à l'heure. 250 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES II se résigne à attendre. Pour meubler le temps il redé-carre dans ses marasmes. - Franchement, Sana, reconnaissez que pied-noir, de nos jours, c'est pas une sinécure. Tout, on aura tout eu. Moi, du moins ; les Arabes, Mgr. Renard, De Gaulle, une femme laide, les communistes, les juifs, le fisc, et mainte­nant les fascistes. Mon Dieu, les fascistes, des gens pour qui je... Des gens dont je pensais que... Vous savez que je vais finir par devenir raciste ? POSTFIN Comme on était vraiment rincés, les trois, fous de som­meil, nous avons décidé d'aller en écraser quelques heures au bureau, manière de récupérer. Je trouve une immense photographie sur mon bureau, le super-poster. Ça représente un œil. Une note de Mathias est trombonée après. Je lis : « C'est là le maximum que j'ai pu obtenir, j'espère que cela pourra vous être utile. » Je fais un dernier effort pour examiner l'œil béant comme l'au-delà qui m'est proposé. En vague, en flou, en ténu, en ectoplasmique, on distingue un bout de visage dans l'iris. Un visage qu'il me semble reconnaître. J'ai un coup de chaleur dans le poitrail, au niveau de mister Guignol. - Pinuche ! La Vieillasse qui déjà roupillait se ranime comme le général Franco pendant sa longue croisière en agonie. - Moui ? - Regarde au centre de cet œil, tu reconnais ? Il pousse la conscience jusqu'à chausser ses besicles monobranche dont un verre est remplacé par du scotch, - On dirait... - Qui donc ? - Le docteur Franck Rèche ? Mais je peux me trom­per. - Oui, fais-je, on dirait le docteur Franck Rèche, mais on peut se tromper. Nous verrons ça quand nous aurons récupéré. H aura vraiment tout eu, ce pauvre toubib : les 252 CONCERTO POUR PORTE-JARRETELLES Arabes, les juifs, les communistes, sa femme, les nazis, le fisc. Il ne lui manquait plus que d'avoir les poulets. Un immense cri me tait. Renseignement pris, c'est Claudette qui vient d'arriver au moment où Alexandre-Benoît Bérurier posait sa robe. FIN MORCEAUX CHOISIS Ironiques, insolentes, cinglantes, corrosives, cruelles, paillardes ou hilarantes, les réflexions de San-Antonio vous feront pleurer de rire ou grincer des dents. Disponibles chez votre libraire : 1. Réflexions énamourées sur les femmes 2. Réflexions pointées sur le sexe 3. Réflexions poivrées sur la jactance 4. Réflexions appuyées sur la connerie 5. Réflexions sur les gens de chez nous et d'ailleurs 6. Réflexions passionnées sur l'amour 7. Réflexions branlantes sur la philosophie 8. Réflexions croustillantes sur nos semblables 9. Réflexions définitives sur l'au-delà 10. Réflexions jubilatoires sur l'existence San-Antonio : mode d'emploi Un guide de lecture inédit élaboré par Raymond Milési REMONTEZ LE FLEUVE AVEC LE COMMISSAIRE SAN-ANTONIO La première aventure du commissaire San-Antonio est parue en 1949. Peu à peu, ce personnage au punch et à la sincérité extraordinaires a pris dans le cœur des lec­teurs de tous âges une place si importante qu'on peut parler à son sujet de véritable phénomène. Qu'il s'agisse de son exceptionnel succès dans l'édition ou de l'enthousiasme qu'il provoque, on est en droit de le situer - et de loin - au premier rang des « héros lit­téraires » de notre pays. 1. Bibliographie des aventures de San-Antonio A) La série Aujourd'hui, la série est disponible dans une col­lection appelée « San-Antonio », avec une numérota­tion qui ne tient pas compte - pour une bonne partie - de l'ordre originel des parutions. C'est également cette numérotation qui est proposée, depuis 1997, dans la liste présente au début de tous les San-