The Project Gutenberg EBook of Anie, by Hector Malot This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.net Title: Anie Author: Hector Malot Release Date: May 7, 2004 [EBook #12284] Language: French Character set encoding: ASCII *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANIE *** Produced by Christine De Ryck and the PG Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. ANIE PAR HECTOR MALOT PARIS PREMIERE PARTIE Au balcon d'une maison du boulevard Bonne-Nouvelle, en hautes et larges lettres dorees, on lit: _Office cosmopolitain des inventeurs_; et sur deux ecussons en cuivre appliques contre la porte qui, au premier etage de cette maison, donne entree dans les bureaux, cette enseigne se trouve repetee avec l'enumeration des affaires que traite l'office: _"Obtention et vente de brevets d'invention en France et a l'etranger; attaque et defense des brevets en tous pays; recherches d'anteriorites; dessins industriels; le Cosmopolitain, journal hebdomadaire illustre: M. Chaberton, directeur."_ Qu'on tourne le bouton de cette porte, ainsi qu'une inscription invite a le faire, et l'on est dans une vaste piece partagee par cages grillees, que divise un couloir central conduisant au cabinet du directeur; un tapis en caoutchouc (B.S.G.D.G.) va d'un bout a l'autre de ce couloir, et par son amincissement il dit, sans qu'il soit besoin d'autres indications, que nombreux sont ceux qui, happes par les engrenages du brevet d'invention, engages dans ses laminoirs, passent et repassent par ce chemin de douleurs, sans pouvoir s'en echapper, et reviennent la chaque jour jusqu'a ce qu'ils soient haches, broyes, reduits en pate et qu'on ait exprime d'eux, au moyen de traitements perfectionnes, tout ce qui a une valeur quelconque, argent ou idee. Tant qu'il lui reste un souffle la victime crie, se debat, lutte, et aux guichets des cages derriere lesquels les employes se tiennent impassibles, ce sont des explications, des supplications ou des reproches qui n'en finissent pas; puis l'epuisement arrive; mais celle qui disparait est remplacee par une autre qui subit les memes epreuves avec les memes plaintes, les memes souffrances, la meme fin, et celle-la par d'autres encore. En general les clients du matin n'appartiennent pas a la meme categorie que ceux du milieu de la journee ou du soir. A la premiere heure, souvent avant que Barnabe, le garcon de bureau, ait ouvert la porte et fait le menage, arrivent les fievreux, les inquiets, ceux que l'engrenage a deja saisis et ne lachera plus; de la periode des grandes esperances ils sont entres dans celle des difficultes et des proces; ils apportent des renseignements decisifs pour leur affaire qui dure depuis des mois, des annees, et va faire un grand pas ce jour-la; ou bien c'est une nouvelle provision pour laquelle ils sont en retard et qu'ils ont pu enfin se procurer le matin meme par un dernier sacrifice; et, en attendant l'arrivee des employes ou du directeur, ils content leurs douleurs et leurs angoisses a Barnabe qui les enveloppe de flots de poussiere souleves par son balai. Puis, apres ceux-la, c'est l'heure de ceux qui, pour la premiere fois, tournent le bouton de l'office; vaguement ils savent que les brevets ou les marques de fabrique doivent proteger leur invention, ou assurer ainsi la propriete de ses produits; et ils viennent pour qu'on eclaire leur ignorance. Que faut-il faire? Ils ont toutes les confiances, toutes les audaces, portes qu'ils sont sur les ailes de la fortune ou de la gloire. Ne sont-ils pas surs de revolutionner le monde avec leur invention, qui va les enrichir, en meme temps qu'elle enrichira tous ceux qui y toucheront? Et les millions roulent, montent, s'entassent, eblouissants, vertigineux. --S'il faut prendre un brevet en Angleterre? dit M. Chaberton repondant a leurs questions; non seulement en Angleterre, mais aussi en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Europe, en Asie, en Amerique, partout ou la legislation protectrice des brevets a penetre. Sans doute la depense peut etre genante, alors surtout qu'on s'est epuise dans de couteux essais; mais ce n'est pas quand on touche au succes qu'on va le laisser echapper. Et, sortant de son cabinet, M. Chaberton amene lui-meme dans ses bureaux ce nouveau client pour le confier a celui des employes qui guidera ses pas dans la voie de la prise et de l'exploitation d'un brevet. --Voyez Mr Barincq! Voyez Mr Spring! Voyez Mr Jugu. Et le client admis dans la cage de celui a qui on le confie s'interesse, ravi, a voir Mr Barincq, le dessinateur de l'office, traduire sur le papier les idees plus ou moins vagues qu'il lui explique, ou Mr Spring preparer devant lui les pieces si importantes des patentes anglaises; car, dans l'_Office cosmopolitain_, on opere sous l'oeil du client; c'est meme la une des specialites de la maison, grace a Mr Spring qui ecrit avec une egale facilite le francais, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, ayant roule par tous les pays avant de venir echouer boulevard Bonne-Nouvelle; et aussi, grace a Mr Barincq qui sait en quelques coups de crayon batir un rapide croquis. Apres une journee bien remplie qui n'avait guere permis aux employes de respirer, les bureaux commencaient a se vider; il etait six heures vingt-cinq minutes, et les clients qui tenaient a voir Mr Chaberton lui-meme savaient par experience que, quand la demie sonnerait, il sortirait de son cabinet, sans qu'aucune consideration put le retenir une minute de plus, ayant a prendre au passage l'omnibus du chemin de fer pour s'en aller a Champigny, ou, hiver comme ete, il habite une vaste propriete dans laquelle s'engloutit le plus gros de ses benefices. Bien que la besogne du jour fut partout achevee, et que Barnabe fut deja revenu de la poste ou il avait ete porter le courrier, les employes, derriere leurs grillages, paraissaient tous appliques au travail: le patron allait passer en jetant de chaque cote des regards circulaires, et il ne fallait pas qu'il put s'imaginer qu'on ne ferait rien apres son depart. Quand le coup de la demie frappa, il ouvrit la porte de son cabinet, et apparut coiffe d'un chapeau rond, portant sur le bras un pardessus dont la boutonniere etait decoree d'une rosette multicolore, sa canne a la main; un client miserablement vetu le suivait et le suppliait. --Barnabe, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton. --C'est ce que je fais, monsieur. En effet, poste dans l'embrasure d'une fenetre, le garcon de bureau ne quittait pas des yeux la chaussee, qu'il decouvrait au loin jusqu'a la descente du boulevard Montmartre, son regard passant librement a travers les branches des marronniers et des paulownias qui commencaient a peine a bourgeonner. Cependant le client, sans lacher M. Chaberton, manoeuvrait de facon a lui barrer le passage. --Tachez donc, disait-il, de m'obtenir cinq mille francs de MM. Strifler; ils gagnent plus de cinq cent mille francs par an avec mes brevets; ils peuvent bien faire cela pour celui qui les leur a vendus. --Ils repondent qu'ils ont fait plus qu'ils ne devaient. --Ce n'est pas a vous qu'ils peuvent dire cela; vous qui avez vu comme ils m'ont saigne a blanc; qu'ils m'abandonnent ces cinq mille francs, et je renonce a toute autre reclamation; c'est plus d'un million que je sacrifie. --Monsieur Barincq, interrompit le directeur, ou en est votre bois pour le journal? --J'avance, monsieur. --Il faut qu'il soit fini ce soir. --Je ne partirai pas sans qu'il soit termine. --Je compte sur vous. --Avec ces cinq mille francs, continuait le client, j'acheve mon appareil calorimetrique, qui sera certainement la plus importante de mes inventions; son influence sur les progres de notre artillerie peut etre considerable: ce n'est pas seulement un interet egoiste qui est en jeu, le mien, que vous m'avez toujours vu pret a sacrifier, c'est aussi un interet patriotique. --Vous vous ferez sauter, mon pauvre monsieur Rufin, avec vos experiences sur les pressions des explosifs en vases clos. --C'est bien de cela que j'ai souci! --L'omnibus! cria le garcon de bureau. Mr Chaberton se dirigea vivement vers la porte, accompagne de son client, et le silence s'etablit dans les bureaux, comme si les employes attendaient un retour possible, quelque invraisemblable qu'il fut. --Emballe, le patron! cria Barnabe reste a la fenetre. Mais tout a coup il poussa un cri de surprise. --Qu'est-ce qu'il y a? --Le vieux Rufin monte avec lui pour le raser jusqu'a la gare. Alors, instantanement, au silence succeda un brouhaha de voix et un tapage de pas, que dominait le chant du coq, pousse a plein gosier par l'employe charge de la correspondance. --Taisez-vous donc, monsieur Belmanieres, dit le caissier en venant sur le seuil de la piece qu'il occupait seul, on ne s'entend pas. --Tant mieux pour vous. --Parce que? demanda le caissier qui etait un personnage grave, mais simple et bon enfant. --Parce que, mon cher monsieur Morisette, si vous dites des betises, comme cela vous arrive quelquefois, on ne se fichera pas de vous. Morisette resta un moment interloque, se demandant evidemment s'il convenait de se facher, et cherchant une replique. --Ah! que vous etes vraiment le bien nomme, dit-il enfin apres un temps assez long de reflexion. C'etait precisement parce qu'il s'appelait Belmanieres que l'employe de la correspondance affectait l'insolence avec ses camarades, cherchant en toute occasion et sans motif a les blesser, afin qu'ils n'eussent pas la pensee de faire allusion a son nom, dont le ridicule ne lui laissait pas une minute de securite; un autre que lui fut peut-etre arrive a ce resultat avec de la douceur et de l'adresse, mais etant naturellement grincheux, malveillant et brutal, il n'avait trouve comme moyen de se proteger que la grossierete; la replique du caissier l'exaspera d'autant plus qu'elle fut saluee par un eclat de rire general auquel Spring seul ne prit pas part. Mais l'amitie ou la bienveillance n'etait pour rien dans cette abstention, et si Spring ne riait pas comme ses camarades de la reponse de Morisette, et surtout de la mine furieuse de Belmanieres, c'est qu'il etait absorbe dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. A peine le patron avait-il ete emballe dans l'omnibus, comme disait Barnabe, que Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tire tout un attirail de cuisine: une lampe a alcool, un petit plat en fer battu, une fiole d'huile, du sel, du poivre, une cotelette de porc frais enveloppee dans du papier et un morceau de pain; la lampe allumee, il avait pose dessus son plat apres avoir verse dedans un peu d'huile, et maintenant il attendait qu'elle fut chaude pour y tremper sa cotelette; que lui importait ce qui se disait et se faisait autour de lui? Il etait tout a son diner. Ce fut sur lui que Belmanieres voulut passer sa colere. --Encore les malpropretes anglaises qui commencent, dit-il en venant appuyer son front contre le grillage de Spring. --Ce n'etait pas des _malpropretais_, dit celui-ci froidement avec son accent anglais. --Pour le nez a _vo_, repondit Belmanieres en imitant un instant cet accent, mais pour le nez a _moa_; et je dis qu'il est insupportable que le mardi et le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine. --Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer diner chez moi, puisque je travaille dans ce quartier. --Vous ne pouvez pas diner comme tout le monde au restaurant? --_No_. L'energie de cette replique contrastait avec l'apparente insignifiance de la question de Belmanieres, et elle expliquait tout un cote des habitudes mysterieuses de Spring obsede par une manie qui lui faisait croire que la police russe voulait l'empoisonner. Pourquoi? Pourquoi la police russe poursuivait-elle un sujet anglais? Personne n'en savait rien. Rares etaient ceux a qui il avait fait des confidences a ce sujet, et jamais elles n'avaient ete jusqu'a expliquer les causes de la persecution dont il etait victime; mais enfin cette persecution, evidente pour lui, l'obligeait a toutes sortes de precautions. C'etait pour lui echapper qu'il avait successivement fui tous les pays qu'il avait habites: Odessa, Genes, Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que maintenant a Paris il demenageait tous les mois pour depister les mouchards, passant de Montrouge a Charonne, des Ternes, a la Maison-Blanche. Et c'etait aussi parce qu'il se sentait enveloppe par cette surveillance, qu'il ne mangeait que les aliments qu'il avait lui-meme prepares, convaincu que s'il entrait dans un restaurant, un agent acharne a sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les gouvernements ont le secret. --Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas diner au restaurant? demanda Belmanieres pour exasperer Spring. --Je sais ce que je sais. --Alors, vous savez que vous etes toque. --Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas. Une voix sortit de la cage situee pres de la porte, celle de Barincq: --Mr Spring a raison, chacun ses idees. --Quand elles sont cocasses, on peut bien en rire sans doute. --Riez-en tout bas. --Ne perdez donc pas votre temps a faire le Don Quichotte gascon; vous n'aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard a votre soiree. Abandonnant la cage de Spring, Belmanieres vint se camper au milieu du passage: --Dites donc, messieurs, vous savez que c'est aujourd'hui que Mr Barincq donne a danser dans les salons de la rue de l'Abreuvoir? Une soiree dansante rue de l'Abreuvoir, a Montmartre, dans les salons de Mr Barincq, autrefois inventeur de son metier, presentement dessinateur de l'office Chaberton, en voila encore une idee cocasse: "Mr et Mme Barincq de Saint-Christeau prient M*** de leur faire l'honneur de venir passer la soiree chez eux le mardi 4 avril a 9 heures. On dansera." Non, vous savez, ce que c'est drole; c'est a se rouler. --Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ca; ne vous genez pas. --Barnabe, balayez donc une place pour que M. Belmanieres puisse se rouler. --Pourquoi ne nous avez-vous pas invites? demanda Belmanieres sans repondre directement. --On ne pouvait pas vous inviter, vous? repondit l'employe au contentieux qui jusque-la n'avait rien dit, occupe qu'il etait a cirer ses souliers. --Parce que, monsieur Jugu? --Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manieres. Un rire courut dans toutes les cages. Exaspere, Belmanieres se demanda manifestement s'il devait assommer Jugu; seulement la replique qu'il fallait pour cela ne lui vint pas a l'esprit; apres un moment d'attente il se dirigea vers la porte avec l'intention de sortir; mais, rageur comme il l'etait, il ne pouvait pas abandonner ainsi la partie; on l'accuserait de lachete, on se moquerait de lui lorsqu'il ne serait plus la; il revint donc sur ses pas: --Certainement j'aurais ete deplace dans les salons de M. et madame Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur; mais il n'en eut pas ete de meme de M. Jugu; et assurement quand Barnabe, qui va ce soir faire fonction d'introducteur des ambassadeurs, aurait annonce de sa belle voix enrouee: "M. Jugu" il y aurait eu sensation dans les salons, comme il convient pour l'entree d'un gentleman aussi pourri de chic, aussi pschut; sans compter que ce haut personnage pouvait faire un mari pour mademoiselle de Saint-Christeau. --Monsieur, dit Barincq d'une voix de commandement, je vous defends de meler ma fille a vos sornettes. --Vous n'avez rien a me defendre ni a m'ordonner; et le ton que vous prenez n'est pas ici a sa place. Peut-etre etait-il admissible quand vous etiez M. de Saint-Christeau; mais maintenant que vous avez perdu votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le pere Barincq, employe de l'office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est ridicule avec un camarade qui est votre egal. Quant a votre fille, j'ai le droit de parler d'elle, de la juger, de la critiquer, meme de me ficher d'elle... --Monsieur! --Oui, mon bonhomme, de me ficher d'elle, de la blaguer.... puisqu'elle est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos malheurs, on laisse sa fille frequenter l'atelier Julian, et exposer au Salon des petites machines pas mechantes du tout, pour lesquelles on mendie une recompense de tous les cotes, on n'a pas de ces fiertes-la. --Taisez-vous; je vous dis de vous taire. L'accent aurait du avertir Belmanieres qu'il serait sage de ne pas continuer; mais, avec le role de provocateur qu'il prenait a chaque instant, obeir a cette injonction eut ete reculer et abdiquer; d'ailleurs une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire. --Non, je ne me tairai pas, dit-il; non, non. --Vous nous ennuyez, cria Morisette. --Raison de plus pour que je continue; il est 6 heures 52 minutes, vous en avez encore pour huit minutes, puisqu'il n'y en a pas un seul de vous assez resolu pour deguerpir avant que 7 heures n'aient sonne. C'est Anie, n'est-ce pas, qu'elle se nomme votre fille, monsieur Barincq? Barincq ne repondit pas. --En voila un drole de nom. Vous vous etes donc imagine, quand vous le lui avez donne, que c'est commode un nom qui commence par Anie. Anie, quoi? Anisette? Alors ce serait un qualificatif de son caractere. Ou bien Anicroche qui serait celui de son mariage. --Il y a encore autre chose qui commence par ani, interrompit un employe qui n'avait encore rien dit. --Quoi donc? --Il y a animal qui est votre nom a vous. --Monsieur Ladvenu, vous etes un grossier personnage. --Vraiment? --Il y a aussi animosite, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre nature; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les provoquer ainsi a tout bout de champ; c'est insupportable d'avoir a subir tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-etre spirituelles, mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides. Precisement parce que tout le monde etait contre lui, Belmanieres voulut faire tete: --Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idee avec l'obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaitre qu'ils sont dans une mauvaise voie; et c'est pour cela que je regrette de n'avoir pas ete invite rue de l'Abreuvoir, j'aurais ete curieux de voir une jeune personne qui se coiffe d'un beret bleu quand elle va a son atelier, ce qui indique tout de suite du gout et de la simplicite, manoeuvrer ce soir pour pecher un mari... Brusquement la porte de Barincq s'ouvrait, et, avant que Belmanieres revenu de sa surprise eut pu se mettre sur la defensive, il recut en pleine figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu. --Je vous avais dit de vous taire, s'ecria Barincq. Tous les employes sortirent precipitamment dans le passage, et, avant que Belmanieres ne se fut releve, se placerent entre Barincq et lui. Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanieres n'ayant evidemment pas plus envie de rendre la correction qu'il avait recue que Barincq de continuer celle qu'il avait commencee. --C'est une lachete, hurlait Belmanieres, entre collegues! entre collegues! sans prevenir. Et du bras, mais a distance, il menacait ce collegue, en se dressant et en renversant sa tete en arriere: evidemment il eut pu etre redoutable pour son adversaire, et, trapu comme il l'etait, carre des epaules, solidement assis sur de fortes jambes, age d'une trentaine d'annees seulement, il eut eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que vigoureuse; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l'engager, se contentant de repeter: --C'est une lachete! Un collegue! --Vous n'avez que ce que vous meritez, dit Morisette, M. Barincq vous avait prevenu. Spring seul n'avait pas bouge; quand il eut avale le morceau qu'il etait en train de manger, il sortit a son tour de son bureau, vint a Barincq, et, lui prenant la main, il la secoua fortement: --_All right_, dit-il. Aussitot les autres employes suivirent cet exemple et vinrent serrer la main de Barincq. --N'etaient vos cheveux gris, disait Belmanieres de plus en plus exaspere, je vous assommerais. --Ne dites donc pas de ces choses-la, repondit Morisette, on sait bien que vous n'avez envie d'assommer personne. --Insulter, oui, dit Ladvenu; assommer, non. --Vous etes des laches, vocifera Belmanieres, de vous mettre tous contre moi. --Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant. --Allons, gentilhomme, rapiere au vent, cria Ladvenu. Belmanieres roulait des yeux furibonds, allant de l'un a l'autre, cherchant une injure qui fut une vengeance; a la fin, n'en trouvant pas d'assez forte, il ouvrit la porte avec fracas: --Nous nous reverrons, s'ecria-t-il en les menacant du poing. --Esperons-le, o mon Dieu! --Quel chagrin ce serait de perdre un collegue aimable comme vous! --Tous nos respects. --Prenez garde a l'escalier. Ces mots tomberent sur lui drus comme grele avant qu'il eut ferme la porte. --Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq quand Belmanieres fut parti. --C'est nous qui vous felicitons. --En entendant parler ainsi de ma fille, je n'ai pas ete maitre de moi; m'attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu'il me blessait cruellement. --Il le savait, soyez-en sur, dit Jugu. --Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu'il n'avait pas cru que vous iriez jusqu'au coup de poing. --Et voila pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l'avoir donne, dit Morisette, a qui ses fonctions et son age conferaient une sorte d'autorite; esperons que la lecon lui profitera. --Si vous comptez la-dessus, vous etes naif, dit Ladvenu; le personnage appartient a cette categorie dont on rencontre des types dans tous les bureaux, et qui n'ont d'autre plaisir que d'embeter leurs camarades; celui-la nous a embetes et nous embetera tant que nous n'aurons pas, a tour de role, use avec lui du procede de Mr Barincq. --Moi, je n'approuve pas le coup de poing, dit Jugu. --Elle est bien bonne. --Je parle en me mettant a la place de Mr Barincq. --J'aurais cru que c'etait en vous mettant a celle de Belmanieres. --Expliquez-vous, philosophe. --Ca agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son bois. Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos; avant que le dernier eut frappe, tous les employes, meme Spring, etaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui s'etait remis au travail, pendant que Barnabe allumait un bec de gaz et achevait son menage a la hate, presse, lui aussi, de partir. Il fut bientot pret. --Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Barincq? --Non; allez-vous-en, et dinez vite; si vous arrivez a la maison avant moi, vous expliquerez a madame Barincq ce qui m'a retenu, et lui direz qu'en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie. --N'allez pas vous mettre en retard, au moins. --Il n'y a pas de danger que je fasse ce chagrin a ma fille. II Il croyait avoir du travail pour trois quarts d'heure, en moins d'une demi-heure il eut acheve son dessin, et quitta les bureaux a 7 heures et demie. Comme avec les jarrets qu'il devait a son sang basque il pouvait faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard Poissonniere, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte. C'est tout au haut que se trouve la rue de l'Abreuvoir, qui, entre des murs soutenant le sol mouvant de jardins plantes d'arbustes, descend par un trace sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez desert, assez sauvage pour qu'on se croie a cent lieues de Paris. Cependant la grande ville est la, au-dessous, a quelques pas, tout autour au loin, et quand on ne l'apercoit pas par des echappees de vues qu'ouvre tout a coup entre les maisons, une rue faisant office de telescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond comme celui de la mer, et dans ses fumees, de quelque cote que les apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur. Dans un de ces jardins s'elevent un long corps de batiment divise en une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentees quelques maisonnettes d'une simplicite d'architecture qui n'a de comparable que celles qu'on voit dans les boites de jouets de bois pour les enfants: un cube allonge perce de trois fenetres au rez-de-chaussee, au premier etage, un toit en tuiles, et c'est tout. Des bosquets de lilas les separent les unes des autres en laissant entre elles quelques plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert suivant les mouvements du terrain; chacune a son jardinet; toutes jouissent d'un merveilleux panorama,--leur seul agrement; celui qui determine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux a gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isoles de Paris que s'ils habitaient Rouen ou Orleans. Une de ces maisonnettes etait celle de la famille Barincq, mais les charmes de la vue n'etaient pour rien dans le choix que leur avaient impose les duretes de la vie. Ruines, expropries, ils se trouvaient sans ressources, lorsqu'un ami que leur misere n'avait pas eloigne d'eux avait offert la gerance de cette propriete a Barincq, avec le logement dans l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle etait leur detresse qu'ils avaient accepte; au moins c'etait un toit sur la tete; et, avec quelques meubles sauves du naufrage, ils s'etaient installes la, en attendant, pour quelques semaines, quelques mois. Semaines et mois s'etaient changes en annees, et depuis plus de quinze ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la quitteraient jamais. Et cependant, a mesure que le temps s'ecoulait, les inconvenients de cet isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le pere qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand elle n'etait qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isoles de Paris; elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler a la terre, becher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mere la surveillait en revant un avenir de justes compensations que la fortune ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son pere, revenu du bureau, la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres maitres; son education se poursuivait sans qu'elle connut les tristesses et les degouts de la pension ou du couvent. Mais il etait arrive un moment ou les lecons paternelles ne suffisaient plus; il fallait se preparer a gagner sa vie, et que ce qui avait ete jusque-la agrement devint metier. Elle etait entree dans l'atelier Julian, et chaque jour, par quelque temps qu'il fit, pluie, neige, verglas, elle avait du descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue etait la course, plus dure encore. Son pere la conduisait d'une main, la couvrant de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le petit panier dans lequel etait enveloppe le dejeuner qu'elle mangerait a l'atelier: deux oeufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent a son bureau, il ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule. Quel souci et quelle inquietude pour un pere et une mere eleves avec des idees bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant par la seduction de ses vingt ans que par l'originalite de la tenue qu'elle avait adoptee, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'energie de la lui interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le noeud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un gilet, et pour coiffure un beret, ce beret que Belmanieres lui avait reproche. Sans doute, ce costume qui s'ecartait des banalites de la mode etait bien original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait passer nulle part inapercue; mais comment le lui defendre! La mere etait fiere de la voir ainsi habillee et trouvait qu'aucune fille n'etait comparable a la sienne; le pere, emu. N'etait-ce pas, en effet, a quelques modifications pres, pour le feminiser, le costume du pays natal? quand il la regardait a quelques pas devant lui, svelte et degagee, marcher avec la souplesse et la legerete qui sont un trait de la race, son coeur s'emplissait de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu'elle etait fidele a son origine: il avait voulu qu'elle s'appelat Anie qui etait depuis des siecles le nom des filles ainees dans sa famille maternelle, et a Paris Anie etait une sorte de panache tout comme le beret bleu. Ce n'etait pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la rue de l'Abreuvoir difficile a habiter, c'etait aussi l'isolement dans lequel elle placait la mere et la fille pour tout ce qui etait relations et invitations. Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquelles s'arretent les omnibus! Comment demander aux gens de vous y rendre les visites qu'on leur a faites! Pendant les premieres annees qui avaient suivi leur ruine, madame Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations; ecrasee par cette ruine, elle restait enfermee dans sa maisonnette, desesperee et farouche, sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant meme une sorte de consolation dans son isolement: pourquoi se montrer miserable quand on ne devait pas l'etre toujours? Mais avec le temps ses dispositions avaient change: l'ennui avait pese sur elle moins lourd, la honte s'etait allegee, l'esperance en des jours meilleurs etait revenue. D'ailleurs Anie grandissait, et il fallait penser a elle, a son avenir, c'est-a-dire a son mariage. Si le pere acceptait que sa fille dut travailler pour vivre et par un metier sinon par le talent s'assurer l'independance et la dignite de la vie, il n'en etait pas de meme chez la mere. Pour elle c'etait le mari qui devait travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la famille. Il fallait donc un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue de l'Abreuvoir, ou ils etaient aussi perdus qu'ils l'eussent ete dans une ile deserte au milieu de l'Ocean? Certainement Anie etait assez jolie, assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout ou elle se montrerait; mais encore fallait-il qu'on eut des occasions de la montrer. Madame Barincq les avait cherchees, et, comme apres quinze ans d'interruption il etait impossible de reprendre ses relations d'autrefois, dans le monde dont elle avait fait partie, elle s'etait contentee de celles que le hasard, et surtout une volonte constamment appliquee a la poursuite de son but pouvaient lui procurer. Apres ce long engourdissement elle avait du jour au lendemain secoue son apathie, et des lors n'avait plus eu qu'un souci: s'ouvrir des maisons quelles qu'elles fussent ou sa fille pourrait se produire, et amener chez elle des gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari pour Anie. Comme elle ne demandait a ceux chez qui elle allait ni fortune, ni position, rien qu'un salon dans lequel on dansat, elle avait assez facilement reussi dans la premiere partie de sa tache; mais la seconde, celle qui consistait a faire escalader les hauteurs de Montmartre a des gens qui n'avaient pas de voitures, et qui pour la plupart meme n'usaient des fiacres qu'avec une certaine reserve, avait ete plus dure. Cependant elle etait arrivee a ses fins en se contentant de deux soirees par an, fixees a une epoque ou l'on avait chance de ne pas rester en detresse sur les pentes de Montmartre, c'est-a-dire en avril et en mai, quand les nuits sont plus clementes, les rues praticables, et alors que le jardin fleuri de la maisonnette donnait a celle-ci un agrement qui rachetait sa pauvrete. L'annee precedente quelques personnes de l'espece de celles qui ne connaissent pas d'obstacles quand au bout elles doivent trouver une distraction, avaient risque l'escalade, aussi esperait-elle bien que cette annee, pour sa premiere soiree, ses invites seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, un mari pour Anie. III Sous le ciel d'un bleu sombre les trois fenetres du rez-de-chaussee jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le long de l'allee dans l'air tranquille du soir, des lanternes de papier suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du concierge jusqu'a la maison, eclairant de leur lumiere orangee les fleurs printanieres qui commencaient a s'ouvrir dans les plates-bandes. Pendant de longues annees on etait entre directement dans la salle a manger par une porte vitree s'ouvrant sur le jardin, mais quand madame Barincq avait organise ses soirees il lui avait fallu un vestibule qu'elle avait trouve dans la cuisine devenue un _hall_, comme elle voulait qu'on dit en insistant sur la prononciation "hole". Et, pour que cette transformation fut complete, le hall avait ete meuble d'ustensiles plus decoratifs peut-etre qu'utiles, mais qui lui donnaient un caractere: dans la haute cheminee remplacant l'ancien fourneau, un grand coquemar a biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle; et aux murs des panoplies d'armes de theatre ou d'objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d'exotisme. Quand Barincq entra dans le hall dont la porte etait grande ouverte, un feu de fagots venait d'etre allume sous le coquemar; peut-etre n'etait-il pas tres indispensable par le temps doux qu'il faisait, mais il etait hospitalier. Au bruit de ses pas sa fille parut: --Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n'as pas eu d'accident? --J'ai ete retenu par Mr Chaberton, repondit-il en l'embrassant tendrement. --Retenu! dit madame Barincq, survenant, un jour comme aujourd'hui! Il expliqua par quoi il avait ete retenu. --Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer a Mr Chaberton que tu ne pouvais pas rester; ce n'est pas assez de nous avoir laisse ruiner par lui: maintenant, comme un mouton, tu supportes qu'il t'exploite miserablement. Certes non, elle ne faisait pas de reproches a son mari, seulement depuis vingt ans elle ne lui adressait pas une observation sans la commencer par cette phrase qui, dans sa brievete, en disait long, car enfin de combien de reproches n'eut-elle pas pu l'ecraser si elle n'avait pas ete une femme resignee? --Tu n'as pas dine, n'est-ce pas? demanda Anie en interrompant sa mere. --Non. --Nous n'avons pas pu t'attendre. --Je le pense bien; d'ailleurs j'avais charge Barnabe de vous prevenir. --M. Barnabe se sera aussi laisse retenir, dit madame Barincq. --Va diner, interrompit Anie. Comme il se dirigeait vers la salle a manger qui faisait suite au hall, sa femme le retint. --Crois-tu que nous avons pu laisser la table servie? dit-elle; ton diner est dans la cuisine. --Au chaud, dit Anie. --Je vais m'habiller dit madame Barincq qui etait en robe de chambre, je n'ai que le temps avant l'arrivee de nos invites. Il passa dans la cuisine qui etait un simple appentis en planches avec un toit de carton bitume, applique contre la maison, lors de la creation du hall, et comme personne ne devait jamais penetrer dans cette piece, l'ameublement en etait tout a fait primitif: une petite table, une chaise, un fourneau economique en tole monte sur trois pieds, dont le tuyau sortait par un trou de la toiture, c'etait tout. --Veux-tu prendre ton assiette dans le fourneau, dit Anie, je ne peux pas entrer. --Pourquoi donc? Il se retourna vers elle, car bien qu'en arrivant il l'eut embrassee d'un tendre regard, en meme temps que des levres, il n'avait vu d'elle que les yeux et le visage sans remarquer la facon dont elle etait habillee; son examen repondit a la question qu'il venait de lui adresser. Sa robe rose etait en papier a fleurs plisse, qu'une ceinture en moire mais serrait a la taille, et avec une pareille toilette elle ne pouvait evidemment pas entrer dans l'etroite cuisine ou elle n'aurait pas pu se retourner sans craindre de s'allumer au fourneau. Ce fut cette pensee qui instantanement frappa l'esprit du pere: --Quelle folie! s'ecria-t-il. --Pourquoi folie? --Parce que, si tu approches d'une lumiere ou du feu, tu es exposee au plus effroyable des dangers. --Je ne m'en approcherai pas. --Qui peut savoir! --Moi. --Pense-t-on a tout? --Quand on veut, oui; tu vois bien que je ne te sers pas ton diner. Sois donc tranquille, et ne t'inquiete que d'une chose: cela me va-t-il? regarde un peu. Elle recula jusqu'au milieu du hall, sous la lumiere d'un petit lustre hollandais en cuivre dont l'authenticite egalait celle du coquemar. --Eh bien? demanda-t-elle; puisqu'il est convenu qu'on portera ce soir des toilettes de fantaisie, en pouvais-je inventer une plus originale, et, ce qui a bien son importance pour nous, moins chere? tu sais, pas ruineux le papier a fleurs. Tout en mangeant sur le coin de la table la tranche de bouilli qu'il avait tiree du fourneau, il regardait par la porte restee ouverte sa fille campee devant lui, et, bien que ses craintes ne fussent pas chassees, il ne pouvait pas ne pas reconnaitre que cette toilette ne fut vraiment trouvee a souhait pour rendre Anie tout a fait charmante. Il n'avait certainement pas attendu jusque-la pour se dire qu'elle etait la plus jolie fille qu'il eut vue, mais jamais il n'avait ete plus vivement frappe qu'en ce moment par la mobilite ravissante de sa physionomie, l'eclair de son regard, la caresse de ses grands yeux humides, la finesse de son nez, la blancheur, la fraicheur de son teint, la souplesse de sa taille, la legerete de sa demarche. Comme elle lisait ce qui se passait en lui, elle se mit a sourire: --Alors tu ne grondes plus? dit-elle. --Je le devrais. --Mais tu ne peux pas. Sois tranquille, et dis-toi qu'aujourd'hui la chance est avec nous. Pouvions-nous souhaiter une plus belle soiree que celle qu'il fait en ce moment, un ciel plus clair, un temps plus assure? Personne ne nous manquera. --Tu tiens donc bien a ce qu'il ne manque personne? --Si j'y tiens! Mais est-ce que ce n'est pas precisement parmi ceux qui manqueraient que se trouverait mon futur mari? --Peux-tu rire avec une chose aussi serieuse que ton mariage! Elle quitta le milieu du hall et vint s'appuyer contre la porte de la cuisine, de facon a etre plus pres de son pere, mieux avec lui, plus intimement: --Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer? dit-elle; d'ailleurs je ne ris que du bout des levres, et ce n'est pas sans emotion, je t'assure, que je pense a mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des yeux que les autres n'ont pas sans doute, s'est imaginee que je n'aurais qu'a me montrer pour trouver un mari, et elle me l'a dit si souvent, que je l'ai cru comme elle; il y avait quelque part, n'importe ou, une collection de princes charmants qui m'attendaient. Le malheur est que ni elle ni moi n'ayons pas trouve le chemin fleuri qui conduit a ce pays de feerie, et que nous soyons restees rue de l'Abreuvoir, ou nous attendons des pretendants, s'il en vient, qui certainement ne seront pas princes, et qui peut-etre ne seront meme pas charmants. --S'ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas; qui te presse de te marier? --Tout; mon age et la raison. --A vingt et un ans il n'y a pas de temps de perdu. --Cela depend pour qui: a vingt ans une fille sans dot est une vieille fille, tandis qu'a vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une jeune fille; or, je suis dans la classe des sans dot, et meme dans celle des sans le sou. --Voila pourquoi je voudrais qu'il n'y eut point de hate dans ton choix. Si tu es sans dot aujourd'hui, notre situation peut changer demain, ou, pour ne rien exagerer, bientot. J'ai tout lieu de croire qu'on va m'acheter le brevet de ma theiere, et si ce n'est pas la fortune, au moins est-ce l'aisance. Les experiences instituees sur la ligne de l'Est pour mon systeme de suspension des wagons ont donne les meilleurs resultats et supprime toute trepidation: les ingenieurs sont unanimes a reconnaitre que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce cote nous touchons donc aussi au succes; et c'est ce qui me fait te demander d'avoir encore un peu de patience. --Je t'assure que je ne doute pas de l'excellence de tes inventions, mais quand se realiseront-elles? Demain? Dans cinq ou six ans? Tu sais mieux que personne qu'en fait d'inventions tout est possible, meme l'invraisemblable. Dans six ans j'aurais vingt-sept ans, quel mari voudrait de moi! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, meme si c'est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le sou, qui n'a pas le droit de montrer les exigences qu'aurait la fille d'un riche inventeur. --As-tu donc des raisons de penser que parmi nos invites il y en ait qui veuillent te demander? --Il suffit qu'il puisse s'en trouver un pour que je souhaite que celui-la ne soit pas empeche de venir ce soir. L'annee derniere les invitations avaient ete faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser qu'avec les femmes mariees, et les hommes maries qu'avec les jeunes filles; cette annee les femmes mariees etant rares, il faudra bien que les jeunes gens viennent a nous, et j'espere que dans le nombre il s'en rencontrera peut-etre un qui ne considerera pas le mariage comme une charge au-dessus de ses forces. Je t'assure que je ne serai ni difficile, ni exigeante; qu'il dise un mot, j'en dirai deux. --Eh quoi! ma pauvre enfant, en es-tu la? --La? c'est-a-dire revenue des grandes esperances de maman? Oui. C'est peut-etre drole que ce soit la fille et non la mere qui jette un clair regard sur la vie, cependant c'est ainsi. Du jour ou j'ai compris que je devais me marier, j'ai fait mon deuil de mes idees et de mes reves de petite fille, et c'est au mariage lui-meme que je me suis attachee, plus qu'au mari. Te dire que j'ai accepte cela gaiement ou indifferemment ne serait pas vrai; il m'en a coute, beaucoup meme, mais je ne suis pas de celles qui ferment les yeux obstinement parce que ce qu'elles voient leur deplait, les blesse ou les inquiete. J'ai recu ainsi plus d'une lecon. La mort de M. Touchard a ete la plus forte. On pouvait croire qu'il vivrait jusqu'a quatre-vingt-dix ans et marierait ses filles comme il voudrait. Il est mort a cinquante-cinq, et Berthe chante dans un cafe-concert de Toulon; Amelie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous te perdions? Je n'aurais pas meme la ressource de Berthe et d'Amelie, puisque je ne sais pas chanter. --Ne parle pas de cela, c'est mon angoisse. --Il faut bien que je te dise pourquoi je tiens a me marier, que tu ne croies pas que c'est par toquade, ou pour me separer de toi. Assuree que nous vivrons encore longtemps ensemble, je t'assure que j'attendrais bien tranquillement qu'un mari se presente sans me plaindre de la mediocrite de notre existence. Mais cette assurance je ne peux pas l'avoir, pas plus que tu ne peux me la donner. Des gens que nous connaissons, M. Touchard etait le plus solide, ce qui n'a pas empeche que la maladie l'emporte. Qu'adviendrait-il de nous? Pas un sou, pas d'appui a demander, puisque nous n'avons d'autres parents que mon oncle Saint-Christeau, qui ne ferait rien pour nous, n'est-ce pas? --Helas! --Alors comprends-tu que l'idee de mariage me soit entree dans la tete? --Tu as un outil dans les mains, au moins. --Mais non, je n'en ai pas, puisque je n'ai pas de metier. Du talent, un tout petit, tout petit talent, peut-etre. Et encore cela n'est pas prouve. Ce qui l'est, c'est que je fais difficilement des choses faciles quand, pour gagner notre vie, ce serait precisement le contraire que je devrais faire. Donc il me faut un mari, et, si je peux esperer en trouver un, ne pas laisser passer l'age ou j'ai encore de la fraicheur et de la jeunesse. Voila pourquoi je suis pressee; pour cela et non pour autre chose, car tu dois bien penser que je ne suis pas assez folle pour m'imaginer que ce mari va me donner une existence large, facile, mondaine, qui realise des reves que j'ai pu faire autrefois, mais qui maintenant sont envoles. Ce que je lui demande a ce mari, c'est d'etre simplement l'appui dont je te parlais tout a l'heure, et de m'empecher de tomber dans la misere noire dont j'ai une peur horrible, ou de rouler dans les aventures de Berthe et d'Amelie Touchard dont j'ai plus grand'peur encore. La vie que cela nous donnera sera ce qu'elle sera, et je m'en contenterai; il m'aidera, je l'aiderai; il travaillera, je travaillerai, et comme, revenue de mes hautes esperances, j'aurai le droit d'abandonner le grand art pour le metier, je pourrai gagner quelque argent qui sera utile dans notre menage. Ce mari est-il introuvable? J'imagine que non. --As-tu quelqu'un en vue? --Dix, vingt, ceux que je connais, et surtout ceux que je ne connais pas, mais sans rien de precis, bien entendu. Juliette doit amener des amis de son frere et ceux-ci des camarades de bureau. Employes des finances, employes de la Ville, c'est en eux que j'espere; plusieurs qui ecrivent dans les journaux se feront une position plus tard; pour le moment leurs ambitions sont modestes et dans le nombre il peut s'en rencontrer, je ne dis pas beaucoup, mais un me suffit, qui comprenne qu'une femme intelligente sans le sou est quelquefois moins chere pour un mari qu'une autre qui aurait des gouts et des besoins en rapport avec sa dot. Si je trouve celui-la, s'il ne me repugne pas trop, s'il apprecie a sa juste valeur ma robe en papier... si... si... mon mariage est fait: tu vois donc qu'avec toutes ces conditions il ne l'est pas encore. Tout cela avait ete dit avec un enjouement voulu qui pouvait tromper un indifferent, mais non un pere; aussi l'ecoutait-il emu et angoisse, sans penser a manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant a lire en elle et a apprecier la gravite de l'etat que ces paroles lui revelaient. Madame Barincq en descendant de sa chambre les interrompit: --Comment! s'ecria-t-elle en trouvant son mari attable, tu n'as pas encore fini! et toi, Anie, tu bavardes avec ton pere au lieu de le presser de manger. --J'ai fini, dit il en s'emplissant la bouche. --Eh bien, range ton assiette, que Barnabe trouve tout en ordre, et va t'habiller, tu ne seras jamais pret; n'entre pas dans la chambre, ta chemise et tes vetements sont dans le debarras. --Je te nouerai ta cravate, dit Anie. --Est-ce que tu crois que je n'ai pas le temps de fumer une pipe? demanda-t-il en s'adressant a sa femme. --Il ne manquerait plus que ca. --Dans le jardin? --Devant la colere de sa mere, Anie intervint. --On peut arriver d'un moment a l'autre, dit-elle. --Alors je vais m'habiller. --Il y a longtemps que cela devrait etre fait, dit madame Barincq. A ce moment on entendit un bruit de pas lourds, ecrasant le gravier du chemin, et Barnabe parut sur le seuil du hall, tenant a la main un papier bleu. --Une depeche qui vient d'arriver, et que la concierge m'a remise pour vous, monsieur Barincq, dit-il. Mais ce fut madame Barincq qui la prit et l'ouvrit. --Qui nous manque de parole? demanda Anie. --Ce n'est pas d'un invite, dit madame Barincq apres un moment de silence. --Alors? Au lieu de repondre a sa fille, elle se tourna vers son mari. --Ton frere est mort. Elle lui tendit la depeche: --Gaston! s'ecria-t-il d'une voix qui se brisa dans sa gorge. Ce fut d'une main tremblante qu'il prit la depeche. "Triste nouvelle a t'apprendre; Gaston mort subitement a quatre heures d'une embolie; funerailles fixees a apres-demain, onze heures, sauf contre-ordre; fais faire invitations en ton nom. REBENACQ." --Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise. Sa femme le regarda avec un etonnement mele de colere. --Tu vas pleurer ton frere, maintenant, dit-elle, un egoiste, avec qui tu es fache depuis dix-huit ans et dont tu n'herites pas. --Il n'en est pas moins mon frere; dix-huit annees de brouille n'effacent pas quarante ans d'amitie fraternelle. --Elle a ete jolie l'amitie fraternelle, qui nous a abandonnes le jour ou nous avons eu besoin d'elle! --Tu sais bien que Gaston etait d'un caractere entier, qui ne pardonnait pas les torts qu'on avait envers lui. --Ni surtout ceux qu'il avait envers les autres; ton frere a ete indigne envers nous, et plus encore envers Anie qui, elle, ne lui avait rien fait; n'aurait-il pas du lui laisser sa fortune? --Sais-tu s'il ne la lui a pas laissee? --Est-ce que Rebenacq ne te le dirait pas? notaire de ton frere, son ami, son conseil, il connait ses affaires: s'il se tait sur elles, c'est que, de ce cote, il n'aurait que de tristes nouvelles a t'apprendre, c'est-a-dire l'existence d'un testament qui nous desherite. --Il fait faire les invitations en mon nom. --Seraient-elles decentes au nom du batard de ton frere? Si nous ne sommes pas la famille pour l'heritage, on ne peut pas nous empecher de l'etre pour les invitations, et l'on se sert de nous; elles seraient vraiment jolies celles qui seraient faites de la part de M. Valentin Sixte, capitaine de dragons, fils naturel du defunt, et un fils naturel non reconnu encore. Si, avec ta tete toujours tournee a l'esperance et aux illusions, tu t'es imagine que tu pouvais heriter de ton frere, parce qu'il etait ton frere, tu t'es abuse une fois de plus: quand vous vous etes faches, il t'a bien dit que tu n'aurais jamais rien de lui sois tranquille, il a tenu sa parole; et le notaire Rebenacq a aux mains un bon testament qui institue le capitaine Sixte legataire universel. --Pourquoi Rebenacq ne le dit-il pas? --Dans l'esperance de t'avoir a l'enterrement. --N'y serais-je pas alle quand meme j'aurais eu la certitude du testament? --Tu veux aller a cet enterrement? --Admets-tu que j'y manque? Apres avoir remis la depeche qu'il apportait, Barnabe etait entre dans la cuisine, et il y restait immobile, ne sachant que faire, ecoutant sans en avoir l'air ce qui se disait dans le hall; au lieu de repondre a son mari, madame Barincq vint a la porte de la cuisine: --En attendant qu'on arrive, preparez vos verres et vos plateaux, dit-elle, ne laissez pas le feu s'eteindre; vous ne ferez pas chauffer le chocolat avant minuit. Revenant dans le hall, elle fit signe a son mari de la suivre, et passa dans la salle a manger, puis dans le salon d'ou le bruit des voix ne pouvait pas arriver jusqu'a la cuisine. --Qu'est-ce que c'est que cette folie? demanda-t-elle. --Quelle folie? --Celle de vouloir assister a l'enterrement? --N'est-ce pas tout naturel? --Naturel d'aller a l'enterrement de quelqu'un avec qui on avait rompu toutes relations, non; qui pendant dix-huit ans ne vous a pas donne signe de vie bien qu'il vous sut dans une position genee, alors que lui jouissait de cinquante mille francs de rente! Non, non, mille fois non. --Tout ce que tu diras ne fera pas que nous n'ayons ete freres, que nous ne nous soyons aimes dans nos annees de jeunesse, et qu'au jour de sa mort le souvenir de nos differends s'efface pour ne laisser vivace et douloureux que celui de notre affection fraternelle. Il n'etait pas ton frere, je comprends que tu parles de lui avec cette indifference; il etait le mien, je le pleure. --Pleure-le tant que tu voudras, pourvu que ce soit en dedans et que tu n'attristes pas notre fete. --Tu veux! --Quoi? Il resta un moment sans repondre, stupefait. --Comme je vais partir, je ne vous attristerai pas. --Partir! --Par le train de onze heures. --Tu es fou. Il ne repondit pas et regarda sa fille les yeux noyes de larmes. --Et comment comptes-tu partir? Avec quel argent? Je te previens qu'il me reste quinze francs; et ils sont pour Barnabe. D'ailleurs, si tu partais, qui ferait danser notre monde? --Tu veux faire danser! --Pouvons-nous prevenir nos invites? D'une minute a l'autre ils vont arriver. Est-il possible de les renvoyer? En tout cas, alors meme que cela serait possible, je ne le ferais pas: nous nous sommes impose assez de sacrifices en vue de cette soiree, pour ne pas les perdre. D'ailleurs, qui la connait cette depeche? --Nous. --Eh bien, faisons comme si nous ne la connaissions pas, ce sera la meme chose. --Pour toi peut-etre qui n'aimais pas Gaston; pour Anie aussi qui ne se souvient guere de son oncle... --C'est la sa condamnation. --... Mais, pour moi, crois-tu que, sous le coup de cette mort, je pourrais montrer a tes invites un visage affable? --Avant de penser a ton frere, tu penseras a ta fille, je l'espere, et tu te feras le visage que tu dois montrer dans une fete qui est donnee pour elle; si c'est beau d'etre frere, c'est mieux d'etre pere; si c'est bien d'etre tendre aux morts, c'est mieux de l'etre aux vivants. Je t'engage donc a reflechir, ou plutot a te depecher d'aller t'habiller. Comme il ne bougeait pas, elle se tourna vers sa fille: --Parle a ton pere, dit-elle, fais-lui entendre raison, si tu peux, moi j'y renonce. Les quittant elle retourna dans la cuisine donner ses derniers ordres a Barnabe. Apres un moment de silence il tendit la main a sa fille: --J'aurais voulu ne pas t'attrister, dit-il, mais c'est plus fort que moi; je ne peux pas ne pas penser a cette mort sans une sorte d'aneantissement, comme je ne peux pas me voir condamne a rester ici sans revolte; et pourtant, tu sais si je suis un revolte. Depuis vingt ans j'ai terriblement souffert de la pauvrete, mais jamais a coup sur autant qu'en cette soiree, en t'entendant parler de ton mariage, comme tu l'as fait tout a l'heure, et maintenant en restant la impuissant... Ah! ma chere enfant, qu'on est malheureux, humilie dans sa dignite, atteint au plus profond de sa tendresse de ne pouvoir rien pour ceux qu'on aime! Et c'est la mon cas: a la meme heure je te vois prete a te jeter dans le mariage comme dans le suicide parce que, miserables que nous sommes, tu desesperes de l'avenir; et d'autre part je ne peux pas davantage donner a mon frere un dernier temoignage d'affection. Ah! misere, que tu es dure a ceux que tu accables! Il s'arreta, et, attirant sa fille, il l'embrassa: --Comprends-tu qu'il n'y a rien a me dire, et que, si mes yeux sont attristes, ce n'est pas ma faute? Un bruit de voix se fit entendre dans la salle. --Va recevoir tes invites, dit-il, moi je monte m'habiller. IV Il avait rapidement grimpe les marches raides de l'escalier afin de revenir au plus vite, mais sa toilette lui prit plus de temps qu'il n'aurait voulu, car lorsqu'il essaya de boutonner sa chemise la nacre usee par les blanchissages s'emietta dans ses doigts, et il dut coudre un nouveau bouton: quand sa femme et sa fille s'occupaient a recevoir leurs invites, il n'allait pas appeler l'une ou l'autre a son secours. D'ailleurs, avec son vieux linge il etait habitue a ce que pareil accident lui arrivat; et dans cette petite piece encombree de malles, de caisses, de cartons, qui lui servait de cabinet de toilette, il savait ou trouver des aiguilles et du fil. En redescendant, comme il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l'ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu'elle venait d'achever, ayant pres d'elle un petit homme jeune encore, mais chauve et a lunettes, qu'il reconnut pour Rene Florent, le redacteur en chef de la _Butte_. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il? ne viendrait-il point? Bien que sa critique fut hargneuse et meprisante, negative avec outrecuidance quand elle n'etait pas bassement envieuse; bien que la _Butte_, petit journal de quartier, ne fut guere lu qu'a Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalites et ses mechancetes, Anie desirait qu'il parlat de son tableau. Dut-il en dire du mal, ce serait toujours une consecration. Plusieurs fois elle l'avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n'etait venu. Maintenant quelle allait etre son impression et son jugement? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s'etre apercu que le pere l'ecoutait: --Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l'indifference du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et dechanter. C'est propret, ce n'est meme que trop propret, mais il faut autre chose que ca pour s'imposer. Comme elle n'avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda: --Ca vous blesse, ce que je vous dis la; on m'a amene ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C'est mon role, ma raison d'etre, la mission dont je suis investi, de decourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l'orniere et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais a mes devoirs envers moi-meme si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des annees et des annees encore, si vous en avez le courage; apres nous verrons. Il etait serieux, s'imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume etait son justiciable, par cela seul qu'il lui avait plu de fonder la _Butte_, et que ceux dont il ne goutait point le talent etaient des coupables auxquels il avait le droit d'appliquer toutes les severites d'un code penal qu'il avait edicte a son usage. A ce moment Anie apercut son pere: --Tu as entendu? dit-elle en venant a lui. --A peu pres. --Excusez ma franchise, dit Florent un peu gene, il m'est impossible de n'etre pas franc, meme quand je parle a une femme. --Cette franchise surprendra d'autant moins mon pere, repondit Anie, que je lui disais la meme chose que vous il n'y a pas dix minutes. Quelques personnes s'approcherent, et Florent n'eut pas a motiver son arret, ce qu'il eut fait en l'aggravant par ses considerants. Dans le salon et dans la salle a manger on entendait un murmure de voix qui disait que les arrivants etaient deja nombreux; cependant on n'avait pas encore besoin que le pere s'assit au piano, car la danse devait etre precedee de quelques morceaux de musique, d'un monologue et d'une scene a deux personnages, qui formaient un programme complet: 1 deg. une petite fille de sept ans, qu'on tenait a faire accepter comme prodige, executerait l'_Adieu_ de Dussek; 2 deg. un eleve d'un eleve du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s'etait revelee irresistible a l'age de cinquante-trois ans, dirait, en s'abritant sous un parapluie, un monologue qui, a ce qu'il racontait lui meme, etait d'un comique irresistible; 3 deg. enfin un professeur de declamation, dont les cartes de visite portaient pour qualites: "neveu de M. Michalon, membre de l'Academie des sciences", jouerait avec deux de ses eleves le _Caveau perdu des Burgraves_, non pas que cette scene fut bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l'Academie des sciences aimait a representer les grands de ce monde. Madame Barincq, ayant apercu son mari, vint a lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maitre de maison: qu'avait-il fait depuis si longtemps? a quoi pensait-il? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses? Il obeit, et alla de groupe en groupe, serrant la main aux nouveaux arrives, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s'efforcait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer a tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu'on lui repondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit. C'est que deja madame Barincq avait parle du grand chagrin qui les menacait, et que chacun s'etait repete son recit arrange pour la circonstance: son beau-frere venait d'etre frappe d'une attaque d'apoplexie dans son chateau d'Ourteau en Bearn, et la depeche qu'ils avaient recue quelques minutes auparavant les laissait dans l'angoisse puisqu'ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu'il etait advenu de cette attaque; a la verite M. Barincq etait le seul heritier legitime de son frere qui n'avait jamais ete marie; mais cent mille francs de rente a recueillir n'etaient pas une consideration capable d'attenuer son chagrin; il faudrait donc l'excuser s'il montrait un visage inquiet et ne pas paraitre s'en apercevoir Il aimait tendrement son aine. Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l'on ne parlait que de la chance d'Anie: --Cent mille francs de rente. --En Gascogne. --Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c'est deja bien joli pour une fille qui en etait reduite a s'habiller de papier. --Si vous saviez... Celle qui savait, avait, le soir meme, sur l'unique jupe en soie blanche de sa fille, epingle du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge, qui, successivement, avait orne cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente etait restee debout sans se plaindre; aussi parlait-elle eloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnees les meres pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n'en etait pas la, mais cela ne l'empechait pas de compatir aux miseres de cette bonne madame de Saint-Christeau. Cependant le petit prodige qui ne prenait interet a rien s'occupait a faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver a la hauteur du clavier; lorsqu'il y en eut assez, on la jucha dessus et l'on vit pendre ses petites jambes torses qui, n'ayant jamais fait d'exercice, etaient restees greles; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l'attention; puis sur un signe de sa mere elle commenca et Barincq s'en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires. Parmi eux, ne s'en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lie, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs necessaires a son voyage? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu'il passa la l'angoissa. Mais quand a la fin il dut revenir dans le salon pour s'asseoir au piano, il n'avait trouve personne a qui il eut ose adresser sa demande avec chance de la voir accueillie: l'un n'etait pas plus riche que lui; l'autre, s'il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurement jamais. Les yeux attaches sur sa fille empressee a donner des vis-a-vis aux danseurs qui n'en avaient pas, il attendait qu'elle lui fit signe de commencer, et le sourire qu'a la fin elle lui adressa le reconforta; l'accent en etait si doux que son coeur se detendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la _Mascotte_. Apres ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d'autres quadrilles, d'autres valses, d'autres polkas. Adosse a une fenetre, il voyait les danseurs s'agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n'avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant a tous de ses grands yeux caressants, le visage anime, les levres fremissantes! c'etait merveille que ce sourire, merveille aussi que la legerete et la grace de ses manieres. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal batis, ou maladroits, les danseurs qui l'accompagnaient, quand ils n'etaient pas tout cela a la fois; et l'un d'eux, peut-etre, serait le mari qu'elle accepterait. Il n'y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n'avait eprouve de douleur a se dire que sa fille le quitterait un jour pour aimer un mari et vivre heureuse aupres d'un homme qui prendrait la place que lui, pere, avait jusqu'a ce moment occupee seul. Mais ce mari reve ne ressemblait en rien a ceux qui passaient devant lui, car c'etait a travers sa fille qu'il l'avait vu et en rapport avec elle, c'est a dire jeune, elegant, droit de caractere, de nature honnete et franche comme celle d'Anie. Helas! combien ceux qu'il examinait ressemblaient peu a ce type! Et, cependant, elle leur souriait, aimable, gracieuse, leur parlant, les ecoutant, paraissant interessee par ce qu'ils lui disaient. Elle les acceptait donc, les uns comme les autres, indifferemment, celui-ci comme celui-la, n'exigeant d'eux qu'une qualite, celle de mari, et ce mari la faconnerait a son image, lui imposerait ses gouts, ses idees, sa vie. Si la vue de ces futurs gendres le blessait, leurs paroles, au cas ou il eut pu les entendre, l'eussent revolte bien plus encore. L'histoire du frere se mourant en Bearn avait ete acceptee, et si personne n'avait cru au chiffre de cent mille francs de rente, tout le monde avait admis un heritage, changeant du tout au tout la situation d'Anie qui n'etait plus celle d'une pauvre fille sans dot, condamnee a trainer la misere toute sa vie, et a ne se marier jamais. Dangereuse quelques instants auparavant, a ce point qu'il n'etait pas un jeune homme qui ne se tint avec elle sur la reserve et la defensive, elle etait instantanement devenue desirable et epousable; sa beaute meme avait change de caractere, on ne pensait plus a la contester ou a lui chercher des defauts, c'etait eblouissante, irresistible qu'on la voyait maintenant, la belle fille! Rene Florent, le premier, lui avait revele ce changement comme le prodige achevait son morceau; il s'etait, au milieu du brouhaha souleve par les applaudissements, approche d'elle, pour lui demander le premier quadrille. Il dansait donc, le critique hargneux! Surprise, elle avait repondu que ce quadrille etait promis. Il avait insiste, il ne pouvait pas rester tard, etant oblige de se montrer dans trois autres maisons encore ce soir-la, et il tenait a danser avec elle; c'etait une maniere d'affirmer le cas qu'il faisait de son talent; cela serait compris de tous; rien n'est a negliger au debut d'une carriere d'artiste. Bien que Florent ne fut pas d'age a ne pas danser, c'etait la premiere fois qu'elle le voyait faire une invitation, et cette insistance chez un homme rogue, qui partout pontifiait, avait de quoi la surprendre. Il l'avait a peine quittee, que d'autres danseurs s'etaient empresses autour d'elle; jamais elle n'avait eu pareil succes; etait-ce donc a l'originalite de sa toilette qu'elle le devait? Mais sa conversation avec Florent pendant le quadrille lui montra que sa robe en papier n'etait pour rien dans l'amabilite subite du critique. --Vous avez du me trouver bien severe tout a l'heure, dit-il d'un ton gracieux qu'elle ne lui connaissait pas. --Juste, simplement. --Je me demande si le besoin de justice qui est en moi ne m'a pas entraine precisement dans l'injustice; je n'ai parle que de ce que j'avais sous les yeux et evidemment il y a en vous autre chose que cela; cet autre chose, j'aurais du le degager. Ils furent separes pour un moment. --Ce qui vous a manque jusqu'a present, dit-il lorsqu'il fut revenu a elle, c'est une direction ferme qui vous arrache aux contradictions de vos divers professeurs. Avec cette direction, je suis certain que vous ne tarderez pas a vous faire une belle place; il y a en vous assez de qualites pour cela. Comme elle le regardait, surprise: --C'est serieusement que je parle, dit-il, sincerement. --Ou la trouver, cette direction? demanda-t-elle. --Qui ne serait heureux de mettre son savoir au service d'une organisation telle que la votre? Ce serait un mariage comme un autre. Au reste, nous en reparlerons si vous le voulez bien. Le quadrille etait fini; il la ramena a sa place, et la salua avec toutes les marques d'une deference stupefiante pour ceux qui la remarquerent. Que signifiait ce langage extraordinaire et cette attitude inexplicable chez un homme de ce caractere? Elle n'avait pas encore trouve de reponses satisfaisantes, quand son danseur vint la prendre pour la polka qui suivait le quadrille. Celui-la appartenait a un genre oppose a celui de Florent; aussi aimable, aussi insinuant, aussi souriant que le critique etait rogue et hargneux. Dans le monde ou allait Anie, plus d'une jeune fille aurait bien voulu, et avait meme tente de se faire epouser par lui, mais aucune n'avait persevere, car toutes avaient vite reconnu que s'il etait d'une abondance intarissable tant qu'on restait dans le domaine du sentiment, il devenait instantanement sourd et muet des qu'on menacait de glisser dans celui des choses serieuses: offrir son coeur, tant qu'on voulait, sa main, jamais; et, si on le poussait, il expliquait franchement qu'on ne peut pas raisonnablement penser au mariage, quand on n'est qu'un petit employe de la ville. Apres quelques tours de polka, il amena Anie dans le hall, et la s'arretant: --Excusez-moi d'etre preoccupe ce soir, dit-il, j'ai recu de mauvaises nouvelles de mes parents. C'etait la premiere fois qu'il parlait de ses parents, et elle n'avait pas remarque qu'il fut le moins du monde preoccupe, elle le regarda donc avec un peu d'etonnement. Il reprit: --Mon pere en est a sa seconde attaque, et ma mere est tombee dans une faiblesse extreme. Je crains de les perdre d'un instant a l'autre. Voulez-vous que nous fassions encore un tour? Il dura peu, ce tour, et la conversation recommenca au point ou elle avait ete interrompue: --Cela amenera de grands changements dans ma vie, car ce n'est pas systematiquement que j'ai, jusqu'a ce moment, refuse de me marier; comment prendre une femme quand on n'a pas une position digne d'elle a lui offrir? Sans etre riches, mes parents sont a leur aise, et si je les perds, comme tout le fait craindre, je pourrai realiser un reve de bonheur que je caresse depuis longtemps. Et, la ramenant dans le salon, il ajouta: --Ils avaient toujours joui d'une bonne sante qu'ils m'ont transmise. Est-ce que c'etait la une esquisse de demande en mariage? Mais alors les paroles bizarres de Rene Florent en seraient une autre! Son pere joua l'introduction d'une valse, et le jeune homme a qui elle l'avait promise lui offrit le bras. C'etait la premiere fois qu'il venait rue de l'Abreuvoir, et c'avait ete un souci pour Mme Barincq et aussi pour Anie de savoir s'il accepterait leur invitation, car on en avait fait un personnage parce qu'il figurait dans le _Tout-Paris_ avec la qualite d'homme de lettres et une serie de signes qui signifiaient qu'il etait officier de l'instruction publique et chevalier de quatre ordres etrangers. En realite il n'avait jamais publie le moindre volume, et ses croix avaient ete gagnees, comme il le disait lui-meme en ses jours de modestie, "par relations", c'est-a-dire pour avoir conduit chez des photographes des personnages exotiques en vue qui le remerciaient de sa peine par la decoration de leur pays, tandis que de son cote le photographe lui payait son courtage un louis ou cent francs selon la qualite du sujet. Lui aussi, apres quelques tours de valse dans le salon, amena Anie dans le hall, qui decidement etait le lieu des confidences; et la, s'arretant, il lui dit brusquement sans aucune preparation, d'une voix que la valse rendait haletante: --Est-ce que vous aimez la vie politique, mademoiselle? Aux prochaines elections j'aurai juste l'age pour etre depute, et comme le ministre de l'interieur, qui est mon cousin, m'a promis l'appui du gouvernement, je suis sur d'etre nomme. Depute je deviendrai bien vite ministre. La femme d'un ministre compte dans le monde, et quand elle est belle, intelligente, distinguee, elle tient un rang qu'on envie. Nous continuons, n'est-ce pas? Et sans un mot de plus ils retournerent dans le salon en valsant. Ce qui tout d'abord etait vague et incomprehensible se precisait maintenant, et s'expliquait: on la croyait l'heritiere de son oncle, et l'on prenait rang pour epouser cet heritage. Quand la verite serait connue, que deviendraient ces pretendants si empresses aujourd'hui? son mariage, deja si difficile, n'en serait rendu que plus difficile encore: on ne se remet pas d'une si lourde deception. V Jusqu'a minuit Barincq resta au piano, et sans relache joua avec l'energie et l'entrain d'un musicien de profession qui cherche a faire ajouter une gratification a son cachet: a l'entendre, on pouvait croire qu'il n'avait pas d'autre souci que le plaisir de ses invites et cela meme etait releve avec des commentaires ou la sympathie manquait. --Il fait tres bien danser, M. Barincq. --Avec un brio etonnant... --Surtout pour la circonstance. --Madame Barincq m'a dit qu'il aimait tendrement son frere. --La pensee de l'heritage fait oublier celle du frere. Cependant, dans les courts instants de repos qui coupaient les danses, son visage s'allongeait, ses levres s'abaissaient, et quand Anie le regardait elle lisait dans ses yeux la sombre preoccupation qui, plus d'une fois, lui eut fait oublier son role si elle ne le lui avait rappele en posant simplement sa main sur le piano; alors il frappait bruyamment quelques mesures comme s'il se reveillait et se remettait a jouer jusqu'a ce qu'un nouveau repos laissat retomber le poids de cette preoccupation sur son coeur. Et sa pensee etait toujours la meme: ne trouverait-il pas un moyen pour partir par le train du matin, et parmi ces gens qu'il amusait n'en decouvrirait-il pas un a qui il pourrait emprunter le prix de son voyage en Bearn? Vers minuit, le petit prodige qui ne dansait pas, mais prenait plaisir a voir danser, s'endormit, et sa mere, l'ayant etendue sur une chaise longue dans l'atelier d'Anie, voulut relayer Barincq au piano; il eut alors la liberte d'approcher ceux dont il n'avait pu jusqu'a ce moment tater que de loin la bourse en meme temps que la bonne volonte. Malheureusement, il avait toujours ete d'une timidite paralysante pour demander quoi que ce fut, et les conditions dans lesquelles il devait risquer sa tentative la rendaient presque impossible pour lui: parmi ces gens il n'avait pas un ami, et il s'en trouvait meme dont il ignorait le nom; comment s'adresser a eux, leur expliquer ce qu'il desirait, les toucher? A la fin, il se decida pour la femme d'un inventeur de papiers pharmaceutiques avec laquelle il se croyait en assez bons termes, pour avoir maintes fois rendu des services au mari a l'_Office cosmopolitain_: riche maintenant, elle avait connu la misere assez durement pour que sa fille en fut reduite pendant dix ans a chanter dans les plus humbles cafes-concerts, et cela, s'imaginait-il, devait la rendre douce aux miseres des autres; d'ailleurs, qu'etaient cent francs pour elle! Decide a risquer son aventure avec elle, il la conduisait dans le _hall_, et la, pendant qu'elle degustait, a petites gorgees, une tasse de chocolat, que Barnabe lui avait servie, avec une hesitation qui etranglait ses paroles, il exposa sa demande. Mais precisement parce qu'elle connaissait la misere, elle avait acquis un flair d'une rare subtilite pour deviner au premier mot ce qui devait tourner a l'emprunt: comment! ce pretendu heritier en etait reduit a risquer une demande embarrassee quand il pouvait parler haut? Certainement, il y avait la-dessous quelque chose de louche. A cote de l'heritier legitime il y a bien souvent le legataire choisi. Il convenait donc d'etre sur ses gardes. Il avait a peine parle de son frere qu'elle l'arreta. --Vraiment, c'etait heroique d'avoir la force de faire danser ses amis en un pareil moment. Quel courage! quelle volonte! Elle l'avait examine au piano, et, en voyant ses efforts pour se contenir, elle avait eu les larmes aux yeux. Ce n'etait certainement pas elle qui, comme certaines personnes, s'etonnerait qu'on put s'amuser en des circonstances si cruelles. Ainsi encourage, il avait sans trop de circonlocutions aborde la question d'argent; alors elle avait montre un vrai chagrin:--Quelle malechance de n'avoir que quelque menue monnaie dans sa bourse! Heureusement cela pouvait se reparer; s'il voulait bien venir chez elle vers midi, elle se serait alors entendue avec son mari, et ils se feraient un plaisir de mettre a sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin; si elle fixait midi, c'est que son mari, souffrant, ne se levait qu'apres onze heures et demie. Comme il avait eu soin de dire qu'il partait a neuf heures du matin, la defaite etait assez claire pour qu'il ne put pas insister; il avait remercie, et, le chocolat avale, il l'avait ramenee dans le salon, se demandant a qui, maintenant, s'adresser. Il tournait et retournait cette question les yeux perdus dans le vague; quand Barnabe, qui circulait de groupe en groupe son plateau a la main, lui fit un signe pour le prier de venir dans la cuisine; il le suivit. L'embarras de Barnabe etait si manifeste, qu'il craignit quelque accident. --Qu'est-ce qui vous manque? Avez-vous casse quelque chose? --La grande carafe, mais ce n'est pas de ca qu'il s'agit. --Alors? --Voila la chose: par ce que j'ai entendu, sans ecouter, il paraitrait que vous etes dans les arias pour votre voyage. Si ce n'est que ca, je peux mettre demain matin deux cents francs a votre disposition, et avec plaisir, monsieur Barincq, croyez-le; quand tout le monde sera parti, j'irai les chercher et vous les apporterai. Les larmes lui monterent aux yeux; avant qu'il eut domine son emotion, Barnabe s'etait sauve son plateau a la main. Quand il reprit sa place au piano, ceux des invites qui s'etaient etonnes qu'il put si bien les faire danser se dirent que, decidement, la joie d'heriter etait scandaleuse: on pleure son frere, que diable! ou tout au moins les convenances exigent qu'on ne se rejouisse pas publiquement de sa mort. Maintenant il n'avait plus qu'un souci: faire sa valise a temps pour ne pas manquer le train de neuf heures, car il ne pouvait pas compter sur sa femme qui, morte de fatigue quand les derniers danseurs partiraient au soleil levant, n'aurait plus de forces que pour se mettre au lit. Vers trois heures du matin on voulut bien encore le remplacer, et il monta a son cabinet ou, apres avoir retire habit et gilet, il atteignit une vieille valise en cuir, qui ne lui avait pas servi depuis quinze ans. En quel etat allait-il la trouver? Elle etait bien poussiereuse, durcie, une courroie manquait, la clef etait perdue; mais enfin elle pouvait encore aller tant bien que mal. Comme il ne devait rester a Ourteau que le temps strictement necessaire a l'enterrement de son frere, il ne lui fallait que peu de linge; une chemise, des mouchoirs, une cravate blanche; mais il lui fut difficile de trouver une chemise a peu pres mettable, et encore dut-il recoudre tous les boutons de celle sur laquelle son choix s'arreta. Heureusement son habit, son gilet et son pantalon avaient ete repares en vue de la soiree, ils seraient decents pour conduire le deuil: il n'entrerait point en miserable dans la vieille eglise ou, en son enfance, il occupait pres de son pere et de son frere la place d'honneur, et n'aurait point a rougir de sa pauvrete sous les regards curieux de ses amis de jeunesse. C'est dans le monde ou les bals se suivent et s'enchainent qu'on arrive tard et qu'on part tot; dans celui ou les occasions de s'amuser ne reviennent pas tous les soirs, on profite gloutonnement de celles qui se presentent, on arrive de bonne heure et l'on ne s'en va plus. Il en fut ainsi pour les invites de madame Barincq; quand le soleil se leva ils dansaient encore; il fallut pour les chasser le froid et la dure lumiere du matin qui ne respecte rien; d'ailleurs, la faim se faisait sentir plus encore que la fatigue, et depuis deux heures Barnabe, qui avait vide les bouteilles et les soupieres, gratte l'os du jambon, racle l'assiette au beurre, n'offrait plus que du sirop de groseille noye d'eau, ce qui etait tout a fait insuffisant. Enfin, a six heures le hall fut vide et le pere, la mere et la fille se trouverent seuls en face l'un de l'autre, tandis que dans la cuisine Barnabe se preparait a partir. --Allons nous coucher, dit madame Barincq, nous avons bien gagne quelques heures de bon sommeil. Barnabe s'approcha de Barincq: --Je reviens dans un quart d'heure, dit-il discretement, le temps d'aller et de revenir. Mais, bien qu'il eut parle a mi-voix, madame Barincq l'avait entendu. --Pourquoi Barnabe veut-il revenir? demanda-t-elle a son mari. Il eut prefere que cette question ne lui fut pas adressee, mais il ne pouvait pas ne pas y repondre; Il dit donc ce qui s'etait passe, sa demande, le refus qui l'avait accueillie, l'invention de Barnabe. Madame Barincq leva au ciel ses mains tremblantes d'indignation. --Emprunter a un domestique! s'ecria-t-elle, il ne manquait plus que ca. --Barnabe s'est conduit en ami, dit Anie en tachant d'intervenir. --Ne vas-tu pas defendre ton pere? s'ecria madame Barincq; tu ferais bien mieux de lui demander comment il compte rendre cet argent. Sans attendre que cet appel a l'intervention de sa fille eut produit un effet, elle se tourna vers son mari: --Et quand veux-tu partir? demanda-t-elle. --A 9 heures 30. --Ce matin? --Je n'ai que juste le temps pour arriver demain a l'heure de l'enterrement. --Et tu nous laisses au milieu de ce desordre, sans personne pour nous aider? comment allons-nous nous en tirer? je suis morte de fatigue. --Pour cela, maman, ne t'inquiete pas, dit Anie, je n'irai pas a l'atelier aujourd'hui et avant ce soir tout sera mis en etat. --Si tu prends le parti de ton pere, je n'ai plus rien a dire. Adieu. Sans un mot de plus elle quitta le hall pour monter au premier etage. --N'emportes-tu rien? demanda Anie lorsqu'elle fut seule avec son pere. --J'ai fait ma valise cette nuit et l'ai descendue je vais mettre mon habit dedans et serai pret a partir. --Sans dejeuner? --Barnabe m'a dit qu'il ne restait rien. --Je vais te faire du cafe; pendant ce temps, la porteuse de pain arrivera. Comme elle se dirigeait vers la cuisine, il l'arreta: --Tu ne vas pas allumer le feu, habillee comme tu l'es? --Ma robe n'a plus grand'chose a craindre, dit-elle en se regardant. En effet, elle etait en lambeaux, dechiree aux entournures et surtout a la taille par les doigts gros des danseurs. --Elle a le feu a craindre, dit-il. --Eh bien, je me deshabille et reviens tout de suite. --Tu ferais mieux de te coucher. --Crois-tu que je sois fatiguee pour une nuit passee a danser? A mon age, cela serait honteux. Quand elle redescendit, elle trouva son pere, qui avait revetu ses vetements de tous les jours, en train de boucler sa valise. Vivement elle alluma un feu de braise et mit dessus une bouillotte d'eau; puis elle ouvrit la porte du jardin. --Ou vas-tu? demanda-t-il. --J'ai mon idee. Elle revint presque aussitot, tenant d'un air triomphant un oeuf dans chaque main. --Il me semblait bien avoir entendu les poules chanter, dit-elle; au moins tu ne partiras pas a jeun; deux oeufs frais, une bonne tasse de cafe, te remettront un peu des fatigues de cette nuit, d'autant plus dures pour toi qu'elles s'ajoutaient a ton chagrin. Pauvre pere, je t'assure que je t'ai plaint de tout mon coeur, et que plus d'une fois je me suis reproche le supplice que je t'imposais en te faisant jouer ces airs de danse qui exasperaient ta douleur. --Au moins t'es-tu amusee? --Je devrais te dire oui, mais cela ne serait pas vrai. --Tu as eprouve quelque deception? Elle hesita un moment, non parce qu'elle ne comprenait pas a quelle deception son pere faisait allusion, mais parce qu'elle avait une certaine honte a repondre. --J'ai ete demandee en mariage plus de dix fois depuis hier soir, dit-elle enfin avec un demi-sourire. --Eh bien? --Eh bien, sais-tu a qui ces demandes s'adressaient? --A toi, bien sur. --A moi ta fille, non; a moi l'heritiere de mon oncle, oui; sur une parole de maman, mal entendue ou mal comprise, on s'est imagine que la fortune de mon oncle allait nous revenir, et chacun a voulu prendre rang. --Et si ce qu'on s'est imagine se realisait? --As-tu des raisons pour le croire? --Le croire, non; l'esperer, oui: car je ne peux pas admettre que Gaston, malgre notre rupture, ne t'ait rien laisse par son testament, toi, sa niece, contre qui il n'avait aucun grief. --Mais s'il n'a pas fait de testament? --Alors ce ne serait pas une part quelconque de sa fortune qui te reviendrait, ce serait de cette fortune entiere que nous heriterions. Que cela soit, je te promets que je n'epouserai aucun de mes pretendants de cette nuit: les vilains bonshommes, hypocrites et plats. VI En entrant dans la gare d'Orleans, apres une course d'une heure et demie faite a pied, sa petite valise a la main, il vit le rapide de Bordeaux partir devant lui. Autrefois, quand de Paris il retournait au pays natal, c'etait ce train qu'il prenait toujours; une voiture l'attendait a la gare de Puyoo, et de la le portait rapidement a Ourteau ou il arrivait assez a temps encore pour passer une bonne nuit dans son lit. Maintenant au lieu du rapide, l'omnibus; au lieu d'un confortable compartiment de premiere, les planches d'un wagon de troisieme; au lieu d'une voiture en descendant du train, les jambes. Son temps heureux avait ete celui de la jeunesse, le dur etait celui de la vieillesse; la ruine avait fait ce changement. Il eut pu lui aussi mener la vie tranquille du gentilhomme campagnard, sans souci dans son chateau, honore de ses voisins, cultivant ses terres, elevant ses betes, soignant son vin, car il aimait comme son frere les travaux des champs, et meme plus que lui, en ce sens au moins qu'a cette disposition se melait un besoin d'ameliorations qui n'avait jamais tourmente son aine, plus homme de tradition que de science et de progres. Avec une origine autre que la sienne, il en eut ete probablement ainsi, et comme ils n'etaient que deux enfants, ils se fussent trouves assez riches, la fortune paternelle egalement partagee entre eux, pour mener cette existence chacun de son cote: l'aine sur la terre patrimoniale, le jeune dans quelque chateau voisin. Mais, bien que sa famille fut fixee en Bearn depuis assez longtemps deja, elle etait originaire du pays Basque, et comme telle fidele aux usages de ce pays ou le droit d'ainesse est toujours assez puissant pour qu'on voie communement les puines ne pas se marier afin que la branche ainee s'enrichisse par l'extinction des autres. Eleves dans ces principes ils s'etaient habitues a l'idee que l'aine continuerait le pere, avec la fortune du pere, dans le chateau du pere, et que le cadet ferait son chemin dans le monde comme il pourrait cela etait si naturel pour eux, si legitime, que ni l'un ni l'autre, le depouille pas plus que l'avantage, n'avait pense a s'en etonner. A la verite ils savaient qu'une loi, qui est le Code civil prohibe ses arrangements, mais cette loi bonne pour les gens du nord, n'avait aucune valeur dans le pays basque; et Basques ils etaient, non Normands ou Bourguignons. D'ailleurs, cette perspective de vie laborieuse n'avait rien pour effrayer le cadet, ou contrarier ses gouts qui des l'enfance s'etaient affirmes tout differents de ceux de son aine. Tandis que pour celui-la rien n'existait en dehors des chevaux, de la chasse, de la peche, lui etait capable de travail d'esprit et meme de travail manuel; s'il aimait aussi la chasse et la peche, elles ne le prenaient pourtant pas tout entier; il lisait, dessinait, faisait de la musique; au college de Pau il couvrait ses livres, ses cahiers et les murailles de bonshommes, a Ourteau pendant les vacances il construisait des mecaniques ou des outils qui par leur ingeniosite emerveillaient son pere, son frere, aussi bien que les gens du village qui les voyaient. N'etait-ce pas la l'indice d'une vocation? Pourquoi n'utiliserait-il pas les dispositions dont la nature l'avait doue? A quinze ans pendant les grandes vacances, tout seul, c'est-a-dire sans les conseils d'un homme du metier et en se faisant aider seulement par le marechal-ferrant du village il avait construit une petite machine a vapeur qui, pour ne pouvoir rendre aucun service pratique n'en etait pas moins tres ingenieuse et revelait des aptitudes pour la mecanique. Il est vrai qu'elle coutait vingt ou trente fois plus cher qu'une du meme genre construite par un mecanicien de profession; mais a cela quoi d'etonnant, c'etait un apprentissage. Il est assez rare que l'esprit de recherches et de decouvertes se specialise: inventeur, on l'est pour tout, les petites comme les grandes choses, on l'est spontanement, en quelque sorte sans le vouloir, et cela est vrai surtout quand des la jeunesse on n'a pas ete rigoureusement enferme dans des etudes delimitees. Il en avait ete ainsi pour lui. Au lieu de le diriger son pere l'avait laisse libre; et puisqu'il paraissait egalement bien doue pour le dessin, la mecanique, la musique, qu'importait qu'il etudiat ceci plutot que cela? Plus tard il choisirait le chemin qui lui plairait le mieux, il n'y avait pas de doute qu'avec des aptitudes comme les siennes, il ne trouvat au bout la fortune et peut-etre meme la gloire. Sans etudes prealables qui l'eussent guide, sans relations qui l'eussent soutenu, sans camaraderies officielles qui l'eussent pousse, apres des annees de luttes, de deceptions, d'efforts inutiles, de fievre, de proces, c'etait la ruine qu'il avait trouvee. Cependant ses debuts avaient ete heureux; pendant ses premieres annees a Paris, tout ce qu'il avait essaye lui avait reussi, et quelques-unes de ses inventions simplement pratiques, sans aucunes visees a la science, avaient eu assez de vogue pour qu'il put croire qu'elles lui constitueraient de jolis revenus tant que durerait la validite de ses brevets. Il n'avait donc qu'a marcher librement et a suivre la voie ouverte: il etait bien l'homme que l'enfant annoncait. C'est ce qu'a sa place un autre eut fait sans doute; mais il y avait en lui du chercheur, du reveur, l'argent gagne ne suffisait pas a son ambition, il lui fallait plus et mieux. A la mort de son pere, son frere et lui, fideles a la tradition, avaient regle leurs affaires de succession, non d'apres la loi francaise mais d'apres l'usage basque, c'est-a-dire en respectant le droit d'ainesse qui supprimait tout partage entre eux de l'heritage paternel: l'aine avait garde le chateau avec toutes les terres patrimoniales, le cadet s'etait contente de l'argent et des valeurs qui se trouvaient dans la succession; l'aine prendrait le nom de Saint-Christeau et le transmettrait a ses enfants quand il se marierait; le cadet se contenterait de celui de Barincq qu'il illustrerait, s'il pouvait. Cela s'etait fait d'un parfait accord entre eux, sans un mot de discussion, comme il convenait aux principes dans lesquels ils avaient ete eleves, aussi bien qu'a l'affection qui les unissait. Pour l'aine, il etait tout naturel qu'il en fut ainsi. Pour le cadet qui avait des millions dans la tete, quelques centaines de mille francs etaient des quantites negligeables. Mais ces millions ne s'etaient pas monnayes comme il l'esperait, car a mesure qu'il s'etait eleve, les ailes lui avaient pousse; par le travail, l'appetit scientifique s'etait developpe, et les petites choses qui avaient pu le passionner a ses debuts lui paraissaient insignifiantes ou meprisables maintenant. C'etait plus haut qu'il visait, plus haut qu'il atteindrait, et au lieu de s'enfermer dans le cercle assez etroit ou l'ignorance autant que la prudence l'avaient pendant quelques annees maintenu, il avait voulu en sortir. Puisqu'il avait reussi alors qu'il etait jeune, sans experience, sans appuis, n'ayant que l'audace de l'ignorance, pourquoi ne reussirait-il pas encore, alors qu'on le connaissait, et que par le travail il avait acquis ce qui tout d'abord lui manquait? A son grand etonnement, il n'avait pas tarde a reconnaitre l'inanite de ces illusions. D'ou venait-il donc, celui-la qui ne sortant d'aucune ecole se figurait qu'on allait l'ecouter tout simplement par sympathie et parce qu'il avait la pretention de dire des choses interessantes? Tenait-il au monde officiel? De qui etait-il le camarade? Qui le recommandait? Il avait gagne de l'argent avec des niaiseries; la belle affaire, en verite! Mais elles portaient temoignage contre lui, ces niaiseries, et plus elles lui avaient ete productives, plus elles criaient fort contre son ambition. Pourquoi voulait-il qu'on comptat avec lui, quand lui-meme ne comptait que par l'argent gagne? Il voulait sortir du rang; on l'y ferait rentrer. Autant la montee avait ete douce au depart, quand il marchait au hasard et a l'aventure, autant elle fut rude lorsqu'il eut la pretention de prendre rang parmi les reguliers de la science, qui, s'ils ne lui dirent pas brutalement: "Vous n'etes pas des notres", le lui firent comprendre de toutes les manieres! Combien de banquettes d'antichambre avait-il frottees dans les ministeres; a combien d'huissiers importants avait-il souri! combien de garcons de bureau l'avaient rabroue! et quand, apres des mois d'audiences ajournees, on le recevait a la fin, combien de fois ne l'avait-on pas ecoute avec des haussements d'epaules, ou renvoye avec des paroles de pitie: "Mais c'est insense, ce que vous nous proposez la!" A cote des indifferents qui ne daignaient pas l'entendre, il avait aussi rencontre des avises qui ne lui pretaient qu'une oreille trop attentive ou des yeux trop clairvoyants; plus dangereux ceux-la; et ils le lui avaient bien prouve en mettant habilement en oeuvre ce qu'ils avaient qualifie d'insense. Avec les reclamations, les proces, il etait descendu dans l'enfer, et desormais sa vie avait ete faite d'attentes dans les agences, de visites chez les avoues, les agrees, les huissiers; de conferences avec les avocats, de comparutions chez les experts, de fievres, d'exasperations, d'aneantissements aux audiences a Paris, en province, partout ou on l'avait traine. VII A son arrivee a Paris, tout occupe de l'invention d'une bouee lumineuse, il avait ete consulter un chimiste dont les livres qu'il avait longuement travailles lui inspiraient confiance, et dont le nom faisait autorite dans la science, Francois Sauval; et pendant assez longtemps il avait poursuivi, sous la direction de celui-ci, une serie d'experiences sur les matieres a employer pour la production de l'eclairage dans l'eau. De la etaient nees des relations entre eux, bienveillantes chez le maitre, tres attentif a seduire la jeunesse, respectueuses chez l'eleve, et quand il avait un conseil a demander ou un doute a eclaircir, c'etait toujours a Sauval qu'il s'adressait. Sauval etait chimiste parce que son grand-pere ainsi que son pere l'avaient ete, et parce qu'avec son sens juste de la vie il avait, tout jeune, compris les avantages qu'il y avait pour lui a profiter du nom et de l'autorite qu'ils s'etaient acquis dans le monde scientifique, et a se mettre en etat d'heriter des positions officielles qu'ils avaient successivement occupees; mais, plus que chimiste encore, plus que savant, il etait, bien qu'il s'en defendit, un homme d'affaires incomparable, devant qui l'agree le plus fin, l'avoue le plus retors n'etaient que des ecoliers. En ecoutant d'une oreille complaisante les projets et les reveries de Barincq, il avait sagement douche son ambition d'une main impitoyable, et, avec l'experience que lui donnaient son autorite et sa situation, il lui avait prouve qu'il ne devait pas chercher a sortir de l'ordre de recherches dans lequel il avait eu la chance de reussir. --Tenez-vous-en a l'industrie, ne cessait-il de lui repeter; gagnez de l'argent, et, puisque vous n'avez pas pris des le depart le chemin qui conduit au mandarinat scientifique, laissez la science aux mandarins. Ah! si j'etais a votre place, et si j'avais vos aptitudes pour les affaires, quelle fortune je ferais! "Faire fortune, gagner de l'argent", etait le refrain de sa conversation; et, s'il est vrai que le mot qui revient le plus souvent sur nos levres soit celui qui donne la cle de notre nature, on pouvait conclure en l'ecoutant qu'il etait un homme d'argent. Cela surtout, avant tout et par-dessus tout, avec un but aussi genereux que touchant, qui etait de donner a chacune de ses cinq filles un million en la mariant. Le type du savant, gauche, simple, maladroit, timide ou rebarbatif, qui ne sort pas de son laboratoire, ignore le monde, ne voit dans l'argent qu'un metal ductile et malleable qui fond vers 1000 deg., et peut se combiner avec l'oxygene, n'etait nullement celui de Sauval qui, au contraire, representait mieux que tout autre le savant aimable, elegant, homme du monde autant qu'homme d'affaires, assez prudent pour ne pas se laisser exploiter par les industriels, et assez habile pour les exploiter lui-meme par des procedes perfectionnes qui en exprimaient jusqu'a la derniere goutte la substance utilisable. Toutes les positions officielles que l'Etat peut donner, Sauval les avait successivement occupees ou les occupait encore, a l'Institut agronomique, au Conservatoire, aux Gobelins, au Museum, a l'Ecole centrale, a la prefecture de la Seine, a la prefecture de police; de plus il etait le directeur-conseil de nombreuses fabriques de produits chimiques ou pharmaceutiques qui payaient de cette facon son influence; mais, comme tout cela, si important qu'en fut le total cumule, n'etait point encore assez gros pour son appetit, et ne pouvait pas lui gagner les millions qu'il voulait, il les demandait a l'industrie en prenant des brevets dans les branches de la chimie ou il y a de l'argent a gagner, celle des engrais et celle des matieres colorantes. Ces brevets, il ne les exploitait pas lui-meme, retenu par sa situation, mais il les cedait a des commercants, a des speculateurs que cette situation precisement eblouissait, et qui se laissaient entrainer par l'espoir de produire avec rien quelque chose de valeur, tout comme les dupes des anciens alchimistes esperaient obtenir la transmutation des metaux. Comment n'eussent-ils pas subi le prestige de son nom qu'il savait tres habilement faire tambouriner par les journaux! Ce n'etait pas avec un pauvre diable d'inventeur qu'ils traitaient, mais avec un savant dont les titres occupaient une longue suite de lignes dans les annuaires; ce n'etait pas dans un galetas que les signatures s'echangeaient, mais dans une noble maison donnee par l'Etat, sur la cour de laquelle s'ouvraient les portes d'ecuries habitees par quatre chevaux, et de remises abritant trois voitures elegantes dignes du mondain le plus correct. En conseillant a Barincq de gagner de l'argent, jamais Sauval ne lui avait conseille d'exploiter un de ses nombreux brevets; seulement ce qu'il ne disait pas franchement il l'insinuait avec des finesses auxquelles on ne pouvait pas ne pas se laisser prendre. Mais, feru de ses idees en vrai inventeur qu'il etait, Barincq avait longtemps resiste a ses avances: pourquoi acheter les decouvertes des autres quand on en a soi-meme a revendre; ce n'etait pas du manque d'idees qu'il souffrait, mais bien de ne pouvoir pas faire accepter les siennes. Cependant, a la longue, exaspere par l'hostilite qu'il rencontrait, decourage par l'indifference qu'on lui opposait, ecrase par l'injustice, il avait fini par se demander si ces idees que tout le monde repoussait, valaient reellement quelque chose; si on se les appropriait par d'adroites modifications, n'etait-ce pas parce qu'elles manquaient d'une forte empreinte personnelle? Enfin, s'il ne reussissait en rien maintenant, n'etait-ce pas parce qu'il avait epuise sa veine? Il y a du joueur dans tout inventeur, et quel joueur ne croit pas a la chance? Si la sienne declinait, celle de Sauval s'affirmait chaque jour davantage, a ce point qu'il ne touchait pas a une chose sans la reussir. Dans ces conditions ne serait-ce pas pousser l'infatuation jusqu'a l'aveuglement que de s'obstiner dans ses luttes steriles au lieu de saisir l'occasion qui s'offrait a lui? Bien souvent, Sauval lui parlait d'experiences poursuivies depuis longtemps dans son laboratoire, qui, le jour ou elles aboutiraient, seraient pour certaines matieres extraites du goudron de houille ce que la decouverte de Lightfoot avait ete pour le noir d'aniline. Un jour, en venant consulter Sauval, il apercut exposees en belle place des bandes de calicot teintes en rouge, en ponceau, en jaune, en bleu, en violet. --Je vois que ces echantillons vous interessent, dit Sauval qui avait suivi ses regards; ils vous interesseront encore bien davantage quand vous saurez que ces couleurs qui ont subi l'operation du vaporisage sont pour quelques-unes aussi indestructibles que le noir d'aniline. Sans etre chimiste de profession, et sans avoir etudie specialement la chimie des matieres colorantes, Barincq savait cependant qu'on ne possedait encore que le noir d'aniline qui fut indestructible, et que les autres couleurs qu'on essayait d'extraire de la houille ne presentaient aucune solidite. En disant que la teinture de ces bandes de calicot etait aussi indestructible que celle du noir d'aniline, Sauval annoncait donc une decouverte considerable, qui allait produire une revolution dans l'industrie des etoffes et apporter a son inventeur une fortune enorme. --Croyez-vous que vous n'auriez pas mieux fait, mon pauvre Barincq, de suivre cette voie pratique que je vous ouvrais, dit Sauval, que celle qui vous a mene dans le bagne ou vous vous debattez? Ah! si au lieu d'etre un savant, fils et petit-fils de savant, j'etais un industriel, si, au lieu d'etre enchaine par ma situation, j'etais libre, quelle fortune je ferais! Tandis que je vais me laisser rouler, et finalement depouiller par des coquins qui se moqueront de moi. Que n'ai-je un gendre dans l'industrie! Il y a des moments ou, pensant a l'avenir de mes filles, je me demande si je ne manque pas a mes devoirs de pere en ne me demettant pas de toutes mes fonctions pour exploiter moi-meme mes brevets. Ainsi engage, l'entretien etait vite arrive a une proposition pratique. Au lieu de se demettre de ses fonctions, Sauval cedait ses brevets a Barincq, qui avait a ses yeux le grand merite de n'etre point un commercant de profession, c'est-a-dire un exploiteur et lui inspirait toute confiance; par ce moyen, il assurait la fortune de ses filles, et, d'autre part, il faisait celle d'un brave garcon pour qui il avait autant de sympathie que d'estime. Cette cession il la consentait aux conditions les plus douces: quatre cent mille francs pour le prix des brevets, et en plus, pendant leur duree, une redevance de dix pour cent sur le montant brut de toutes les ventes des produits fabriques; comme ce qu'on vendrait cent cinquante ou deux cents francs le kilogramme ne couterait pas plus de trois ou quatre francs a fabriquer, il etait facile des maintenant de calculer les benefices. Barincq ne pouvait pas ne pas se laisser eblouir par une affaire ainsi presentee, pas plus qu'il ne pouvait pas ne pas se laisser toucher au coeur par l'amitie dont son maitre lui donnait une si grande preuve; enfin, decourage par ses deboires, il ne pouvait pas non plus ne pas reconnaitre que ce serait folie de s'obstiner dans ses reves creux, au lieu d'accepter ces propositions genereuses. Il est vrai que pour les accepter il fallait pouvoir executer les conditions sous lesquelles elles etaient faites, et ce n'etait pas son cas: de son pere, il avait recu environ deux cent mille francs et c'etait son seul capital, car les grosses sommes que ses inventions lui avaient rapportees jusqu'a ce jour avaient ete devorees par ses experiences ou englouties dans ses proces: comment, avec ces deux cent mille francs, payer les brevets et faire les fonds pour etablir une usine de fabrication? Ce qui etait une difficulte, une impossibilite pour lui, n'etait rien pour Sauval. Des speculateurs trouves par lui acheterent les brevets de Barincq, bon marche, il est vrai, trop bon marche, beaucoup au-dessous de leur valeur reelle, c'etait lui-meme qui le disait, mais ils payeraient comptant, ce qui etait a considerer. En meme temps il le marierait a une orpheline qui apporterait une dot de quatre cent mille francs en argent. De plus, il lui ferait vendre dans les conditions les plus favorables une fabrique de matieres colorantes etablie depuis longtemps, de telle sorte que tout en organisant la fabrication des produits crees par ses procedes, on continuerait celle des anciens qui ne seraient pas remplaces par les nouveaux; il donnerait son concours a cette fabrication, et, pour l'en payer, sa redevance de dix pour cent s'etendrait a toutes les ventes que ferait l'usine. Enfin il obtiendrait d'une fabrique de produits chimiques, dans laquelle il etait interesse, un marche par lequel cette fabrique s'engagerait a livrer, pendant dix ans, a un prix tres au-dessous du cours, toutes les matieres necessaires a la production des nouvelles couleurs. C'etait le propre de Sauval de mener rondement tout ce qu'il entreprenait; ce qui tenait, disait-il, a ce que, n'entendant rien aux affaires, il ne se noyait pas dans les details. En trois mois les brevets de Barincq furent vendus, ses proces abandonnes, son mariage fut fait, l'usine fut achetee et l'on se trouva en etat de marcher; l'industrie de la teinture, chauffee par les articles des journaux que Sauval inspirait quand il ne les dictait pas, etait dans l'attente de la revolution annoncee. On marcha, en effet, mais, chose extraordinaire, les experiences si concluantes, si admirables dans le laboratoire de Sauval, ne donnerent pas industriellement les resultats attendus: si les rouges presentaient une certaine solidite bien eloignee cependant de l'indestructibilite du noir d'aniline, les autres couleurs etaient d'une extreme fugacite. Cette chute terrible n'avait pas ecrase Sauval, et meme elle ne l'avait nullement ebranle; a l'emoi de Barincq il s'etait contente de repondre qu'il fallait rester calme parce qu'il voyait clair. Cette deception n'etait rien. Il allait se mettre au travail comme il le devait, puisqu'il s'etait engage a faire profiter la fabrique de tous les developpements et de toutes les ameliorations que ses brevets pouvaient recevoir de ses recherches scientifiques, et avant peu ce leger accroc serait repare. Il voyait clair. En attendant il n'y avait qu'a continuer la fabrication des anciens produits. Cela sauvait la situation et demontrait combien il avait ete sage de faire acheter cette vieille usine au lieu d'en creer une nouvelle qui n'eut pas eu de clientele. Ce qu'il avait ete surtout, c'etait avise pour ses interets, puisque, sur la vente des produits fabriques d'apres les anciens procedes, il touchait sa redevance: un peu de patience, ce n'etait plus maintenant qu'une affaire de temps; le succes etait certain; encore quelques jours, encore un seul. Le temps avait marche sans que les couleurs qui devaient bouleverser l'industrie devinssent plus solides; on vendait du rouge; personne n'achetait du ponceau, du bleu, du vert, du jaune; et, pendant que les perfectionnements annonces se faisaient attendre, la fabrique de produits chimiques executant son marche continuait a livrer chaque jour les matieres necessaires a la fabrication des nouvelles couleurs... qu'on ne fabriquait pas, par cette raison qu'on ne trouvait pas a les vendre. La foi que le maitre avait inspiree a l'eleve s'etait ebranlee: a payer la redevance de dix pour cent, le plus clair des benefices realises sur la fabrication par les anciens procedes s'en allait dans la caisse de Sauval, et prendre chaque jour livraison de dix mille kilogrammes de produits chimiques qu'il fallait revendre a perte, ou meme jeter a l'egout quand on ne trouvait pas a les vendre, conduisait a une ruine aussi certaine que rapide. Cependant Sauval, qui continuait a rester calme dans son stoicisme scientifique, et a voir tres clair, poursuivait ses recherches en repetant son meme mot: --Patience! encore un jour. Ce jour ecoule, il en prenait un autre, puis un autre encore. En reponse a ces demandes du maitre, l'eleve en avait formule deux a son tour: ne plus payer la redevance; resilier le marche de la fourniture des produits chimiques. Mais le maitre n'avait rien voulu entendre: puisqu'il donnait son temps et sa science, la redevance lui etait due; puisqu'un marche avait ete conclu, il devait etre execute; s'il ne connaissait rien aux affaires commerciales, il savait cependant, comme tout galant homme, qu'on ne revient pas sur un engagement pris. C'etait beaucoup pour echapper aux proces, dont il avait l'horreur, que Barincq avait accepte les propositions de Sauval, qui semblaient devoir lui offrir une securite absolue; cependant devant ce double refus il avait fallu se resoudre a plaider de nouveau; une fille lui etait nee, il ne pouvait pas la laisser ruiner, pas plus qu'il ne devait laisser devorer la fortune de sa femme deja gravement compromise. Il avait donc demande aux tribunaux la nomination d'experts qui auraient a examiner si les procedes de Sauval etaient susceptibles d'une application industrielle; a constater que si dans le laboratoire ils donnaient des resultats superbes, dans la pratique ils n'en donnaient d'aucune sorte; enfin a reconnaitre qu'ils ne reposaient pas sur une base serieuse et que ce qu'il avait vendu etait le neant meme. Quelle stupefaction, quelle indignation pour Sauval! Il croyait bien pourtant s'etre entoure de toutes les precautions en ne traitant pas avec un de ces commercants de profession qui n'achetent une decouverte que pour depouiller son inventeur; mais voila le terrible, c'est que l'esprit commercial est contagieux, et qu'aussitot qu'on touche aux affaires on devient un homme d'affaires. Sans doute il ferait facilement le sacrifice des benefices qui etaient le fruit de son travail, et sur ce point il etait pret a toutes les concessions; mais il y en avait un que sa position ne lui permettait pas de mettre en discussion: c'etait de subir le controle d'experts qui dans la science ne pouvaient pas etre ses pairs. Il fallait donc qu'il se defendit et n'acceptat pas qu'en sa personne le savant fut une fois de plus exploite par le commercant. L'affaire s'etait trainee de juridiction en juridiction, et, pendant que les clercs grossoyaient des monceaux de papier timbre en expliquant longuement la technique des matieres colorantes a deux francs le role; pendant que les avocats plaidaient et refaisaient chacun a son point de vue l'histoire de la chimie; pendant que les juges ecoutaient, somnolaient ou jugeaient, la situation commerciale, de Barincq sombrait, s'enfoncant chaque jour un peu plus. Il lui aurait fallu des capitaux pour faire marcher sa maison en meme temps que pour continuer ses proces, et il ne se soutenait plus que par des miracles d'energie appuyes par des sacrifices desesperes. Alors qu'il pensait faire lui-meme sa vie, sans secours d'aucune sorte, au moyen des seules idees qu'il avait en tete, il avait pu abandonner avec indifference la plus grosse part de son heritage paternel; aux abois, traque de tous les cotes, affole, il revint a Ourteau pour expliquer sa situation a son frere, et lui demander de le sauver en consentant une garantie hypothecaire pour une somme de cent cinquante mille francs. Bien que le mot hypotheque fut un epouvantail pour Gaston, la garantie fut accordee, sinon sans inquietude, au moins sans marchandages: --Puisque tu as besoin de moi, cadet, c'est mon devoir de te venir en aide. Ces cent cinquante mille francs avaient ete une goutte d'eau. Six mois apres leur versement, c'etait du garant que le creancier exigeait par acte d'huissier le paiement de ses interets, le garanti etant dans l'impossibilite de se liberer. Les rapports des deux freres, jusque-la affectueux, s'etaient aigris: un huissier au chateau, c'etait la premiere fois que pareil scandale se produisait; la lettre qui l'annoncait avait ete dure malgre le parti-pris de moderation. "Tu n'as donc pas pense que le "parlant a" pourrait etre rempli au nom d'un de mes domestiques, ce qui a eu lieu?" Pour arranger la situation, Mme Barincq avait voulu venir a Ourteau avec sa fille. Gaston n'etait-il pas un oncle a heritage? Il importait de le menager. Au lieu d'aplanir les difficultes, elle les avait exasperees, en insistant plus qu'il ne convenait sur la generosite que son mari avait montree lors du partage de la succession paternelle. Comment l'aine pouvait-il admettre la generosite, quand il etait convaincu que son cadet avait simplement accompli son devoir? Lorsqu'au bout de huit jours elle avait quitte le chateau pour rentrer a Paris, la rupture entre les deux freres etait irreparable. Les proces se prolongerent pendant dix-huit mois encore, au bout desquels un arret definitif prononcait la nullite des brevets; mais il etait trop tard. Barincq, epuise, n'avait plus qu'a abandonner a ses creanciers le peu qu'il lui restait, et s'il echappait a la mise en faillite, c'etait grace a la genereuse intervention de Sauval. Un ami le recueillit par pitie dans la petite maison de l'Abreuvoir, et le directeur de l'_Office cosmopolitain des inventeurs_, qui avait gagne tant d'argent avec lui, le prenait comme dessinateur aux appointements de deux cents francs par mois. VIII A six heures du matin le train deposa Barincq a la gare de Puyoo; de la a Ourteau, il avait deux lieues a faire a travers champs. Autrefois, une voiture se trouvait toujours a son arrivee, et, par la grande route plus longue de trois ou quatre kilometres, le conduisait au chateau; mais il n'avait pas voulu demander cette voiture par une depeche, et l'etat de sa bourse ne lui permettait pas d'en prendre une a la gare. D'ailleurs, cette course de deux lieues ne l'effrayait pas plus que le chemin de traverse qu'il connaissait bien; le temps etait doux, le soleil venait de se lever dans un ciel serein; apres une nuit passee dans l'immobilite d'un wagon, ce serait une bonne promenade; sa valise a la main, il se mit en route d'un pas allegre. Mais il ne continua pas longtemps cette allure, et sur le pont il s'arreta pour regarder le Gave, grossi par la premiere fonte des neiges, rouler entre ses rives verdoyantes ses eaux froides qui fumaient par places sous les rayons obliques du soleil levant et pour ecouter leur fracas torrentueux. Il venait de quitter les lilas de son jardin a peine bourgeonnants et il trouvait les osiers, les saules, les peupliers en pleine eclosion de feuilles, faisant au Gave une bordure vaporeuse au-dessus de laquelle s'elevaient les tours croulantes du vieux chateau de Bellocq. Que cela etait frais, joli, gracieux, et, pour lui, troublant par l'evocation des souvenirs! Mais ce qui, tout autant que le bruit des eaux bouillantes, le bleu du ciel, la verdure des arbres, reveilla instantanement en lui les impressions de ses annees de jeunesse, ce fut la vue d'un char qui arrivait a l'autre bout du pont: forme d'un tronc de sapin dont l'ecorce n'avait meme pas ete enlevee, il etait pose sur quatre roues avec des claies de coudrier pour ridelles; deux boeufs au pelage bringe, habilles de toile, encapuchonnes d'une resille bleue, le trainaient d'un pas lent, et devant eux marchait leur conducteur, la veste jetee sur l'epaule, une ceinture rouge serree a la taille, les espadrilles aux pieds, un long aiguillon a la main; pour s'abriter du soleil il avait tire en avant son beret qui formait ainsi visiere au-dessus de ses yeux brillants dans son visage rase de frais. Que de fois avait-il ainsi marche devant ces attelages de boeufs, l'aiguillon a la main, a la grande indignation de son frere qui, n'aimant que la chasse, la peche et les chevaux, l'accusait d'etre un paysan! Apres un bonjour echange, il se remit en marche, et, au lieu de continuer la grande route, prit le vieux chemin qui montait droit a la colline. Pour etre geographiquement dans le midi et meme dans l'extreme midi de la France, il n'en resulte pas que le Bearn soit roussi ou pele, c'est au contraire le pays du vert, et d'un vert si frais, si intense, qu'en certains endroits on pourrait se croire en Normandie, n'etait la chaleur du soleil, le bleu du ciel, la serenite, la limpidite, la douceur de l'atmosphere; l'Ocean est pres, les Pyrenees sont hautes, et, tandis que la montagne le defend des vents dessechants du sud, la mer lui envoie ses nuages qui, tombant sur une terre forte, y font pousser une vigoureuse vegetation; dans les prairies l'herbe monte jusqu'au ventre du betail; sur les collines, dans les _touyas_ que les paysans routiniers s'obstinent a conserver en landes, les ajoncs, les bruyeres et les fougeres depassent la tete des hommes; le long des chemins les haies sont epaisses et hautes. De profondes ornieres pleines d'eau coupaient celui qu'il avait pris, mais trop large de moitie, il offrait de chaque cote des tapis herbus qu'on pouvait suivre. De ce gazon, le printemps avait fait un jardin fleuri jusqu'au pied des haies ou paquerettes, primeveres et renoncules se melaient aux scolopendres et aux tiges rousses de la fougere royale qui, au bord des petites mares et dans les fonds tourbeux, commencait deja a pousser des jets vigoureux. Quelle fete pour ses yeux que cette eclosion du printemps, si superbe dans cette humilite de petites plantes mouillees de rosee, et combien le leger parfum que degageait leur floraison evoquait en lui de souvenirs restes vivants! Ce fut en egrenant le chapelet de ces souvenirs qu'il continua son chemin jusqu'au haut de la montee. Deja une fois il l'avait vu aussi fleuri dans une matinee pareille a celle-ci et il lui etait reste dans les yeux tel qu'il le retrouvait. A la suite d'une epidemie on avait licencie le college, et le train venant de Pau les avait descendus a Puyoo a cette meme heure, son frere et lui. Comme on n'etait pas prevenu de leur retour, personne ne les attendait a la gare, et, au lieu de louer une voiture, ils s'etaient fait une joie de s'en aller bride abattue a travers champs pour surprendre leur pere. Que de changements cependant, tandis que tout restait immuable dans ce coin de campagne, que de tristesses: son pere, son frere morts, lui debout encore, mais secoue si violemment que c'etait miracle qu'il n'eut pas le premier disparu. Combien a sa place se fussent abandonnes, et certainement il eut cede aussi a la desesperance s'il n'avait pas lutte pour les siens. Le secours qui lui venait d'eux l'avait jusqu'au bout soutenu: un sourire, une caresse, un mot de sa fille, son regard, la musique de sa voix. Au haut de la colline il s'arreta, et, posant sa valise au pied d'un arbre, il s'assit sur le tronc d'un chataignier qui attendait, couche dans l'herbe, que les chemins fussent assez durcis pour qu'on put le descendre a la scierie. De ce point culminant qu'un abatage fait dans les bois avait denude, la vue s'etendait libre sur les deux vallees, celle du Gave de Pau qu'il venait de quitter aussi bien que sur celle du Gave d'Oloron ou il allait descendre, et au-dela, par-dessus leurs villages, leurs prairies et leurs champs, sur un pays immense, de la chaine des Pyrenees couronnee de neige aux plaines sombres des Landes qui se perdaient dans l'horizon. Comme il n'avait pas mis plus d'une heure a la montee et qu'il ne lui faudrait que quarante ou cinquante minutes pour la descente, il pouvait, sans crainte de retard, se donner la satisfaction de rester la un moment a se reposer, en regardant le panorama etale devant lui. Tandis que la base des montagnes etait encore noyee dans des vapeurs confuses, les sommets neigeux, frappes par le soleil, se decoupaient assez nettement pour qu'il put les reconnaitre tous, depuis le pic d'Anie, qui avait donne son nom a sa fille, comme a toutes les ainees de la famille, jusqu'a la Rhune, dont le pied trempe dans la mer a Saint-Jean-de-Luz. En temps ordinaire il se serait amuse a distinguer chaque pic, chaque col, chaque passage, en se rappelant ses excursions et ses chasses; mais, en ce moment, ce qui le touchait plus que la chaine des Pyrenees, si pleine de souvenirs et d'emotions qu'elle fut pour lui, c'etait le village natal; aussi, quittant les croupes vertes qui de la montagne s'abaissent vers la plaine, chercha-t-il tout de suite le Gave qui, en un long ruban blanc courant entre la verdure de ses rives, l'amenait a la maison paternelle: isolee au milieu du parc, il la retrouva telle qu'elle s'etait si souvent dressee devant lui en ses mauvais jours, quand il pensait a elle instinctivement comme a un refuge, avec ses combles aux ardoises jaunies, ses hautes cheminees et sa longue facade blanche, coupee de chaines rouges, mais aussi avec un changement qui lui serra le coeur; au lieu d'apercevoir toutes les persiennes ouvertes, il les vit toutes fermees, faisant a chaque etage des taches grises qui se repetaient d'une facon sinistre. Personne non plus au travail, ni dans les jardins, ni dans le parc, ni devant les ecuries, les remises, les etables; pas de betes au paturage dans les prairies, le long du Gave, ou dans les champs; certainement la roue de la pecherie de saumon qui detachait sa grande carcasse noire sur la pale verdure des saules ne tournait plus; partout le vide, le silence, et dans la vaste chambre du premier etage, celle ou il etait ne, celle ou son pere etait mort, son frere dormant son dernier sommeil. Cette evocation qui le lui montrait comme si, par les persiennes ouvertes, il l'eut vu rigide sur son lit, l'etouffa, et tout se brouilla devant ses yeux pleins de larmes. IX En entendant huit heures sonner a l'horloge de l'eglise lorsqu'il arrivait aux premieres maisons du village, l'idee lui vint de passer d'abord chez le notaire Rebenacq; c'etait un camarade de college avec qui il causerait librement. Si Gaston avait fait un testament en faveur de son fils naturel, Rebenacq devait le savoir, et pouvait maintenant sans doute en faire connaitre les dispositions. Le caractere de son frere, porte a la rancune, d'autre part l'affection et les soins qu'il avait toujours eus pour ce jeune homme, tout donnait a croire que ce testament existait, mais enfin ce n'etait pas une illusion d'heritier de s'imaginer que, tout en instituant son fils son legataire universel, il avait pu, il avait du laisser quelque chose a Anie. En realite, ce n'etait point d'une fortune gagnee par son industrie personnelle et que son travail avait faite sienne, que Gaston jouissait et dont il pouvait disposer librement, sans devoir compte de ses intentions a personne, c'etait une fortune patrimoniale, acquise par heritage, sur laquelle, par consequent, ses heritiers naturels avaient certains droits, sinon legaux, au moins moraux. Or, Gaston avait un heritier legitime, qui etait son frere, et s'il pouvait desheriter ce frere, ainsi que la loi le lui permettait, les raisons ne manquaient pas pour appuyer sa volonte et meme la justifier: rancune, hostilite, persuasion que son legs, s'il en faisait un, serait gaspille; mais aucune de ces raisons n'existait pour Anie, qui ne lui avait rien fait, contre laquelle il n'avait pas de griefs, et qui etait sa niece. Dans ces conditions, il semblait donc difficile d'imaginer qu'elle ne figurat pas sur ce testament pour une somme quelconque; si minime que fut cette somme, ce serait la fortune, et, mieux que la fortune, le moyen d'echapper aux mariages miserables auxquels elle s'etait resignee. Deux minutes apres, il s'arretait devant les panonceaux rouilles qui, sur la place, servaient d'enseigne au notariat, et dans l'etude ou il entrait il trouvait un petit clerc en train de la balayer. --C'est a M. Rebenacq que vous voulez parler? dit le gamin. --Oui, mon garcon. --Je vas le chercher. Presque aussitot le notaire arriva, mais au premier abord il ne reconnut pas son ancien camarade. --Monsieur... --Il faut que je me nomme? --Toi! --Change, parait-il? --Comme tu n'as pas repondu a mes depeches, je ne t'attendais plus; car je t'en ai envoye deux et je t'ai ecrit. --C'est parce que je venais que je ne t'ai pas repondu; pouvais-tu penser que je laisserais disparaitre mon pauvre Gaston sans un dernier adieu? --Tu es venu a pied de Puyoo? dit le notaire sans repondre directement et en regardant la valise posee sur une chaise. --Une promenade; les jambes sont toujours bonnes. --Entrons dans mon cabinet. Apres l'avoir installe dans un vieux fauteuil en merisier, le notaire continua: --Comment vas-tu? Et madame Barincq? Et ta fille? --Merci pour elles, nous allons bien. Mais parle-moi de Gaston; ta depeche a ete un coup de foudre. --Sa mort en a ete un pour nous. C'est il y a deux ans environ que sa sante, jusque-la excellente, commenca a se deranger, mais sans qu'il resultat de ces derangements un etat qui presentat rien de grave, au moins pour lui, et pour nous. Il eut plusieurs anthrax qui guerirent naturellement, et pour lesquels il n'appela meme pas le medecin, car c'etait son systeme, de traiter, comme il le disait, les maladies par le mepris. Va-t-on s'inquieter pour un clou? Cependant, il etait moins solide, moins vigoureux, moins actif; un effort le fatiguait; il renonca a monter a cheval, et bientot apres il renonca meme a sortir en voiture, se contentant de courtes promenades a pied dans les jardins et dans le parc. En meme temps son caractere changea, tourna a la melancolie et s'aigrit; il devint difficile, inquiet, mefiant. J'appelle ton attention sur ce point parce que nous aurons a y revenir. Un jour, il se plaignit d'une douleur violente dans la jambe et dut garder le lit. Il fallut bien appeler le medecin qui diagnostiqua un abces interne qu'on traita par des cataplasmes, tout simplement. L'abces guerit, et Gaston se releva, mais il se retablit mal; l'appetit etait perdu, le sommeil envole. Pourtant, peu a peu, le mieux se produisit, la sante parut revenir. Mais ce qui ne revint pas, ce fut l'egalite d'humeur. --Avait-il des causes particulieres de chagrin? --Je le pense, et meme j'en suis certain, bien qu'il ne m'ait jamais fait de confidences entieres, pas plus a moi qu'a personne, d'ailleurs. Il m'honorait de sa confiance pour tout ce qui etait affaires, mais pour ses sentiments personnels il a toujours ete secret, et en ces derniers temps plus que jamais; il est vrai qu'un notaire n'est pas un confesseur. Mais nous reviendrons la-dessus; j'acheve ce qui se rapporte a la sante et a la mort. Je t'ai dit que l'etat general paraissait s'ameliorer, avec le printemps il avait repris gout a la promenade, et chaque jour il sortait, ce qui donnait a esperer que bientot il reprendrait sa vie d'autrefois; a son age cela n'avait rien d'invraisemblable. Les choses en etaient la, lorsqu'avant hier Stanislas, le cocher, se precipite dans ce cabinet et m'annonce que son maitre vient de se trouver mal; qu'il est decolore, sans mouvement, sans parole; qu'on ne peut pas le faire revenir. Je cours au chateau. Tout est inutile. Cependant, j'envoie chercher le medecin, qui ne peut que constater la mort causee par une embolie; un caillot forme au moment de la poussee des anthrax ou de la formation des abces de la jambe a ete entraine dans la circulation et a obstrue une artere. --La mort a ete foudroyante? --Absolument. Il s'etablit un moment de silence, et le notaire, emu lui-meme par son recit, ne fit rien pour distraire la douleur de son ancien camarade, qu'il voyait profonde; enfin il reprit: --Je t'ai dit que Gaston s'etait montre en ces dernieres annees triste et sombre; je dois revenir la-dessus, car ce point est pour toi d'un interet capital; mais, quel que soit mon desir de l'eclaircir, je ne le pourrai pas, attendu que pour beaucoup de choses j'en suis reduit a des hypotheses, et que tous les raisonnements du monde ne valent pas des faits; or, les faits precis me manquent. Bien que, comme je te l'ai dit, Gaston ne m'ait jamais fait de franches confidences, les causes de son chagrin et de son inquietude ne sont pas douteuses pour moi: elles provenaient pour une part de votre rupture, pour une autre d'un doute qui a empoisonne sa vie. --Un doute? --Celui qui portait sur la question de savoir s'il etait ou n'etait pas le pere du capitaine Sixte. --Comment... --Nous allons arriver au capitaine tout a l'heure; vidons d'abord ce qui te regarde. Si tu as ete affecte de la rupture avec ton frere, lui n'en a pas moins souffert, et peut-etre meme plus encore que toi, attendu que, tandis que tu etais passif, il etait actif; tu ne pouvais que supporter cette rupture, lui pouvait la faire cesser, n'ayant qu'un mot a dire pour cela, et luttant par consequent pour savoir s'il le dirait ou ne le dirait pas; j'ai ete le temoin de ces luttes; je puis t'affirmer qu'il en etait tres malheureux; positivement, elles ont ete le tourment de ses dernieres annees. --Nous nous etions si tendrement aimes. --Et il t'aimait toujours. --Comment ne s'est-il pas laisse toucher par mes lettres? --C'est qu'a ce moment il payait les interets de la somme dont il avait repondu pour toi, et que l'ennui de cette depense le maintenait dans son etat d'exasperation et son ressentiment. --Pour lui, cette depense etait cependant peu de chose. --Il faut que tu saches, et je peux le dire maintenant, que precisement, lorsque les echeances des interets de la garantie arriverent, Gaston venait de perdre une grosse somme dans un cercle a Pau qu'il ne put payer qu'en empruntant. Cela embrouilla ses affaires; il se trouva gene. Il le fut bien plus encore quand, par suite du phylloxera d'abord et du mildew ensuite, le produit de ses vignes fut reduit a neant. Un autre a sa place eut sans doute essaye de combattre ces maladies; lui, ne le voulut pas; c'etaient des depenses qu'il pretendait ne pas pouvoir entreprendre, et cela par ta faute, disait-il. La verite est qu'il ne croyait pas a l'efficacite des remedes employes ailleurs, et que, par apathie, obstination, il laissait aller les choses; et, en attendant que le hasard amenat un changement, il rejetait la responsabilite de son inertie sur ceux qui le condamnaient a se croiser les bras. C'est ainsi que toutes ses vignes sont perdues, et que celles qui n'ont point ete arrachees, n'ayant recu aucune facon depuis longtemps, sont devenues des _touyas_ ou ne poussent que des mauvaises herbes et des broussailles. Vois-tu maintenant la situation et comprends-tu la force de ses griefs? --Helas! --Comme, malgre tout, il ne pouvait pas, avec ses revenus, rester toujours dans la gene, il arriva un moment ou les economies qu'il faisait quand meme lui permirent de rembourser et la somme qu'il avait garantie pour toi et celle qu'il avait empruntee pour payer sa dette de jeu. J'attendais ce moment avec une certaine confiance, esperant que, quand ton souvenir ne serait plus rappele a ton frere par des echeances, un rapprochement se produirait; comme il n'aurait plus de griefs contre toi, votre vieille amitie renaitrait; et je crois encore qu'il en eut ete ainsi, si Gaston, isole, n'avait pu trouver d'affection que de ton cote et du cote de ta fille; mais alors, precisement, quelqu'un se placa entre vous qui empecha ce retour: ce quelqu'un, c'est le Capitaine Valentin Sixte. Je t'avais dit que j'arriverais a lui, nous y sommes. --Je t'ecoute. --Le capitaine est-il ou n'est-il pas le fils de ton frere? c'est la question que je me pose encore, bien que pour tout le monde, a peu pres, elle soit resolue dans le sens de l'affirmative; mais, comme elle ne l'etait pas pour Gaston, qui devait avoir cependant sur ce point des clartes qui nous manquent, et des raisons pour croire a sa paternite, tu me permettras de rester dans le doute. D'ailleurs tu en sais peut-etre autant que moi la-dessus, puisqu'a la naissance de l'enfant, tu etais dans les meilleurs termes avec ton frere. --Il ne m'a rien dit alors de mademoiselle Dufourcq; et plus tard je n'en ai appris que ce que tout le monde disait; deux ou trois fois j'ai essaye d'en parler a Gaston, qui detourna la conversation comme si elle lui etait penible. --Elle l'etait, en effet, pour lui, par cela meme qu'elle le ramenait a un doute qui jusqu'a sa mort l'a tourmente, et meme plus que tourmente, angoisse, desespere. C'est il y a trente-et-un ans que Gaston fit la connaissance des demoiselles Dufourcq qui demeuraient a deux kilometres environ de Peyrehorade au haut de la cote, a l'endroit ou la route de Dax arrive sur le plateau. La se trouvait autrefois une auberge tenue par le pere et la mere Dufourcq; a la mort de leurs parents, les deux filles, qui etaient intelligentes et qui avaient recu une certaine instruction, eurent le flair de comprendre le parti qu'elles pouvaient tirer de leur heritage en transformant l'auberge en une maison de location pour les malades qui voudraient jouir du climat de Pau, en pleine campagne et non dans une ville. Tu connais l'endroit. --Je me rappelle meme la vieille auberge. --Tu vois donc que la situation est excellente, avec une etendue de vue superbe; ce fut ce qui attira les etrangers, et aussi la transformation que ces deux filles avisees firent subir a la vieille auberge, devenue par elles une maison confortable avec bon mobilier, jardins agreables, cuisine excellente, et le reste. De l'une de ces filles, l'ainee, Clotilde, il n'y a rien a dire, c'etait une personne qui ne se faisait pas remarquer et ne s'occupait que de sa maison; de la jeune Leontine il y a beaucoup a dire, au contraire: jolie, coquette, mais jolie d'une beaute a faire sensation, et coquette a ne repousser aucun hommage. Ton frere la connut en allant voir un de ses amis etabli chez les soeurs Dufourcq pour soigner sa femme poitrinaire, et il devint amoureux d'elle. Tu penses bien qu'une fille de ce caractere n'allait pas tenir a distance un homme tel que M. de Saint-Christeau. Quelle gloire pour elle de le compter parmi ses soupirants! Ils s'aimerent; tous les deux jours Gaston faisait trente kilometres pour aller prendre des nouvelles de la femme de son ami. Ou cet amour pouvait-il aboutir? Leontine Dufourcq s'imagina-t-elle qu'elle pouvait devenir un jour la femme de M. de Saint-Christeau? C'etait bien gros pour une fille de sa condition. De son cote Gaston domine par sa passion promit-il le mariage pour l'emporter sur un jeune Anglais, fort riche et malade qui, habitant la maison, proposait, dit-on, a Leontine de l'epouser? C'est ce que j'ignore, car je n'ai appris toute cette histoire que par bribes, un peu par celui-ci, un peu par celui-la, c'est-a-dire d'une facon contradictoire. Ce qu'il y a de certain, c'est que Leontine devint enceinte. Pourquoi a ce moment Gaston ne l'epousa-t-il pas? Probablement parce qu'il desespera d'obtenir un consentement, qu'il n'aurait meme pas ose demander. Vois-tu la fureur de votre pere, en apprenant que son aine voulait epouser la fille d'un aubergiste? --Notre pere n'aurait jamais donne son consentement; il aurait plutot rompu avec Gaston, malgre toute sa tendresse, toute sa faiblesse pour son aine. --On n'en vint pas a cette extremite, et si votre pere connut la liaison de son fils avec Leontine, il ne crut certainement qu'a une amourette sans consequence. D'ailleurs, avant que la grossesse fut apparente, Leontine quitta Peyrehorade pour aller habiter Bordeaux, ou elle se cacha; on dit dans le pays qu'elle etait aupres d'une soeur ainee, mariee en Champagne. Chaque semaine Gaston fit le voyage de Bordeaux; a Royan on les rencontra ensemble. En meme temps qu'elle quittait Peyrehorade, le jeune Anglais, qui s'appelait Arthur Burn, partait aussi; on a raconte qu'on les avait vus, lui et elle, a Bordeaux; est-ce vrai, est-ce faux? je l'ignore; mais tout me parait croyable avec une femme coquette comme celle-la; si elle n'epousait pas Gaston qu'elle devait, semblait-il, preferer, elle retrouverait son Anglais; condamne a une mort prochaine, celui-la etait a menager. Chose extraordinaire, ce ne fut pas le malade qui mourut, ce fut la belle fille, saine et forte: un mois apres l'accouchement, elle fut emportee tout d'un coup. L'enfant n'avait pas ete reconnu par Gaston qui, sans doute, voulait le legitimer par mariage subsequent quand il le pourrait faire. La tante Clotilde le prit avec elle a Peyrehorade et l'eleva comme son neveu en le disant fils de sa soeur ainee, la Champenoise. Des annees s'ecoulerent sur lesquelles je ne sais rien, si ce n'est que Gaston allait voir l'enfant quelquefois chez sa tante, et que, quand le moment arriva de le mettre au college a Pau, il paya sa pension. Il se montra eleve applique, studieux, intelligent, et il entra a Saint-Cyr dans les bons numeros. Ce fut en costume de Saint-Cyrien que, pour la premiere fois, il vint au chateau ou il passa une partie de ses vacances a pecher, a chasser, a galoper. Pour ceux qui n'avaient pas oublie les amours avec Leontine, ce sejour fut le commencement de la reconnaissance du fils par le pere, car pour tout le monde Valentin etait bien le fils de Gaston; personne ne doutait de cette paternite, et moi-meme qui, jusque-la, m'etais tenu sur la reserve... --Avais-tu des raisons pour la justifier? --Pas d'autres que celles qui resultaient de la non-reconnaissance par Gaston, mais pour moi celles-la etaient d'un grand poids, car, avec un homme du caractere de ton frere, il me paraissait impossible d'admettre que, croyant ce garcon son fils, il ne lui donnat pas son nom; s'il ne le faisait pas, c'est qu'il en etait empeche; et, comme il ne dependait plus de personne, ce ne pouvait etre que par un doute base sur les relations qui avaient existe entre Leontine et Arthur Burn. Quelles avaient ete au juste ces relations? Innocentes ou coupables? Bien malin qui pouvait le dire apres vingt ans, alors que l'un et l'autre avaient emporte leur secret. En tout cas Gaston n'osait pas se prononcer puisqu'il ne reconnaissait pas ce fils, a ses yeux douteux. S'interesser, s'attacher a lui, cela il le pouvait, et le jeune homme, je dois le dire, justifiait cet interet; mais le reconnaitre, lui donner son nom, en faire l'heritier, le continuateur des Saint-Christeau, cela il ne l'osait pas. J'ai vu ses scrupules, ou plutot je les ai devines; j'ai assiste a ses luttes de conscience alors qu'il etait partage entre deux devoirs egalement puissants sur lui: d'une part, celui qu'il croyait avoir envers ce jeune homme; d'autre part, celui qui le liait a son nom, et je t'assure qu'elles ont ete vives. --N'a-t-il pas fait des recherches, une enquete? --Apres vingt ans! Sur un pareil sujet! Il est certain cependant qu'il a du recueillir tous les renseignements qui pouvaient l'eclairer. Mais il est certain aussi qu'ils n'ont pas ete assez probants puisque la reconnaissance n'a pas eu lieu. Les choses continuerent ainsi sans que ma femme et moi nous osions decider qu'elle se ferait ou ne se ferait pas; penchant tantot pour la negative, tantot pour l'affirmative. Valentin, en quittant Saint-Cyr, devint officier de dragons et entra plus tard a l'Ecole de guerre d'ou il sortit le troisieme. Gaston, fier de lui, avait son nom sans cesse sur les levres, et, toutes les fois que Valentin obtenait un conge, il venait le passer au chateau; un pere n'eut pas ete plus tendre pour son fils; un fils plus affectueux pour son pere. Cependant ce fut a ce moment meme que j'acquis la certitude que jamais Gaston ne le reconnaitrait, et voici comment elle se forma dans mon esprit. Tu me trouves sans doute bien decousu, bien incoherent? --Je te trouve d'une lucidite parfaite. --Alors je continue. Un jour Gaston me chargea de lui dresser un modele de testament qu'il copierait. Si reserve que je dusse etre avec un client defiant, qui avait toujours peur qu'on l'amenat a dire ce qu'il voulait tenir secret, je fus cependant oblige de lui adresser quelques questions. Il me repondit evasivement en se tenant dans des generalites, si bien qu'au lieu d'un seul modele je lui en fis quatre ou cinq, repondant aux divers cas qui, me semblait-il, pouvaient se presenter pour lui. Quatre jours apres, il m'apporta son testament dans une enveloppe scellee de cinq cachets et me demanda de le garder. --Alors, il a fait un testament? --Il en a fait un a ce moment; mais, il y a un mois, il me l'a repris pour le modifier, peut-etre meme pour le detruire, et je ne sais pas s'il en a fait un autre; ce qu'il y a de certain, c'est que je ne suis depositaire d'aucun, de sorte qu'aujourd'hui tu es le seul heritier legitime de ton frere; ce qui ne veut pas dire, tu dois le comprendre, que tu recueilleras cet heritage. --Je comprends qu'on peut trouver un testament dans les papiers de Gaston. --Parfaitement. Cela dit, je remonte a la conviction qui s'est etablie en moi que Gaston ne reconnaitrait pas le capitaine, le jour meme ou il m'a demande un modele de testament. Et cette conviction est, il me semble, basee sur la logique. Tu sais, n'est-ce pas, que l'enfant naturel reconnu n'a pas sur les biens de son pere les memes droits que l'enfant legitime? dans l'espece, le capitaine, fils legitime de Gaston, herite de la totalite de la fortune de son pere, fils naturel reconnu il n'herite que de la moitie de cette fortune, puisque ce pere laisse un frere qui est toi. Pour qu'il recueille cette fortune entiere, il faut qu'elle lui soit leguee par testament, et ce testament n'est possible en sa faveur que s'il est un etranger et non un enfant naturel reconnu. --Je ne savais pas cela du tout. --N'en sois pas surpris; quand la loi s'occupe des enfants naturels, adulterins ou incestueux, elle est pleine d'obscurite, de lacunes, de trous ou de traquenards au milieu desquels ceux dont c'est le metier d'interpreter le Code ont souvent bien du mal a se debrouiller. Donc, selon moi, ton frere, faisant son testament, renoncait a reconnaitre le capitaine pour son fils. --Et la conclusion de ton raisonnement etait que le desir de laisser toute sa fortune au capitaine le guidait? --En effet, la logique conduisait a cette conclusion. --Soupconnes-tu les raisons pour lesquelles il t'a repris son testament. --Elles sont de plusieurs sortes, mais les unes comme les autres ne reposent que sur des hypotheses. --Puisque tu les as examinees, trouves-tu quelque inconvenient a me les dire? --Nullement. --Tu admets, n'est-ce pas, qu'elles nous interessent assez pour que je te les demande? --Je crois bien. --Depuis longtemps, j'etais habitue a l'idee que Gaston laisserait sa fortune au capitaine, mais ce que tu viens de m'apprendre me montre que les choses ne sont pas telles que je les imaginais, notamment pour la paternite que je croyais certaine; les conditions sont donc changees. --Apres avoir ete trop loin dans un sens, ne va pas trop vite maintenant dans un sens oppose. --Je n'irai que jusqu'ou tu me diras d'aller. La vie m'a ete trop dure pour que je me laisse emballer; et je puis t'affirmer, avec une entiere sincerite, qu'en ce moment meme je suis plus profondement emu par le chagrin que me cause la mort de Gaston, que je ne suis trouble par la pensee de son heritage. Certainement je ne suis pas indifferent a cet heritage sur lequel j'ai bien quelques droits, quand ce ne seraient que ceux auxquels j'ai renonce, mais enfin je suis frere beaucoup plus qu'heritier, fais-moi l'honneur de le croire. --C'est justement sur ces droits dont tu parles que repose une des hypotheses qui soit presentee, quand je me suis demande pourquoi Gaston me reprenait son testament. Je puis te dire que depuis votre rupture je ne suis pas reste sans parler de toi avec ton frere. Dans les premieres annees cela etait difficile, je t'ai explique pourquoi: colere encore vivante, rancune exasperee par les embarras d'argent, echeances des sommes a payer. Mais quand tout a ete paye, quand le souvenir des embarras d'argent s'est efface, ton nom n'a plus produit le meme effet d'exasperation, j'ai pu le prononcer, ainsi que celui de ta fille, et representer incidemment, sans appuyer, bien entendu, qu'il serait facheux qu'elle ne put pas se marier, uniquement parce qu'elle n'avait pas de dot. --Tu as agi en ami, et je t'en remercie de tout coeur. --En honnete homme, en honnete notaire qui doit eclairer ses clients, meme lorsqu'ils ne le lui demandent pas, et les guider dans la bonne voie, vers le vrai et le juste. Or pour moi la justice voulait que vous ne fussiez pas entierement frustres d'un heritage sur lequel vous aviez des droits incontestables. Est-ce pour modifier son testament dans ce sens que Gaston me l'a repris? Cela est possible. --Evidemment. --Sans doute; et j'aime d'autant plus a m'arreter a cette hypothese quelle est consolante, et que sa realisation serait honorable pour la memoire de ton frere en meme temps qu'elle vous serait favorable. Mais il faut bien se dire qu'elle n'est pas la seule. Si ton frere a voulu modifier son testament qui, sous sa premiere forme, n'etait pas en ta faveur, je le crains, et y ajouter de nouvelles dispositions pour te donner, a toi ou a ta fille, ce qu'il vous devait, il peut aussi l'avoir modifie dans un sens tout oppose, comme il peut aussi l'avoir tout simplement supprime. --Y a-t-il dans ses relations avec le capitaine quelque chose qui te puisse faire croire a cette suppression? --Rien du tout, et meme je dois dire que ces relations sont devenues plus suivies qu'elles n'etaient quand Sixte passe capitaine a ete nomme officier d'ordonnance du general Harraca qui commande a Bayonne, ce qui lui a permis de venir a Ourteau tres souvent; j'ajoute encore que ce choix a ete inspire par Gaston qui etait l'ami du general. --Alors cette hypothese de la suppression du testament est peu vraisemblable? --Sans doute; mais cela ne veut pas dire qu'il faille l'ecarter radicalement. Je t'ai explique que Gaston avait toujours eu des doutes sur sa paternite, ce qui fait que, dans ses rapports avec l'enfant de Leontine Dufourcq, il a varie entre l'affection et la repulsion; en certains moments, plein de tendresse pour son fils, dans d'autres ne regardant qu'avec horreur ce fils d'Arthur Burn. Qui sait si le jour ou il m'a redemande le testament, il n'etait pas dans un de ces moments d'horreur? Une disposition morale peut aussi bien avoir provoque cette horreur qu'une decouverte decisive par temoignage, lettre ou toute autre information a laquelle il aurait ajoute foi. --Mais ses relations avec le capitaine ne permettent pas cette supposition, me semble-t-il? --Le capitaine n'est pas venu au chateau depuis que Gaston m'a redemande son testament; et, ce jour-la, pendant les quelques minutes que ton frere est reste dans ce cabinet d'ou il semblait presse de sortir, je l'ai trouve tres trouble: tu vois donc qu'il faut admettre cette supposition, si peu serieuse qu'elle puisse paraitre, comme il faut admettre tout, meme que le capitaine va nous arriver avec un bon testament en poche. --J'admets cela tres bien. --En tout cas, nous serons bientot fixes. Pour plus de surete, j'ai fait, a ta requete, apposer les scelles; nous les leverons dans trois jours, et alors nous trouverons le testament, s'il y en a un. En attendant, en ta qualite de plus proche parent, tu vas etre le maitre dans ce chateau. C'est en ton nom que j'ai tout ordonne, depuis le service a l'eglise jusqu'au diner commande pour recevoir convenablement ceux des invites qui, venant de loin, n'auraient rien trouve a Ourteau, particulierement vos parents d'Orthez, de Mauleon et de Saint-Palais qui, certainement, vont arriver d'un moment a l'autre. --Laisse-moi te remercier encore une fois; tu as agi dans ces tristes circonstances comme un parent. --Simplement comme un notaire. --Il n'y en a plus de ces notaires. --Aux environs de Paris, on dit cela, peut-etre, mais je t'assure que chez nous il s'en trouve qui sont les amis de leurs clients. Puisque ce mot est dit, veux-tu me permettre d'en ajouter un autre? Il parut embarrasse. --Parle donc. --Le voila, dit-il en ouvrant un des tiroirs de son bureau, c'est que si pour tenir ton rang tu avais besoin d'une certaine somme, je suis a ta disposition. --Je te remercie. --Ne te gene pas; cela peut etre facilement impute au compte de la succession. --Je suis touche de ta proposition, mon cher Rebenacq, mais j'espere n'avoir pas a te mettre a contribution. --En tout cas, tu ne refuseras pas de prendre une tasse de cafe au lait avec moi; apres une nuit passee en chemin de fer, tu es venu a pied de Puyoo, pense que la ceremonie se prolongera tard. La tasse de cafe acceptee, le notaire voulut que le petit clerc portat la valise de son ancien camarade. --Si je ne t'accompagne pas, dit-il, c'est que je pense que je serais importun; l'experience m'a appris malheureusement qu'a vouloir distraire notre chagrin, le plus souvent on l'exaspere. A bientot. X Un peu apres dix heures on vint prevenir Barincq que les invites commencaient a arriver, et il dut descendre au rez-de-chaussee. Il avait eu le temps de s'habiller, et, quand il entra dans le grand salon, ce n'etait plus le dessinateur de l'_Office cosmopolitain_ ploye et deprime par vingt annees d'un dur travail; sa taille s'etait redressee, sa tete levee, et, si son visage portait dans l'obliquite des sourcils et l'abaissement des coins de la bouche l'empreinte d'une douleur sincere, cette douleur meme l'avait ennobli: plus de soucis immediats, plus d'inquietudes agacantes, mais des preoccupations plus hautes, plus dignes. C'etaient des parents qui l'attendaient, des cousins du pays basque et du Bearn, les uns de Mauleon et de Saint-Palais portant le nom de Barincq; les autres les Pedebidou d'Orthez. Autrefois ses camarades d'enfance, ses amis de jeunesse, ils ne l'avaient pas vu depuis vingt-cinq ou trente ans; mais ils connaissaient l'histoire de sa vie et de ses luttes; aussi, quand ils avaient appris par les domestiques sa presence au chateau, n'avaient-ils pas ete sans eprouver une certaine inquietude aussi bien dans leur fierte de personnages consideres que dans leur prudence provinciale de gens interesses, ce qu'ils etaient tous les uns et les autres. --Avait-il seulement des souliers aux pieds, le pauvre diable? --Et, d'autre part, a quelles demandes d'argent n'allaient-ils pas etre exposes? Les plaintes si souvent repetees de Gaston pendant ces vingt dernieres annees n'etaient pas oubliees; et, en se rappelant comme il avait ete exploite par son frere, on s'etait invite, reciproquement, a se tenir sur la reserve et la defensive: cousin, on l'etait, sans doute; mais c'est une parente assez eloignee pour qu'elle ne cree, Dieu merci, ni devoirs ni liens. Il y eut de la surprise quand on le vit entrer dans le salon les pieds chausses comme tout le monde et non de bottes eculees de Robert Macaire. A la verite les volets ne laissaient penetrer qu'une clarte douteuse, mais celle qui tombait des impostes suffisait cependant pour montrer que son habit n'etait pas honteux, et qu'il portait des gants avouables. Alors un changement de sentiments se produisit instantanement; et toutes les mains se tendirent pour serrer les siennes. --Comment vas-tu? --Et ta femme? --N'as-tu pas une fille? --Elle s'appelle Anie. --Alors tu as garde les traditions de la famille. --Et le souvenir du pays. De nouveau, les mains s'etreignirent. Le revirement fut si complet, qu'apres avoir exprime des regrets pour la brouille survenue entre les deux freres, on en vint a blamer Gaston qui avait persiste dans sa rancune. --C'etait la une des faiblesses de son caractere, dit l'un des Barincq de Mauleon. --Les relations de famille doivent reposer sur l'indulgence, dit un autre. --Cette indulgence doit etre reciproque, appuya l'aine des Pedebidou. Ce n'est pas seulement sur l'indulgence que ces relations doivent reposer, c'est aussi sur la solidarite. En vertu de ce principe, deux des cousins, ceux a qui leur age et leur position donnaient l'autorite la plus haute, l'attirerent dans un coin du salon. --Tu sais les relations qui existaient entre ton frere et un certain capitaine de dragons? --J'ai vu Rebenacq. Tous deux en meme temps, lui prirent les mains, l'un la gauche, l'autre la droite, et les serrerent fortement. --Qu'on etablisse ses batards, dit l'un, rien de plus juste; je blame les peres qui, dans notre position, laissent leurs enfants naturels devenir les fils des vagabonds, les filles des gueuses, mais qu'on fasse cet etablissement au detriment de la famille legitime, c'est ce que je n'admets pas. --C'est ce que nous blamons, dit l'autre. --Crois bien que nous sommes avec toi, et que nous te plaignons. --Sois certain aussi que tu peux compter sur nous, pour montrer a cet intrigant le mepris que nous inspirent ses manoeuvres. De nouveaux arrivants interrompirent cet entretien intime, il fallut revenir a la cheminee, et les recevoir, leur tendre la main, trouver un mot a leur dire. C'etait la troisieme fois qu'a cette place il assistait a ce defile de parents, d'amis, de voisins ou d'indifferents, qui constitue le personnel d'un bel enterrement: la premiere pour sa mere quand il etait encore enfant; la seconde pour son pere, a la gauche de son frere, et maintenant tout seul, pour celui-ci: meme obscurite, meme murmure de voix etouffees, meme tristesse des choses dans ce salon, ou rien n'avait change, et ou les vieux portraits sombres qui faisaient des taches noires sur les verdures palies, et qu'il avait toujours vus, semblaient le regarder comme pour l'interroger. Parmi ceux qui passaient et lui tendaient la main, il y en avait peu dont il retrouvat le nom: il est vrai que, pour la plupart, ces physionomies evoquaient des souvenirs, mais lesquels? c'etait ce que sa memoire hesitante et troublee ne lui disait pas assez vite. Il lui sembla qu'un mouvement se produisait dans les groupes formes ca et la, et que les tetes se tournaient de ce cote; instinctivement il suivit ces regards, et vit entrer un officier. --C'est le capitaine, dit un des cousins. Apres un regard circulaire jete rapidement dans le salon pour se reconnaitre, le capitaine s'avanca vers la cheminee; en grande tenue, le sabre au crochet, appuye sur ses aiguillettes, le casque dans le bras gauche, il marchait sans paraitre faire attention aux yeux ramasses sur lui. --Tu vois, aucune ressemblance, dit a voix basse le meme cousin qui l'avait annonce. Mais cette non-ressemblance ne lui parut pas du tout frappante comme le pretendait le cousin; au reste, il n'eut pas le temps de l'examiner: arrive devant eux, le capitaine s'inclinait, et il allait se retirer sans qu'aucun des parents eut repondu a son salut autrement que par un court signe de tete, quand, dans un mouvement de protestation en quelque sorte involontaire, Barincq avanca la main; le capitaine alors avanca la sienne, et ils echangerent une legere etreinte. --Tu lui as donne la main, dit un des Barincq quand le capitaine se fut eloigne. --Comme a tous les invites. --Tu n'as donc pas vu ses pattes d'argent et ses aiguillettes? --Quelles pattes? --Sur son dolman; ses epaulettes, si tu aimes mieux. --Eh bien, qu'importent ces pattes! Ce cousin, qui avait quitte l'armee pour se marier, et qui etait au courant des usages militaires, haussa les epaules: --On ne porte pas la grande tenue a l'enterrement d'un ami, dit-il, mais simplement le kepi et les pattes noires. S'il l'a revetue aujourd'hui, c'est pour afficher ses droits et crier sur les toits qu'il se pretend le fils de Gaston. Bien que ces observations se fussent echangees a voix basse, elles n'avaient pas pu passer inapercues, et, tandis que les uns se demandaient ce qu'elles pouvaient signifier, les autres examinaient le capitaine avec curiosite; on avait vu l'accueil plus que froid des cousins, la poignee de main du frere, et l'on etait deroute. L'entree du notaire Rebenacq amena une diversion. Puis de nouveaux arrivants se presenterent, et ce fut bientot une procession. Alors, le salon s'emplissant, ceux qui etaient entres les premiers cederent la place aux derniers, et l'on se repandit dans le jardin ou l'on trouvait plus de liberte, d'ailleurs, pour causer et discuter. --Vous avez vu que M. Barincq a tendu la main au capitaine Sixte? --Pouvait-il ne pas la lui donner? --Dame! ca depend du point de vue auquel on se place. --Justement. Si le capitaine est le fils de M. de Saint-Christeau, il est, quoi qu'on veuille, le neveu de M. Barincq, et, des lors, c'est bien le moins que celui-ci tende la main au fils de son frere; s'il ne l'est pas, et ne vient a cet enterrement que pour s'acquitter de ses devoirs envers un homme qui fut son protecteur, il me parait encore plus difficile que la famille de celui a qui on rend un hommage lui refuse la main. --Meme s'il s'est fait leguer une fortune dont il frustre la famille? --Alors je trouverais que M. Barincq n'en a ete que plus crane. --Ses cousins l'ont blame. --A cause de la patte blanche. Et ceux qui connaissaient le ceremonial militaire eurent le plaisir d'en enseigner les lois a ceux qui les ignoraient; cela fournit un sujet de conversation jusqu'au moment ou le clerge arriva pour la levee du corps. --Quelle place allait occuper le capitaine dans le convoi? Ce fut la question que les curieux se poserent: si la tenue du capitaine etait une affirmation, cette place pouvait en etre une autre. Tandis que la famille prenait la tete, le capitaine se mela a la foule, au hasard, et ce fut dans la foule aussi qu'il se placa a l'eglise, sans que rien dans son attitude montrat qu'il attachait de l'importance a un rang plutot qu'a un autre: les parents occupaient dans le choeur le banc drape de noir qui, depuis de longues annees, appartenait aux Saint-Christeau, lui restait dans la nef confondu avec les autres assistants. Mais, comme il etait au bout d'une travee et faisait face a ce banc, d'autre part comme son uniforme tranchant sur les vetements noirs tirait les regards, chaque fois que Barincq levait les yeux, il le trouvait devant lui, et alors il ne pouvait pas ne pas l'examiner pendant quelques secondes; sa pensee etait obsedee par le mot de son cousin: "aucune ressemblance". Si le capitaine etait moins grand que Gaston, comme lui il etait de taille bien prise, bien decouplee, elegante, souple; et comme lui aussi il avait la tete fine, reguliere, avec le nez fin et droit; enfin comme lui aussi il avait les cheveux noirs; mais, tandis que la barbe de Gaston etait noire et son teint bistre, la moustache du capitaine etait blonde et son teint rose; c'etait cela surtout qui formait entre eux la difference la plus frappante, mais cette difference ne paraissait pas assez forte pour qu'on put affirmer qu'il n'existait entre eux aucune ressemblance; assurement il n'etait pas assez pres de Gaston pour qu'on s'ecriat: "C'est son fils!" mais d'un autre cote il n'en etait pas assez loin non plus pour qu'on s'ecriat qu'il ne pouvait y avoir aucune parente entre eux; l'un avait ete un elegant cavalier dans sa jeunesse, l'autre etait un bel officier; l'un appartenait au type franchement noir, l'autre melait dans sa personne le noir au blond; voila seulement ce qui, apres examen, apparaissait comme certain, le reste ne signifiait rien; et franchement on ne pouvait pas la-dessus s'appuyer pour batir ou demolir une filiation. Depuis l'incident de la main donnee au capitaine, une question preoccupait Barincq: devait-il ou ne devait-il pas inviter le capitaine au dejeuner qui suivrait la ceremonie? Et s'il trouvait des raisons pour justifier cette invitation, celles qui, apres le blame de ses cousins, la rendaient difficile, ne manquaient pas non plus. Heureusement au cimetiere, c'est-a-dire au moment ou il fallait se decider, Rebenacq lui vint en aide: --Comme la presence du capitaine a votre table serait genante pour vous, autant que pour lui peut-etre, veux-tu que je l'emmene a la maison? Cela vous tirera d'embarras. C'etait "nous tirera d'embarras" que le notaire aurait dit dire, car sa position au milieu de ces heritiers possibles etait delicate pour lui aussi. Si l'amitie, de meme qu'un sentiment de justice, lui faisaient souhaiter que l'heritage de Gaston revint a son ancien camarade, d'autre part les interets de son etude voulaient que ce fut au capitaine. Heritier de son frere, Barincq conserverait sans aucun doute le chateau et ses terres pour les transmettre plus tard a sa fille comme bien de famille. Au contraire, le capitaine qui n'aurait pas des raisons de cet ordre pour garder le chateau, et qui meme en aurait d'excellentes pour vouloir s'en debarrasser, le vendrait, et cela entrainerait une serie d'actes fructueux qui, au moment ou il pensait a se retirer des affaires, grossirait bien a propos les produits de son etude. Dans ces conditions, il importait donc de manoeuvrer assez adroitement entre celui qui pouvait etre l'heritier et celui qui avait tant de chances pour etre legataire, de facon a conserver des relations aussi bonnes avec l'un qu'avec l'autre; de la son idee d'invitation qui d'une pierre faisait deux coups: il rendait service a Barincq dans une circonstance delicate; et en meme temps il montrait de la politesse et de la prevenance envers le Capitaine, qui certainement, devait etre blesse de l'accueil qu'il avait trouve aupres de la famille. XI Ce fut seulement a une heure avancee de l'apres-midi que les derniers invites quitterent le chateau; et les cousins ne partirent pas sans echanger avec Barincq de longues poignees de main accompagnees de souhaits chaleureux: --Nous sommes avec toi. --Compte sur nous. --Jamais je n'admettrai que Gaston ait pu t'enlever un heritage qui t'appartient a tant de titres. --C'est au moment de la mort qu'on repare les faiblesses de sa vie. --Si Gaston a pu a une certaine heure faire le testament dont parle Rebenacq, certainement il l'a detruit. --C'est pour cela et non pour autre chose qu'il l'a repris. --A la levee des scelles ne manque pas de nous envoyer des depeches. --Tu nous ameneras ta fille. --Nous la marierons dans le pays. Enfin il fut libre de s'occuper des siens et d'ecrire a sa femme une lettre pour completer son telegramme du matin, dans lequel il avait pu dire seulement qu'il etait retenu au chateau par des affaires importantes. Dans sa lettre il expliqua ce qu'etait cette affaire importante, et, sans repeter les esperances de ses cousins, il dit au moins les suppositions de Rebenacq; un fait etait certain: pour le moment il n'y avait pas de testament; l'inventaire en ferait-il trouver un? c'etait ce que personne ne pouvait affirmer ni meme prevoir en s'appuyant sur de serieuses probabilites; pour lui, il n'avait pas d'opinion, il ne concluait pas; c'etait trois jours a attendre. Quand il eut acheve cette longue lettre, le soir tombait, un de ces soirs doux et lumineux propres a ce pays ou si souvent la nature semble s'endormir dans une poetique serenite, et n'ayant plus rien a faire il sortit, laissant ses pas le porter ou ils voudraient. Ce fut simplement dans le parterre joignant immediatement le chateau, et il y demeura, prenant un plaisir melancolique a rechercher les plantes qui avaient ete les amies de ses annees d'enfance, et qu'il retrouvait telles qu'elles etaient cinquante ans auparavant, sans qu'aucun changement eut ete apporte dans leur culture ou dans leur choix par des jardiniers en peine de la mode; dans les bordures de buis taillees en figures geometriques c'etait toujours la meme ordonnance de vieilles fleurs: primeveres, corbeilles d'or et d'argent, juliennes, ancolies, ravenelles, giroflees, jacinthes, anemones, renoncules, tulipes; et en les regardant dans leur epanouissement, en respirant leur parfum printanier qui s'exhalait dans la douceur du soir, il se prenait a penser que la vie qui s'etait si furieusement precipitee sur lui en luttes et en catastrophes s'etait arretee dans cette tranquille maison. Que n'etait il reste a son ombre, uni avec son frere, ainsi que celui-ci le lui proposait! Ah! si la vie se recommencait, comme il ne referait pas la meme folie, et ne courrait pas apres les mirages qui l'avaient entraine! Jeune, c'etait sans regret qu'il avait quitte cette maison, se croyant appele a de glorieuses destinees; maintenant allait-il pouvoir reprendre place sous son toit, et jusqu'a la mort la garder? Quel soulagement, et quel repos! Jusqu'a une heure avancee de la soiree, il suivit ce reve, plus hardi avec lui-meme qu'il n'avait ose l'etre en ecrivant a sa femme, se repetant sans cesse les derniers mots de ses cousins, et se demandant s'il n'etait pas possible qu'au moment de la mort Gaston eut reellement repare ce qu'il avait reconnu etre une erreur. Toute la nuit il dormit avec cette idee, et le matin, au soleil levant, il etait dans les prairies, pour prendre possession de ces terres deja siennes. On a souvent discute sur les excitants de l'esprit; a coup sur, il n'en est pas qui provoque plus fortement l'imagination que l'espoir d'un heritage prochain. Bien que peu sensible au gain, Barincq n'echappa pas a cette fievre, et, pendant les trois jours qui s'ecoulerent avant la levee des scelles, on le vit du matin au soir passer et repasser par les chemins, et les sentiers qui desservent le domaine; les terres arables, il les amenderait par des engrais chimiques; les vignes mortes ou malades, il les arracherait et les transformerait en prairies artificielles: les prairies naturelles, il les irriguerait au moyen de barrages dont il dessinait les plans; ce serait une transformation scientifique, en peu de temps le revenu de la terre serait certainement double, s'il n'etait pas triple: c'est surtout pour ce qu'il ne connait pas, que l'esprit d'invention se revele inepuisable et genial. Pour suivre le double jeu qu'il avait adopte, le notaire Rebenacq s'etait mis a la disposition de Barincq afin de proceder a l'inventaire au jour que celui-ci choisirait, mais, ce jour fixe, il s'etait empresse d'ecrire au capitaine Sixte pour l'avertir qu'il eut a se presenter au chateau, "s'il croyait avoir interet a le faire". A cette communication, le capitaine avait repondu qu'il etait fort surpris qu'on lui adressat une pareille invitation: en quelle qualite assisterait-il a cet inventaire? dans quel but? c'etait ce qu'il ne comprenait pas. Aussitot que le notaire eut recu cette lettre, il la porta a son ancien camarade. --Voici le moyen que j'ai employe pour demander au capitaine s'il avait un testament, sans le lui demander franchement; sa reponse prouve qu'il n'en a pas, et, me semble-t-il, qu'il ignore s'il en existe un; c'est quelque chose cela. --Assurement; cependant le bureau et le secretaire de Gaston n'ont pas livre leur secret. --Ils le livreront demain. En effet, le lendemain matin, a neuf heures, le juge de paix, assiste de son greffier, se rendit au chateau avec Rebenacq pour proceder a la levee des scelles ainsi qu'a l'inventaire, et, bien que les uns et les autres dussent etre, par un long usage de leur profession, cuirasses contre les emotions, ils avaient egalement hate de voir ce que le bureau-secretaire et les casiers du cabinet de travail de M. de Saint-Christeau allaient leur reveler. Renfermaient-ils ou ne renfermaient-ils point un testament en faveur du capitaine Sixte? Cependant, ce ne fut pas par l'ouverture de ces meubles qu'on commenca, la forme exigeant qu'on procedat d'abord a l'intitule; mais, comme il etait des plus simples, il fut vite dresse, et le juge de paix put enfin reconnaitre si les scelles par lui apposes etaient sains et entiers; cette constatation faite, la cle fut introduite dans la serrure du tiroir principal. --J'estime que, s'il existe un testament, dit le notaire, il doit se trouver dans ce tiroir ou Gaston rangeait ses papiers les plus importants. --C'etait la aussi que mon pere placait les siens, dit Barincq. --Procedons a une recherche attentive, dit le juge de paix. Mais, si attentive que fut cette recherche, elle ne fit pas trouver le testament. Sans se permettre de toucher a ces papiers Barincq se tenait derriere le notaire et, penche par-dessus son epaule, il le suivait dans son examen, le coeur serre, les yeux troubles; personne ne faisait d'observation inutile, seul le notaire de temps en temps enoncait la nature de la piece qu'il venait de parcourir: quand elle etait composee de plusieurs feuilles, il les tournait methodiquement de facon a ne pas laisser passer inapercu ce qui aurait pu se trouver intercale entre les pages. A la fin, ils arriverent au fond du tiroir. --Rien, dit le notaire. --Rien, repeta le juge de paix. Ils leverent alors les yeux sur Barincq et le regarderent avec un sourire qui lui parut un encouragement a esperer en meme temps qu'une felicitation amicale. Il se pourrait qu'il n'existat pas de testament, dit le notaire. --Cela se pourrait parfaitement, repeta le juge de paix. --Je commence a le croire, dit le greffier qui ne s'etait pas encore permis de manifester une opinion. --Voulez-vous examiner les autres tiroirs? demanda Barincq d'une voix que l'anxiete rendait tremblante. --Certainement. Le second tiroir, vide avec les memes precautions et le meme soin meticuleux, ne contenait que des papiers insignifiants, entasses la par un homme qui avait la manie de conserver toutes les notes qu'il recevait, alors meme qu'elles ne presentaient aucun interet. Il en fut de meme pour le troisieme et le quatrieme. --Rien, disait Rebenacq avec un sourire plus approbateur. --Rien, repetait le juge de paix. Et de son cote le greffier repetait aussi: --J'ai toujours cru qu'il n'y aurait pas de testament. Si l'on avait ecoute l'impatience nerveuse de Barincq, l'examen se serait fait de plus en plus vite, mais Rebenacq, qui ne savait pas se presser, ne remettait aucun papier en place sans l'avoir parcouru, palpe et feuillete. --Nous arriverons au bout, disait-il. En attendant on arriva au dernier tiroir du bureau; a peine fut-il ouvert que le notaire montra plus de hate a tirer les papiers. --S'il y a un testament, dit-il, c'est ici que nous devons le trouver. En effet ce tiroir semblait appartenir au capitaine: sur plusieurs liasses le nom de Valentin etait ecrit de la main de Gaston, et sur une autre celui de Leontine. --Attention, dit le notaire. Mais sa recommandation etait inutile, les yeux ne quittaient pas le tas de papiers qu'il venait de sortir du tiroir. Toujours methodique, il commenca par la liasse qui portait le nom de Leontine: n'etait-ce pas la logique qui exigeait qu'on procedat dans cet ordre, la mere avant le fils? La chemise ouverte, la premiere chose qu'on trouva fut une photographie a demi-effacee representant une jeune femme. --Tu vois qu'elle etait jolie, dit le notaire en presentant le portrait a Barincq. --Son fils lui ressemble, au moins par la finesse des traits. Mais le juge de paix et le greffier ne partagerent pas cet avis. --Continuons, dit le notaire. Ce qu'il trouva ensuite, ce fut une grosse meche de cheveux noirs et soyeux, puis quelques fleurs sechees, si brisees qu'il etait difficile de les reconnaitre; puis enfin des lettres ecrites sur des papiers de divers formats et datees de Peyrehorade, de Bordeaux, de Royan. Comme le notaire en prenait une pour la lire, Barincq l'arreta: --Il me semble que cela n'est pas indispensable, dit-il. Rebenacq le regarda pour chercher dans ses yeux ce qui dictait cette observation: le respect des secrets de son frere, ou la hate de continuer la recherche du testament. --Ces lettres peuvent etre d'un interet capital, dit-il, mais je reconnais qu'il n'y a pas urgence pour le moment a en prendre connaissance; passons. La liasse qui venait ensuite contenait des lettres du capitaine classees par ordre de date, les premieres d'une grosse ecriture d'enfant qui, avec le temps, allait en diminuant et en se caracterisant. --Ces lettres aussi peuvent avoir de l'interet, dit le notaire, mais comme pour celles de la mere on verra plus tard. Les autres liasses etaient composees de notes, de quittances, de lettres qui prouvaient que pendant de longues annees, au college de Pau, a Sainte-Barbe, a Saint-Cyr, plus tard au regiment, Gaston avait entierement pris a sa charge les frais d'education du fils de Leontine Dufourcq, et aussi d'autres depenses; mais nulle part il n'y avait trace de testament, ni meme de projet de testament. --L'affaire me parait reglee, dit le notaire. --Il n'y a pas eu, il n'y aura pas de testament, dit le greffier qui ne craignait pas d'etre affirmatif. --Si nous allions dejeuner, proposa le juge de paix, chez qui les emotions ne suspendaient pas le fonctionnement de l'estomac. Bien qu'on voulut se tenir sur la reserve pendant le dejeuner devant les domestiques, quelques mots furent prononces, assez significatifs pour qu'on sut, a la cuisine, qu'il n'avait pas ete trouve de testament, et alors la nouvelle courut tout le personnel du chateau. Jusque-la, la domesticite, convaincue qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre heritier que le capitaine, avait traite Barincq en intrus. Que faisait-il au chateau, ce frere ruine? qu'attendait-il? de quel droit donnait-il des ordres? Comment se permettait-il de parcourir les terres en maitre? Ce qui serait amusant, ce serait de le voir deguerpir. Quand on apprit qu'il n'y avait pas de testament, la situation changea instantanement, et un brusque revirement se produisit, qui se manifesta aussitot: au moment ou on servit le cafe, le vieux valet de chambre qui pendant vingt ans avait ete l'homme de confiance de Gaston apporta sur la table une bouteille toute couverte d'une poussiere venerable, a laquelle il paraissait temoigner un vrai respect: --C'est de l'Armagnac de 1820, dit-il, j'ai pense que monsieur en voudrait faire gouter a ces messieurs. Quand il eut quitte la salle a manger, les trois hommes de loi echangerent un sourire que Rebenacq traduisit: --Voila qui en dit long, et ce n'est assurement pas pour boire a la sante du capitaine que Manuel nous offre cette eau-de-vie. L'inventaire ayant ete repris, les recherches dans le cartonnier et dans le secretaire, ainsi que dans la table de la chambre de Gaston, resterent sans resultat. A cinq heures de l'apres-midi tout avait ete fouille, aussi bien dans le cabinet de travail que dans la chambre, et il ne restait pas d'autres pieces ou l'on put trouver des papiers. --Decidement il n'existe pas de testament, dit le notaire en tendant la main a son camarade. --M. de Saint-Christeau portait trop haut le respect de la famille, dit le juge de paix, pour ne pas l'observer. --Ce qui n'empeche pas qu'il y a eu un testament, repliqua le notaire. --Ne peut-il pas avoir ete detruit? --Il faut bien qu'il l'ait ete, puisque nous ne le trouvons pas. --En vous reprenant le testament qu'il vous avait confie, dit le greffier, M. de Saint-Christeau a montre que ce testament ne repondait plus a ses intentions. --Evidemment. --Donc il a voulu le detruire. --Ou le modifier. --S'il avait voulu le modifier, trois hypotheses se presentaient: ou bien il vous confiait ce testament modifie; ou bien il le remettait au capitaine; ou bien il le placait dans son bureau. Puisqu'il ne vous l'a pas confie, puisqu'il ne l'a pas remis au capitaine, puisque nous ne le trouvons pas, c'est qu'il n'existe pas, et, pour moi, il est prouve qu'apres la destruction du premier testament, il n'en a point ete fait d'autres. XII Aussitot Barincq telegraphia a sa femme et a sa fille de venir le rejoindre, et quand elles arriverent a Puyoo, elles le trouverent au-devant d'elles, avec la vieille caleche, pour les emmener au chateau. Elles etaient en grand deuil, et, pour la premiere fois, Anie portait une robe l'habillant a son avantage, sans avoir eu l'ennui de la tailler et de la coudre elle-meme, apres mille discussions avec sa mere. Il les fit monter en voiture, et prit la place a reculons: --Tu verras les Pyrenees, dit-il a Anie. --A partir de Dax, j'ai apercu leur silhouette vaporeuse. --Maintenant tu vas vraiment les voir, dit-il avec une sorte de recueillement. --Voila-t-il pas une affaire; interrompit madame Barincq. --Mais oui, maman, c'en est une pour moi. Son pere la remercia d'un sourire heureux qui disait sa satisfaction d'etre en accord avec elle. --Voila le Gave de Pau, dit-il quand la caleche s'engagea sur le pont. --Mais c'est tres joli un gave, dit Anie, regardant curieusement les eaux tumultueuses roulant dans leurs rives encaissees. C'est une riviere comme une autre, dit madame Barincq, il n'y a que le nom de change. --C'est que, precisement, le nom peint la chose, repondit Barincq, _gave_ vient de _cavus_, qui signifie creux. --Et cette propriete, demanda madame Barincq, que vaut-elle presentement? --Je n'en sais rien. --Que rapporte-t-elle? --Environ 40,000 francs. --Trouverait-on acquereur pour un million? --Je l'ignore. --Tu ne t'es pas inquiete de cela? --A quoi bon! --Comment, a quoi bon? --Cherche-t-on un acquereur quand on n'est pas vendeur? --Tu voudrais la garder? --Tu ne voudrais pas la vendre, je pense? --Mais... --Tout nous oblige a la conserver et a l'exploiter pour le mieux de nos interets; si elle rapporte 2 0/0 en ce moment, elle peut en rapporter 10 ou 12 un jour. Stupefaite, elle le regarda: --Certainement, dit-elle, je ne te fais pas de reproches, mon pauvre ami, mais, apres vingt annees comme celles que je viens de passer, il me semble que j'ai droit a un changement d'existence. --Passer de notre bicoque de Montmartre au chateau d'Ourteau, n'en est-il pas un en quelque sorte feerique? --Est-ce a Ourteau que tu trouveras a marier Anie? --Pourquoi pas? Jusque-la Anie n'avait rien dit, mais, comme toujours, lorsqu'un differend s'elevait entre son pere et sa mere, elle essaya d'intervenir: --Je demande qu'il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et qu'on ne s'en preoccupe pas; ce que cet heritage inespere a de bon pour moi, c'est de me rendre ma liberte; maintenant je peux me marier quand je voudrai, avec qui je voudrai, et meme ne pas me marier du tout, si je ne trouve pas le mari qui doit realiser certaines idees autres aujourd'hui que celles que j'avais il y a un mois. --Ce n'est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari. --Je te repondrai comme papa: Pourquoi pas? si je devais tenir une place quelconque dans vos preoccupations, mais justement je vous demande de ne me compter pour rien. --Tu accepterais de vivre a Ourteau? --Tres bien. --Tu es folle. --Quand on etait resignee a vivre rue de l'Abreuvoir, on accepte tout... ce qui n'est pas Montmartre, et d'autant plus volontiers que ce tout consiste en un chateau, dans un beau pays... --Tu ne le connais pas. --Je suis dedans. Comme sa fille l'avait secouru, il voulut lui venir en aide: --Et ce que je desire pour nous ce n'est pas une existence monotone de proprietaire campagnard qui n'a d'autres distractions que celles qu'on trouve dans l'engourdissement du bien-etre, sans soucis comme sans pensees. Quand je disais tout a l'heure qu'on pouvait faire rendre a la propriete un revenu de dix pour cent au moins, ce n'est pas en se croisant les bras pendant que les recoltes qu'elle peut produire poussent au hasard de la routine, c'est en s'occupant d'elle, en lui donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant ete malades, il les avait abandonnees, de sorte qu'une partie des terres sont en friche et ne rapportent rien. --Tu veux guerir ces vignes? --Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grace au climat a la fois humide et chaud, grace aussi a la nature du sol, nous sommes ici dans le pays de l'herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus riches de la Normandie. Il n'y a qu'a en tirer parti, organiser en grand le paturage; faire du beurre qui sera de premiere qualite; et avec le lait ecreme engraisser des porcs; mes plans sont etudies... --Nous sommes perdus! s'ecria madame Barincq. --Pourquoi perdus? --Parce que tu vas te lancer dans des idees nouvelles qui devoreront l'heritage de ton frere; certainement je ne veux pas te faire de reproches, mais je sais par experience comment une fortune fond, si grasse qu'elle soit, quand elle doit alimenter une invention. --Il ne s'agit pas d'inventions. --Je sais ce que c'est: on commence par une depense de vingt francs, on n'a pas fini a cent mille. L'arrivee au haut de la cote empecha la discussion de s'engager a fond et de continuer; sans repondre a sa femme, Barincq commanda au cocher de mettre la voiture en travers de la route, puis etendant la main avec un large geste en regardant sa fille: --Voila les Pyrenees, dit-il; de ce dernier pic a gauche, celui d'Anie, jusqu'a ces sommets a droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes, c'est le pays basque--le notre. Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces profondeurs vagues, puis les abaissant sur son pere: --A ne connaitre rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la premiere chose grande et belle que je voie est notre pays; je t'assure que l'impression que j'en emporterai sera assez forte pour ne pas s'effacer. --N'est-ce pas que c'est beau? dit-il tout fier de l'emotion de sa fille. Mais madame Barincq coupa court a cette effusion: --Tiens, voila notre chateau, dit-elle en montrant la vallee au bas de la colline, au bord de ce ruban argente qui est le Gave, cette longue facade blanche et rouge. --Mais il a grand air, vraiment? --De loin, dit-elle dedaigneuse. --Et de pres aussi, tu vas voir, repondit Barincq. --Je voudrais bien voir le plus tot possible, dit madame Barincq, j'ai faim. La cote fut vivement descendue, et quand apres avoir traverse le village ou l'on s'etait mis sur les portes, la caleche arriva devant la grille du chateau grande ouverte, la concierge annonca son entree par une vigoureuse sonnerie de cloche. --Comment! on sonne? s'ecria Anie. --Mais oui, c'etait l'usage, du temps de mon pere et de Gaston, je n'y ai rien change. C'etait aussi l'usage que Manuel repondit a cette sonnerie en se trouvant sur le perron pour recevoir ses maitres, et, quand la caleche s'arreta, il s'avanca respectueusement pour ouvrir la portiere. --Voulez-vous dejeuner tout de suite? demanda Barincq. --Je crois bien, je meurs de faim, repondit madame Barincq. Quand Anie entra dans la vaste salle a manger dallee de carreaux de marbre blanc et rose, lambrissee de boiseries sculptees, et qu'elle vit la table couverte d'un admirable linge de Pau damasse sur lequel etincelaient les cristaux tailles, les salieres, les huiliers, les saucieres en argent, elle eut pour la premiere fois l'impression du luxe dans le bien-etre; et, se penchant vers son pere, elle lui dit en soufflant ses paroles: --C'est tres joli, la richesse. Ce qui fut joli aussi et surtout agreable, ce fut de manger tranquillement des choses excellentes, sans avoir a quitter sa chaise pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher a la cuisine un plat ou une assiette, ou remplir a la fontaine la carafe vide, en habit noir, gante, Manuel faisait le service de la table, silencieusement, sans hate comme sans retard, et si correctement qu'il n'y avait rien a lui demander. Pour la premiere fois aussi lui fut revele le plaisir qu'on peut trouver a table, non dans la gourmandise, mais dans un enchainement de petites jouissances qu'elle ne soupconnait meme pas. --J'ai voulu, dit son pere, ne vous donner, a ce premier dejeuner que vous faites au chateau, que des produits de la propriete: les artichauts viennent du potager, les oeufs de la basse-cour; ce saumon a ete pris dans notre pecherie; le poulet qu'on va nous servir en blanquette a ete eleve ici, le beurre et la creme de sa sauce ont ete donnes par nos vaches; ce pain provient de ble cultive sur nos terres, moulu dans notre moulin, cuit dans notre four; ce vin a ete recolte quand nos vignes rapportaient encore; ces belles fraises si fraiches ont muri dans nos serres... --Mais c'est la vie patriarcale, cela! interrompit Anie. --La seule logique; et, sous le regne de la chimie ou nous sommes entres, la seule saine. XIII Apres le dejeuner, il proposa un tour dans les jardins et dans le parc, mais madame Barincq se declara fatiguee par la nuit passee en chemin de fer; d'ailleurs elle les connaissait, ces jardins, et les longues promenades qu'elle y avait faites autrefois en compagnie de son beau-frere, quand elle lui demandait son intervention contre leurs creanciers, ne lui avaient laisse que de mauvais souvenirs. --Moi, je ne suis pas fatiguee, dit Anie. --Surtout, n'encourage pas ton pere dans ses folies, et ne te mets pas avec lui contre moi. --Veux-tu que nous commencions par les communs? dit-il en sortant. --Puisque nous allons tout voir, commencons par ou tu voudras. Ils etaient considerables, ces communs; ayant ete batis a une epoque ou l'on construisait a bas prix, on avait fait grand, et les ecuries, les remises, les etables, les granges, auraient suffi a trois ou quatre terres comme celle d'Ourteau; tout cela, bien que n'etant guere utilise, en tres bon etat de conservation et d'entretien. En sortant des cours qui entourent ces batiments, ils traverserent les jardins et descendirent aux prairies. Pour les proteger contre les erosions du gave dont le cours change a chaque inondation, on ne coupe jamais les arbres de leurs rives, et toutes les plantes aquatiques, joncs, laiches, roseaux, massettes, sagittaires, les grandes herbes, les buissons, les taillis d'osiers et de coudriers, se melent sous le couvert des saules, des peupliers, des trembles, des aulnes, en une vegetation foisonnante au milieu de laquelle les forts etouffent les faibles dans la lutte pour l'air et le soleil. Malgre la solidite de leurs racines, beaucoup de ces hauts arbres arraches par les grandes crues qui, avec leurs eaux furieuses, roulent souvent des torrents de galets, se sont penches ou se sont abattus de cote et d'autre, jetant ainsi des ponts de verdure qui relient les rives aux ilots entre lesquels se divisent les petits bras de la riviere. C'est a une certaine distance seulement de cette lisiere sauvage que commence la prairie cultivee, et encore nulle part n'a-t-on coupe les arbres de peur d'un assaut des eaux, toujours a craindre; dans ces terres d'alluvion profondes et humides, ils ont pousse avec une vigueur extraordinaire, au hasard, la ou une graine est tombee, ou un rejeton s'est developpe, sans ordre, sans alignement, sans aucune taille, branchus de la base au sommet, et en suivant les contours sinueux du gave ils forment une sorte de foret vierge, avec de vastes clairieres d'herbes grasses. --Le beau Corot! s'ecria Anie, que c'est frais, vert, poetique! est-il possible vraiment de deviner ainsi la nature avec la seule intuition du genie! certainement, Corot n'est jamais venu ici, et il a fait ce tableau cent fois. --Cela te plait? --Dis que je suis saisie d'admiration; tout y est, jusqu'a la teinte grise des lointains, dans une atmosphere limpide, jusqu'aux nuances delicates de l'ensemble, jusqu'a cette beaute legere qui donne des envolees a l'esprit. C'est audacieux a moi, mais des demain je commence une etude. --Alors tu n'entends pas renoncer a la peinture? --Maintenant? jamais de la vie. C'etait a Paris que, dans des heures de decouragement, je pouvais avoir l'idee de renoncer a la peinture, quand je me demandais si j'aurais jamais du talent, ou au moins la moyenne de talent qu'il faut pour plaire a ceux-ci ou a ceux-la, aux maitres, a la critique, aux camarades, aux ennemis, au public. Mais, maintenant, que m'importe de plaire ou de ne pas plaire, pourvu que je me satisfasse moi-meme! C'est quand on travaille en vue du public qu'on s'inquiete de cette moyenne; pour soi, il est bien certain qu'on n'en a jamais assez; alors, il n'y a pas besoin de s'inquieter du plus ou du moins; on va de l'avant; on travaille pour soi, et c'est peut-etre la seule maniere d'avoir de l'originalite ou de la personnalite. Qu'est-ce que ca nous fait, a cette heure, que mes croutes tapissent les murailles incommensurables du chateau! ca n'est plus du tout la meme chose que si elles s'entassaient dans mon petit atelier de Montmartre sans trouver d'acheteurs. Elle prit le bras de son pere, et se serrant contre lui tendrement: --C'est comme si je ne trouvais point de mari; maintenant, qu'est-ce que cela nous ferait? Tu penses bien qu'en fait de mariage je ne pense plus aujourd'hui comme le jour de notre soiree, ou tu as ete si etonne, si peine, en me voyant decidee a accepter n'importe qui, pourvu que je me marie. Te souviens-tu que je te disais qu'a vingt ans une fille sans dot etait une vieille fille, tandis qu'a vingt-quatre ou vingt-cinq ans, celle qui avait de la fortune etait une jeune fille? Puisque me voila rajeunie, et pour longtemps, par un coup de baguette magique, je n'ai pas a me presser. Il y a un mois, c'etait au mariage seul que je m'attachais; desormais, ce sera le mari seul que je considererai pour ses qualites personnelles, pour ce qu'il sera reellement, et s'il me plait, si je rencontre un peu en lui du prince charmant auquel j'ai reve autrefois, je te le demanderai quel qu'il soit. --Et je te le donnerai, confiant dans ton choix. --Voila donc une affaire arrangee qui, de mon cote, te laisse toute liberte. Habitons ici, rentrons a Paris, il en sera comme tu voudras. Mais maman? Imagine-toi que depuis que l'heritage est assure, nous avons passe notre temps a chercher des appartements. --Quel enfantillage! --S'il n'y en a pas un d'arrete boulevard des Italiens, c'est parce qu'elle hesite entre celui-la et un autre rue Royale; et permets-moi de te dire que je ne trouve pas du tout, en me placant au point de vue de maman, que ce soit un enfantillage. Elle est Parisienne et n'aime que Paris, comme toi, ne dans un village, tu n'aimes que la campagne; rien n'est plus agreable pour toi que ces prairies, ces champs, ces horizons et la vie tranquille du proprietaire campagnard; rien n'est plus doux pour maman que la vue du boulevard et la vie mondaine; tu etouffes dans un appartement, elle ne respire qu'avec un plafond bas sur la tete; tu veux te coucher a neuf heures du soir, elle voudrait ne rentrer qu'au soleil levant. --Mais, en vous proposant d'habiter Ourteau, je ne pretends pas vous priver entierement de Paris. Si nous restons ici huit ou neuf mois, nous pouvons tres bien en donner trois ou quatre a Paris. Cette vie est celle de gens qui nous valent bien, qui s'en contentent, s'en trouvent heureux et ne passent pas pour des imbeciles. Tu me rendras cette justice, mon enfant, que, depuis que tu as des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, tu ne m'as jamais entendu me plaindre, ni de la destinee, ni de l'injustice des choses, ni de personne. --C'est bien vrai. --Mais je puis le dire aujourd'hui: depuis longtemps a bout de forces, je me demandais si je ne tomberais pas en chemin: ces vingt dernieres annees de vie parisienne, de travail a outrance, de soucis, de privations, sans un jour de repos, sans une minute de detente, m'ont epuise; cependant, j'allais, simplement parce qu'il fallait aller, pour vous; parce qu'avant de penser a soi, on pense aux siens. C'est ici que j'ai senti mon ecrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous donniez a ma vieillesse la vie naturelle qui a manque a mon age viril, et c'est elle que je vous demande. --Et tu ne doutes pas de la reponse, n'est-ce pas? --D'ailleurs, cette raison n'est pas la seule qui me retienne ici, j'en ai d'autres qui, precisement parce qu'elles ne sont pas personnelles, n'en sont que plus fortes. J'ai toujours pense que la richesse impose des devoirs a ceux qui la detiennent et qu'on n'a pas le droit d'etre riche rien que pour soi, pour son bien-etre ou son plaisir. Sans avoir rien fait pour la meriter, du jour au lendemain, la fortune m'est tombee dans les mains; eh bien! maintenant il faut que je la gagne, et, pour cela, j'estime que le mieux est que je l'emploie a ameliorer le sort des gens de ce pays, que j'aime, parce que j'y suis ne. Cette proposition lui fit regarder son pere avec un etonnement ou se lisait une assez vive inquietude: qu'entendait-il donc par employer la fortune qui lui tombait aux mains a l'amelioration du sort des paysans d'Ourteau? Ce n'est pas impunement que dans une famille on s'habitue a voir critiquer le chef, discuter ses idees, mettre en doute son infaillibilite, contester son autorite et le rendre responsable de tout ce qui va mal dans la vie: le cas etait le sien. Que de fois, depuis son enfance, avait-elle entendu sa mere prendre son pere en pitie: "Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami." Que de fois aussi, sa mere, s'adressant a elle, lui avait-elle dit: "Ton pauvre pere!" Cette compassion pas plus que ces blames discrets n'avaient amoindri sa tendresse pour lui: elle le cherissait, elle l'aimait, "pauvre pere", d'un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle avait ete elevee dans des idees d'admiration respectueuse pour lui; mais enfin, ce respect precisement manquait a son amour qui ressemblait plus a celui d'une mere pour son fils, "pauvre enfant", qu'a celui d'une fille pour son pere; en adoration devant lui, non en admiration; pleine d'indulgence, disposee a le plaindre, a le consoler, toujours a l'excuser, mais par cela meme a le juger. Dans quelle aventure nouvelle voulait-il s'embarquer? Il repondit au regard inquiet qu'elle attachait sur lui. --Ton oncle, dit-il, s'etait peu a peu desinteresse de cette terre pour toutes sortes de raisons: maladies des vignes, exigences des ouvriers ensuite, voleries des colons aussi, de sorte que dans l'etat d'abandon ou il la laissait, apres l'avoir entierement reprise entre ses mains, elle ne lui rapportait pas deux pour cent, et encore n'etait-ce que dans les tres bonnes annees. Vous seriez les premieres, ta mere et toi, a me blamer, si je continuais de pareils errements. --T'ai-je jamais blame? --Je sais que tu es une trop bonne fille pour cela; mais enfin, il n'en est pas moins vrai que vous seriez en droit de trouver mauvaise la continuation d'une pareille exploitation. --Tu veux arracher les vignes malades? --Je veux transformer en prairies artificielles toutes les terres propres a donner de bonnes recoltes d'herbe. Le foin qui, il y a quelques annees, se vendait vingt-cinq sous les cinquante kilos, se vend aujourd'hui cinq francs, et avec le haut prix qu'a atteint la main-d'oeuvre pour le travail de la vigne et du mais, alors que les ouvriers exigent par jour deux francs de salaire, une livre de pain, et trois litres de vin, il est certain qu'il y a tout avantage a produire, au lieu de vin mediocre, de l'herbe excellente; ce que je veux obtenir, non pour vendre mon foin, mais pour nourrir mes vaches, faire du beurre et engraisser des porcs avec le lait doux ecreme. De nouveau il vit le regard inquiet qu'il avait deja remarque se fixer sur lui. --Decidement, dit-il, il faut que je t'explique mon plan en detail, sans quoi tu vas t'imaginer que l'heritage de ton oncle pourrait bien se trouver compromis. Allons jusqu'a ce petit promontoire qui domine le cours du Gave; la tu comprendras mieux mes explications. Ils ne tarderent pas a arriver a ce mouvement de terrain qui coupait la prairie et la rattachait par une pente douce aux collines. --Tu remarqueras, dit-il, que cette eminence se trouve a l'abri des inondations les plus furieuses du Gave, et qu'un canal de derivation qui la longe a sa base produit ici une chute d'eau autrefois utilisee, maintenant abandonnee depuis longtemps deja, mais qui peut etre facilement remise en etat. Cela observe, je reprends mon explication. Je t'ai dit que je commencais par arracher toutes les vignes qui ne produisent plus rien; mais comme pour transformer une terre defrichee en une bonne prairie il ne faut pas moins de trois ans, des engrais chimiques pour lui rendre sa fertilite epuisee et des cultures preparatoires en avoine, en luzerne, en sainfoin, ce n'est pas un travail d'un jour, tu le vois. En meme temps que je dois changer l'exploitation de ces terres, je dois aussi changer le betail qui consommera leurs produits. Ton oncle pouvait, avec le systeme adopte par lui, se contenter de la race du pays, qui est la race basquaise plus ou moins degeneree, de petite taille, nerveuse, sobre, a la robe couleur grain de ble, aux cornes longues et deliees, comme tu peux le voir avec les vaches qui paissent au-dessous de nous; cette race, d'une vivacite et d'une resistance extraordinaire au travail, est malheureusement mauvaise laitiere; or, comme ce que je demanderai a mes vaches ce sera du lait, non du travail, je ne peux pas la conserver. --Si jolies les basquaises! --En obeissant a la theorie, je les remplacerais par des normandes qui, avec nos herbes de premiere qualite, me donneraient une moyenne superieure a dix-huit cents litres de lait; mais, comme je ne veux pas courir d'aventures, je me contenterai de la race de Lourdes qui a le grand avantage d'etre du pays, ce qui est a considerer avant tout, car il vaut mieux conserver une race indigene avec ses imperfections, mais aussi avec sa sobriete, sa facilite d'elevage et son acclimatation parfaite, que de tenter des ameliorations radicales qui aboutissent quelquefois a des desastres. Me voila donc, quand la transformation du sol est operee, a la tete d'un troupeau de trois cents vaches que le domaine peut nourrir. --Trois cents vaches! --Qui me donnent une moyenne de quatre cent cinquante mille litres de lait par an, ou douze a treize cents litres par jour. --Et qu'en fais-tu de cette mer de lait? --Du beurre. C'est precisement pour que tu te rendes compte de mon projet que je t'ai amenee ici. Pour loger mes vaches, au moins quand elles ne sont pas encore tres nombreuses, j'ai les batiments d'exploitation qui, dans le commencement, me suffisent, mais je n'ai pas de laiterie pour emmagasiner mon lait et faire mon beurre; c'est ici que je la construis, sur ce terrain a l'abri des inondations et a proximite d'une chute d'eau, ce qui m'est indispensable. En effet, je n'ai pas l'intention de suivre les vieux procedes de fabrication pour le beurre, c'est-a-dire d'attendre que la creme ait monte dans des terrines et de la battre alors a l'ancienne mode; aussitot trait, le lait est verse dans des ecremeuses mecaniques qui, tournant a la vitesse de 7,000 tours a la minute, en extraient instantanement la creme; on la bat aussitot avec des barattes danoises; des delaiteuses prennent ce beurre ainsi fait pour le purger de son petit lait; des malaxeurs rotatifs lui enlevent son eau; enfin des machines a mouler le compriment et le mettent en pains. Tout cela se passe, tu le vois, sans l'intervention de la main d'ouvriers plus ou moins propres. Ce beurre obtenu, je le vends a Bordeaux, a Toulouse; l'ete dans les stations d'eaux: Biarritz, Cauterets, Luchon; l'hiver je l'expedie jusqu'a Paris. Mais le beurre n'est pas le seul produit utilisable que me donnent mes vaches. Elle le regarda avec un sourire tendre. --Il me semble, dit-elle, que tu recites la fable de la _Laitiere et le pot au lait_. --Precisement, et nous arrivons, en effet, au cochon. Le porc a s'engraisser coutera peu de son et meme il n'en coutera pas du tout. Apres la separation de la creme et du lait il me reste au moins douze cents litres de lait ecreme doux avec lequel j'engraisse des porcs installes dans une porcherie que je fais construire au bout de cette prairie le long de la grande route, ou elle est isolee. Pour ces porcs, je procede a peu pres comme pour mes vaches, c'est-a-dire qu'au lieu d'essayer des porcs anglais du Yorkshire ou du Berkshire, je croise ces races avec notre race bearnaise et j'obtiens des betes qui joignent la rusticite a la precocite. Tu connais la reputation des jambons de Bayonne; a Orthez se fait en grand le commerce des salaisons; je ne serai donc pas embarrasse pour me debarrasser dans de bonnes conditions de mes cochons, qui, engraisses avec du lait doux, seront d'une qualite superieure. Voila comment, avec mon beurre, mes veaux et mes porcs je compte obtenir de cette propriete un revenu de plus de trois cent mille francs, au lieu de quarante mille qu'elle donne depuis un certain nombre d'annees. Mes calculs sont etablis, et, comme j'ai eu a etudier une affaire de ce genre a l'_Office cosmopolitain_, ils reposent sur des chiffres certains. Que de fois, en dessinant des plans pour cette affaire, ai-je reve a sa realisation, et me suis-je dit: "Si c'etait pour moi!" Voila que ce reve peut devenir realite, et qu'il n'y a qu'a vouloir pour qu'il soit le notre. --Mais l'argent? --Il y a dans la succession des valeurs qu'on peut vendre pour les frais de premier etablissement, qui, d'ailleurs, ne sont pas considerables: trois cents vaches a 450 francs l'une coutent 135,000 francs; les constructions de la laiterie et de la porcherie, ainsi que l'appropriation des etables, n'absorberont pas soixante mille francs, les defrichements cinquante mille; mettons cinquante mille pour l'imprevu, nous arrivons a deux cent quarante-cinq mille francs, c'est-a-dire a peu pres le revenu que ces ameliorations, ces revolutions si tu veux, nous donneront. Crois-tu que cela vaille la peine de les entreprendre? Le crois-tu? Elle avait si souvent vu son pere jongler avec les chiffres qu'elle n'osait repondre, cependant elle etait troublee... --Certainement, dit-elle enfin, si tu es sur de tes chiffres, ils sont tentants. --J'en suis sur; il n'est pas un detail qui ait ete laisse de cote: depenses, produits, tout a ete etabli sur des bases solides qui ne permettent aucun alea; les depenses forcees, les produits abaisses, plutot que grossis. Mais ce n'est pas seulement pour nous que ces chiffres sont tentants comme tu dis; ils peuvent aussi le devenir pour ceux qui nous entourent, pour les gens de ce pays; et c'est a eux que je pensais en parlant tout a l'heure des devoirs des riches. Jusqu'a present nos paysans n'ont tire qu'un mediocre produit du lait de leurs vaches; aussitot que mes machines fonctionneront et que mes debouches seront assures, je leur acheterai celui qu'ils pourront me vendre et le paierai sans faire aucun benefice sur eux. Ainsi je verserai dans le pays deux cents, trois cent mille francs par an, qui non seulement seront une source de bien-etre pour tout le monde, mais encore qui peu a peu changeront les vieilles methodes de culture en usage ici. Sur notre route depuis Puyoo tu as rencontre a chaque instant des champs de bruyeres et de fougeres, d'ajoncs, c'est ce qu'on appelle des _touyas_, et on les conserve ainsi a l'etat sauvage pour couper ces bruyeres et en faire un engrais plus que mediocre. Quand le nombre des vaches aura augmente par le seul fait de mes achats de lait, la quantite de fumiers produite augmentera en proportion, et en proportion aussi les touyas diminueront d'etendue; on les mettra en culture parce qu'on pourra les fumer; de sorte qu'en enrichissant d'abord le petit paysan je ne tarderai pas a enrichir le pays lui-meme. Tu vois la transformation et tu comprends comment en faisant notre fortune nous ferons celle des gens qui nous entourent; n'est-ce pas quelque chose, cela? Elle s'etait rapprochee de lui a mesure qu'il avancait dans ses explications, et lui avait pris la main; quand il se tut, elle se haussa et lui passant un bras autour des epaules elle l'embrassa: --Tu me pardonnes? dit-elle. --Te pardonner? Que veux-tu que je te pardonne? demanda-t-il en la regardant tout surpris. --Si je te le disais, tu ne me pardonnerais pas. --Alors? --Donne-moi l'absolution quand meme. --Tu ne voulais pas habiter Ourteau? --Donne-moi l'absolution. --Je te la donne. --Maintenant sois tranquille, je te promets que ce sera maman elle-meme qui te demandera a rester ici. FIN DE LA PREMIERE PARTIE DEUXIEME PARTIE I Fidele a sa promesse, Anie avait amene sa mere a demander elle-meme de ne pas vendre le chateau. Dans le monde qui se respecte on passe maintenant la plus grande partie de l'annee a la campagne, et l'on ne quitte ses terres qu'au printemps, quand Paris est dans la splendeur de sa saison comme Londres. Pourquoi ne pas se conformer a cet usage qui pour eux n'avait que des avantages? Rester a Paris, n'est-ce pas se condamner a continuer d'anciennes habitudes qui n'etaient plus en rapport avec leur nouvelle position, et des relations qui, n'ayant jamais eu rien d'agreable, deviendraient tout a fait genantes? Acceptables rue de l'Abreuvoir, certaines visites seraient plus qu'embarrassantes boulevard Haussmann. Ces raisons, exposees une a une avec prudence, avaient convaincu madame Barincq, qui, apres un premier mouvement de revolte, commencait d'ailleurs a se dire, et sans aucune suggestion, que la vie de chateau avait des agrements: d'autant plus chic de se faire conduire a la messe en landau que l'eglise etait a deux pas du chateau, plus chic encore de troner a l'eglise dans le banc d'honneur; tres amusant de pouvoir envoyer a ses amis de Paris un saumon de sa pecherie, un gigot de ses agneaux de lait, des artichauts de son potager, des fleurs de ses serres. Si, au temps de sa plus grande detresse, elle s'etait toujours ingeniee a trouver le moyen de faire autour d'elle de petits cadeaux: un oeuf de ses poules, des violettes, une branche de lilas de son jardinet, un ouvrage de femme, qui temoignaient de son besoin de donner; maintenant qu'elle n'avait qu'a prendre autour d'elle, elle pouvait se faire des surprises a elle-meme qui la flattaient et la rendaient toute glorieuse: --Crois-tu qu'ils vont etre etonnes? disait-elle a Anie quand lui venait l'idee d'un nouveau cadeau. Quel triomphe en recevant les reponses a ses envois! et quelle fierte, quand on lui ecrivait qu'avant de manger son gigot, on ne savait vraiment pas ce que c'etait que de l'agneau; par la, cette propriete qui produisait ces agneaux et donnait ces saumons lui devenait plus chere. Son consentement obtenu, les travaux avaient commence partout a la fois: dans les vignes, que les charrues tirees par quatre forts boeufs du Limousin defrichaient; dans les ecuries qu'on transformait en etables; enfin dans la prairie, ou les macons, les charpentiers, les couvreurs, construisaient la laiterie et la porcherie. Bien que la vigne de ce pays n'ait jamais donne que d'assez mauvais vin, c'est elle qui, dans le coeur du paysan, passe la premiere: avoir une vigne est l'ambition de ceux qui possedent quelque argent; travailler chez un proprietaire et boire son vin, celle des tacherons qui n'ont que leur pain quotidien. Quand on vit commencer les defrichements, ce fut un etonnement et une douleur: sans doute ces vignes ne rapportaient plus rien, mais ne pouvaient-elles pas guerir un jour ou l'autre, par hasard, par miracle? Il n'y avait qu'a attendre. Et l'on s'etait dit que le frere aine n'avait pas tort quand il accusait son cadet d'etre un detraque. Ne fallait-il pas avoir la cervelle malade pour s'imaginer qu'on peut faire du beurre avec du lait sortant de la mamelle de la vache? si cela n'etait pas de la folie, qu'etait-ce donc? Or, les folies coutent cher en agriculture, tout le monde sait cela. Aussi tout le monde etait-il convaincu qu'il ne se passerait pas beaucoup d'annees avant que le domaine ne fut mis en vente. Et alors? Dame, alors chacun pourrait en avoir un morceau, et, dans les terres regenerees par la culture, les vignes qu'on replanterait feraient merveille. II Pour le pere, occupe du matin au soir a la surveillance de ses travaux, defrichements, batisse, montage des machines; pour la mere, affairee par ses envois et sa correspondance; pour la fille, tout a ses etudes de peinture, le temps avait passe vite, la fin d'avril, mai, juin, sans qu'ils eussent bien conscience des jours ecoules. Quelquefois, cependant, le pere revenait a l'engagement, pris par lui au moment de leur arrivee, de conduire Anie a Biarritz, mais c'etait toujours pour en retarder l'execution. A la fin, madame Barincq se facha. --Quand je pense qu'a son age ma fille n'a pas vu la mer, et que depuis que nous sommes ici on ne trouve pas quelques jours de liberte pour lui faire ce plaisir, je suis outree. --Est-ce ma faute? Anie, je te fais juge. Et Anie rendit son jugement en faveur de son pere: --Puisque j'ai attendu jusqu'a cet age avance, quelques semaines de plus ou de moins sont maintenant insignifiantes. --Mais c'est un voyage d'une heure et demie a peine. Il fut decide qu'en attendant la saison on partirait le dimanche pour revenir le lundi: pendant quelques heures les travaux pourraient, sans doute, se passer de l'oeil du maitre; et pour empecher de nouvelles remises madame Barincq declara a son mari que, s'il ne pouvait pas venir, elle conduirait seule sa fille a Biarritz. --Tu ne ferais pas cela! --Parce que? --Parce que tu ne voudrais pas me priver du plaisir de jouir du plaisir d'Anie: s'associer a la joie de ceux qu'on aime, n'est-ce pas le meilleur de la vie? --Si tu tiens tant a jouir de la joie d'Anie, que ne te hates-tu de la lui donner? --Dimanche, ou plutot samedi. En effet, le samedi, par une belle apres-midi douce et vaporeuse, ils arrivaient a Biarritz, et Anie au bras de son pere descendait la pelouse plantee de tamaris qui aboutit a la grande plage; puis, apres un temps d'arret pour se reconnaitre, ils allaient, tous les trois, s'asseoir sur la greve que la maree baissante commencait a decouvrir. C'etait l'heure du bain; entre les cabines et la mer il y avait un continuel va-et-vient de femmes et d'enfants, en costumes multicolores, au milieu des curieux qui les passaient en revue, et offraient eux-memes, par leurs physionomies exotiques, leurs toilettes elegantes ou negligees, tapageuses ou ridicules, un spectacle aussi interessant que celui auquel ils assistaient;--tout cela formant la cohue, le tohu-bohu, le grouillement, le tapage d'une foire que coupait a intervalles regulierement rythmes l'ecroulement de la vague sur le sable. Ils etaient installes depuis quelques minutes a peine, quand deux jeunes gens passerent devant eux, en promenant sur la confusion des toilettes claires et des ombrelles un regard distrait; l'un, de taille bien prise, beau garcon, a la tournure militaire; l'autre, grand, aux epaules larges, portant sur un torse developpe une petite tete fine qui contrastait avec sa puissante musculature et le faisait ressembler a un athlete grec habille a la mode du jour. Quand ils se furent eloignes de deux ou trois pas, Barincq se pencha vers sa femme et sa fille: --Le capitaine Sixte, dit-il. --Ou? Il le designa le mieux qu'il put. --Lequel? demanda madame Barincq. --Celui qui a l'air d'un officier; n'est-ce pas qu'il est bien? --J'aime mieux l'autre, repondit madame Barincq. --Et toi, Anie, comment le trouves-tu? --Je ne l'ai pas remarque; mais la tournure est jolie. --Pourquoi n'est-il pas en tenue? demanda madame Barincq. --Comment veux-tu que je te le dise? --Tu sais qu'il ne ressemble pas du tout a ton frere. --Cela n'est pas certain; s'il est blond de barbe, il est noir de cheveux. --Pourquoi ne t'a-t-il pas salue? demanda madame Barincq. --Il ne m'a pas vu. --Dis qu'il n'a pas voulu nous voir. --Tu sais, maman, qu'on ne regarde pas volontiers les femmes en deuil, dit Anie. --C'est justement notre noir qui l'aura exaspere, en lui rappelant la perte de la fortune qu'il comptait bien nous enlever. --Les voici, interrompit Anie. En effet, ils revenaient sur leurs pas. --Cette fois nous allons bien voir, dit madame Barincq, s'il affecte de ne pas te saluer. Il fit plus que saluer; arrive vis-a-vis d'eux, il laissa echapper un mouvement prouvant qu'il venait seulement de reconnaitre Barincq, et tout de suite, se separant de son compagnon, il s'avanca, le chapeau a la main, en s'inclinant devant madame Barincq et Anie: --Puisque le hasard me fait vous rencontrer sur cette plage, me permettrez-vous, monsieur, dit-il, de vous adresser une demande pour laquelle je voulais vous ecrire? --Je suis tout a votre disposition. --Voici ce dont il s'agit. Dans la chambre que j'occupais lors de mes visites a Ourteau, se trouvent plusieurs objets qui m'appartiennent: deux fusils de chasse, des livres, des photographies, du linge, des vetements. J'aurais du vous en debarrasser depuis longtemps, et je vous prie de me pardonner de ne pas l'avoir fait encore. --Ces objets ne nous genent en rien. Mon excuse est dans un ordre de service; j'ai quitte Bayonne peu de temps apres la mort de M. de Saint-Christeau et ne suis revenu que cette semaine; mais, maintenant que me voila de retour, je puis les envoyer chercher le jour que vous voudrez bien me donner. --Nous rentrons lundi. --Mardi vous convient-il? --Parfaitement. --Mardi j'enverrai mon ordonnance les emballer. --Si vous voulez m'en donner la liste, je puis vous les faire envoyer par Manuel. --C'est que cette liste est difficile a etablir, surtout pour les livres, qui se trouvent meles a ceux de la bibliotheque du chateau, et pour tout ce qui touche aux livres, Manuel n'est pas tres competent. --Votre ordonnance l'est davantage? Le capitaine sourit: --Pas beaucoup. --Alors? --Evidemment des erreurs sont possibles; mais, en tout cas, s'il s'en commet, elles seront de peu d'importance, et je les reparerai en vous renvoyant les volumes qui ne m'appartiendraient pas. --Il y aurait un moyen de les empecher, ce serait que vous prissiez la peine de venir vous-meme a Ourteau, ou nous nous ferons un plaisir, madame Barincq et moi, de vous recevoir le jour qu'il vous plaira de choisir. Le capitaine hesita un moment, regardant madame Barincq et Anie. --Si vous pouvez m'indiquer a l'avance l'heure de votre arrivee, dit Barincq, j'enverrai une voiture vous attendre a Puyoo. Cette insistance fit ceder les hesitations du capitaine: --Mardi, dit-il, je serai a Puyoo a 3 heures 55. Comme il allait se retirer, apres avoir salue madame Barincq et Anie, Barincq lui tendit la main. --A mardi. Le capitaine rejoignit son compagnon. C'etait l'habitude de madame Barincq d'interroger sa fille sur toutes choses et sur tout le monde, ne se faisant une opinion qu'avec les impressions qu'elle recevait. --Eh bien, demanda-t-elle aussitot que le capitaine se fut eloigne de quelques pas, comment le trouves-tu? Tu ne diras pas cette fois que tu ne l'as pas remarque. --Je le trouve tres bien. --Que vois-tu de bien en lui? continua madame Barincq. --Mais tout; il est beau et il a l'air intelligent; la voix est bien timbree, les manieres sont faciles et naturelles; la physionomie respire la droiture et la franchise; je ne connais pas de militaires, mais quand j'en imaginais un, d'apres un type que j'arrangeais, il n'etait ni autre ni mieux que celui-la; ni vain, ni pretentieux, ni gonfle, ni vide. --Es-tu satisfaite? demanda Barincq a sa femme, si tu voulais un portrait, en voila un. --On dirait qu'il te fait plaisir. --Pourquoi pas? Non seulement le capitaine m'est sympathique, mais encore je le plains. --La voix du sang. --Pourquoi ne parlerait-elle pas? --Parce qu'il faudrait qu'elle fut inspiree par la certitude, et que cette certitude n'existe pas. --Voila precisement qui rend la situation interessante. Anie les interrompit: --Ils reviennent, dit-elle, et il semble que c'est pour nous aborder. --Que peut-il vouloir encore? demanda madame Barincq. Ils n'etaient plus qu'a quelques pas, tous deux en meme temps mirent la main a leur chapeau, mais ce fut le capitaine qui prit la parole: --Mon ami le baron d'Arjuzanx, dit-il, desire avoir l'honneur de vous etre presente. --J'ai pense que mon nom expliquerait et, jusqu'a un certain point, excuserait ce desir, dit le baron. --Vous etes le fils d'Honore? demanda Barincq. --Precisement, votre camarade au college de Pau, comme j'ai ete celui de Sixte; mon pere m'a si souvent parle de vous et en termes tels que j'ai cru que c'etait un devoir pour moi de vous presenter mes hommages, ainsi qu'a madame et a mademoiselle de Saint-Christeau. Ce fut madame Barincq qui repondit en invitant le baron a s'asseoir: des chaises furent apportees par le capitaine, un cercle se forma. Le baron d'Arjuzanx parla de son pere, Barincq de ses souvenirs de college, et la conversation ne tarda pas a s'animer. Habitue de Biarritz, le baron connaissait tout le monde, et a mesure que les femmes defilaient devant eux pour entrer dans la mer ou remonter a leur cabines il les nommait, en racontant les histoires qui couraient sur elles: Espagnoles, Russes, Anglaises, Americaines, toutes y passerent, et quand elles lui manquerent il tira d'un carnet toute une serie de petites epreuves obtenues avec un appareil instantane qui completerent sa collection. Si plus d'un modele vivant pretait a la plaisanterie, les photographies, en exagerant la realite, avaient des aspects bien plus drolatiques encore: il y avait la des Espagnoles dont les caoutchoucs dans lesquels elles s'enveloppaient rendaient la grosseur phenomenale, comme il y avait des Russes saisies au moment ou elles sortaient rapidement de leurs chaises a porteur, d'une maigreur et d'une longueur invraisemblables. --Je vois qu'il est bon d'etre de vos amies, dit Anie. --Il est des personnes qui n'ont pas besoin d'indulgence. Ce fut madame Barincq qui repondit a ce compliment par son sourire le plus gracieux, fiere du succes de sa fille. Plusieurs fois le capitaine parut vouloir se lever, mais le baron ne repondit pas a ses appels, et resta solidement sur sa chaise, bavardant toujours, regardant Anie, se faisant inviter a Ourteau, et invitant lui-meme M. et madame de Saint-Christeau a lui faire l'honneur de venir voir son vieux chateau de Seignos: avec de bons chevaux on pouvait faire le voyage dans la journee sans fatigue. --Avez-vous lu le _Capitaine Fracasse_, mademoiselle? demanda-t-il a Anie. --Oui. --Eh bien, vous retrouverez dans ma gentilhommiere plus d'un point de ressemblance avec celle du baron de Sigognac, quand ce ne serait que les deux tours rondes avec leurs toits en eteignoirs. A la verite ce n'est pas tout a fait le chateau de la Misere, si curieusement decrit par Theophile Gautier, mais il n'y a que la misere qui manque; pour le reste, vous vous reconnaitrez: tres conservateurs, les d'Arjuzanx, car il n'y a pas eu grand'chose de change chez nous depuis Louis XIII. Et puis, vous verrez mes vaches. --Ah! vous avez des vaches! Combien vous donnent-elles de lait en moyenne? interrompit madame Barincq qui, a force d'entendre parler de lait, de beurre, de veaux, de vaches, de porcs, d'herbe, de mais, de betteraves, s'imaginait avoir acquis des connaissances speciales sur la matiere. Le baron se mit a rire: --C'est de vaches de courses qu'il s'agit, non de vaches laitieres. --A Ourteau, continua Barincq, mes vaches nous donnent une moyenne de 1,500 litres. --Vous etes sur une terre riche, je suis sur une terre pauvre, aux confins de la Lande rase ou la plaine de sable rougeatre ne produit guere que des bruyeres, des ajoncs, des genets ou des fougeres; mais, si pauvres laitieres qu'elles soient, elles ont cependant quelques merites, et si vous voulez aller dimanche a Habas, qui est a une courte distance d'Ourteau, vous verrez ce qu'elles valent. --Il y a des courses? dit Barincq. --Oui, et les vaches proviennent de mon troupeau. --Certainement nous irons, dit madame Barincq avec empressement; nous n'avons jamais vu de courses landaises, mais nous en avons assez entendu parler par mon mari pour avoir la curiosite de les connaitre. L'entretien se prolongea ainsi, allant d'un sujet a un autre, jusqu'a l'heure du diner, et deja le soleil s'abaissait sur la mer, decoupant en une silhouette sombre les rochers de l'Atalaye, deja la plage avait perdu son mouvement et son brouhaha, quand le baron se decida a se lever. A peine s'etait-il eloigne avec le capitaine que madame Barincq rapprocha vivement sa chaise de celle de sa fille: --Tu sais que c'est un mari? dit-elle. --Qui? demanda Anie. --Qui veux-tu que ce soit, si ce n'est le baron d'Arjuzanx. --Te voila bien avec ton idee fixe de mariage, dit Barincq. --Oh! maman, si tu voulais ne pas t'occuper de mariage, continua Anie; nous ne sommes plus a Montmartre, et nous n'avons plus a chercher un mari possible dans tout homme qui nous approche. Laisse-moi jouir en paix de cette liberte. --Je ne peux pourtant pas former mes yeux a l'evidence, et il est evident que tu as produit une vive impression sur M. d'Arjuzanx. C'est cette impression qui l'a pousse a se faire presenter, c'est elle qui ne lui a pas permis de te quitter des yeux pendant tout cet entretien; c'est elle enfin qui a amene les compliments fort bien tournes d'ailleurs qu'il t'a plusieurs fois adresses. --De la a penser au mariage, il y a loin. --Pas si loin que tu crois. Cessant de s'adresser a sa fille; elle se tourna vers son mari: --Quelle est la fortune de M. d'Arjuzanx? --Je n'en sais rien. --Quelle etait celle du pere? --Assez belle, mais embarrassee par une mauvaise administration. --Et sa situation? --Des plus honorables; les d'Arjuzanx appartiennent a la plus vieille noblesse de la vicomte de Tursan; un d'Arjuzanx a ete l'ami de Henri IV; plusieurs autres ont marque a la cour et a la guerre. --Mais c'est admirable! Nous irons dimanche aux courses d'Habas ou certainement nous le rencontrerons. Et, puisque le capitaine Sixte vient mardi a Ourteau, nous le ferons causer sur son camarade. III Bien que madame Barincq, maintenant qu'elle etait en possession de la fortune de son beau-frere, n'eut plus rien a craindre du capitaine, elle le regardait toujours comme un ennemi: trop longtemps elle l'avait appele le batard et le voleur d'heritage pour pouvoir renoncer a ces griefs contre lui alors meme qu'ils n'avaient plus de raison d'etre; pour elle il restait toujours le voleur d'heritage que pendant tant d'annees elle avait redoute et maudit. Mais le desir d'obtenir des renseignements sur le baron d'Arjuzanx le lui fit considerer a un point de vue different, et amena chez elle un changement que les observations que son mari et sa fille ne lui epargnaient pas cependant en faveur du capitaine n'eussent jamais produit: puisqu'il devenait utile au lieu de rester dangereux, il etait un autre homme. Aussi quand il arriva le mardi, voulut-elle le recevoir elle-meme; et elle mit tant de bonne grace a l'inviter a diner, elle insista si vivement, elle trouva tant de raisons pour rendre toute resistance impossible, qu'il dut finir par accepter et ne pas persister dans un refus que sa situation personnelle envers la famille Barincq rendait particulierement delicat. Bien que de son cote il put lui aussi les considerer comme des voleurs d'heritage, il n'avait, en toute justice, aucun reproche fonde a leur adresser, ni au mari, ni a la fille: ni l'un ni l'autre n'avait rien fait pour lui enlever cette fortune qui, pendant longtemps, avait ete sienne: il n'y avait point eu de luttes entre eux; la fatalite seule avait agi en vertu de mysterieuses combinaisons auxquelles personne n'avait aide, et il ne pouvait pas, honnetement, les rendre responsables d'etre les instruments du hasard pas plus que d'etre les complices de la mort. En realite, le pere etait un brave homme pour qui on ne pouvait eprouver que de la sympathie, comme la fille etait une tres jolie et tres gracieuse personne qu'il eut peut-etre trouvee plus jolie et plus gracieuse encore, si sa condition d'officier sans le sou, lui eut permis de s'abandonner a ses idees. Les choses etant ainsi, convenait-il de s'enfermer dans une attitude raide qu'on pourrait prendre pour de la rancune, et de l'hostilite? Il le crut d'autant moins qu'il n'eprouvait a leur egard ni l'un ni l'autre de ces sentiments; desappointe qu'on n'eut pas retrouve un testament qu'il connaissait, oui, il l'avait ete, et meme vivement, tres vivement, car il n'etait pas assez detache des biens de ce monde pour supporter, impassible, une pareille deception; mais fache contre ceux qui recueillaient, a sa place, cette fortune, par droit de naissance, il ne l'etait point, et ne voulait pas, consequemment, qu'on put supposer qu'il le fut. Lorsqu'avec le secours de Manuel il eut emballe les objets qui lui appartenaient, il trouva, au bas de l'escalier, Barincq qui l'attendait. --Vous plait-il que, jusqu'au diner, nous fassions une promenade dans les pres? le temps est doux; je vous montrerai mes travaux et mes betes. Pendant cette promenade qui se prolongea, car Barincq etait trop heureux de parler de ce qui le passionnait pour abreger ses explications, le capitaine n'eut pas un seul instant la sensation qu'il pouvait y avoir quelque chose d'ironique a lui montrer sa propriete amelioree: assurement l'affabilite avec laquelle on le recevait etait sincere, comme l'etait la sympathie qu'on lui temoignait; cela il le voyait, il en etait convaincu; aussi, quand il s'assit a table, se trouvait-il dans les meilleures dispositions pour repondre aux questions que madame Barincq lui posa sur le baron et raconter ce qu'il savait de lui. C'etait au college de Pau qu'ils s'etaient connus, gamins l'un et l'autre puisqu'ils etaient du meme age. Et deja l'enfant montrait ce que serait l'homme: une seule passion, les exercices du corps, tous les exercices du corps. Dans ce genre d'education il avait accompli des prodiges dont le souvenir servirait longtemps d'exemple aux maitres de gymnastique de l'avenir. Avec cela, bon garcon, franc, genereux, n'ayant qu'un defaut, la rancune: de meme que ses tours de force etaient legendaires, ses vengeances l'etaient aussi. Entre eux il n'y avait jamais eu que d'amicales relations, et si, pendant le temps de leur internat, ils n'avaient pas vecu dans une intimite etroite, au moins etaient-ils toujours restes bons camarades jusqu'au depart de d'Arjuzanx qui avait quitte le college avant la fin de ses classes. Pendant plus de douze ans, ils ne s'etaient pas vus, et ne s'etaient retrouves qu'a l'arrivee du capitaine a Bayonne. Ce que le baron promettait au college, il l'avait tenu dans la vie, et aujourd'hui il realisait certainement le type le plus parfait de l'homme de sport: tous les exercices du corps il les pratiquait avec une superiorite qui lui avait fait une celebrite; l'escrime et l'equitation aussi bien que la boxe; il faisait a pied des marches de douze a quinze lieues par jour pour son plaisir; et il regardait comme un jeu d'aller de Bayonne a Paris sur son velocipede. Cependant c'etait la lutte romaine, la lutte a mains plates, qui avait surtout etabli sa reputation, et il avait pu se mesurer sans desavantage, au cirque Molier, avec Pietro, qui est reconnu par les professionnels comme le roi des lutteurs. C'etait la pratique constante de ces exercices et l'entrainement regulier qu'ils exigent qui lui avaient donne cette musculature puissante qu'on ne rencontre pas d'ordinaire chez les gens du monde. Pour s'entretenir en forme, il avait dans son chateau un ancien lutteur, un vieux professionnel precisement, appele Toulourenc, autrefois celebre, avec qui il travaillait tous les jours, et, d'une seance de lutte ou d'escrime, il se reposait par deux ou trois heures de cheval ou de course a pied. Madame Barincq ecoutait stupefaite; sa surprise fut si vive, qu'elle interrompit: --Est-ce que la lutte a mains plates dont vous parlez est celle qui se pratique dans les foires? --C'est en effet cette lutte, ou plutot c'etait, car elle n'est plus maintenant, comme autrefois, reservee aux seuls professionnels, qui donnaient leurs representations a Paris aux arenes de la rue Le Peletier ou dans les fetes de la banlieue, et, dans le Midi, un peu partout; des amateurs se sont pris de gout pour elle, quand les exercices physiques, pendant si longtemps dedaignes, ont ete remis en faveur chez nous, et d'Arjuzanx est sans doute le plus remarquable de ces amateurs. --Voila qui est bizarre pour un homme de son rang. --Pas plus que le trapeze ou le panneau du cirque pour certains noms des plus hauts de la jeune noblesse. En tout cas la lutte exige un ensemble de qualites qui ne sont pas a dedaigner: la force, la souplesse, l'agilite, l'adresse, la resistance, et une autre, intellectuelle celle-la, c'est-a-dire le sens de ce qui est a faire ou a ne pas faire. --Vous parlez de la lutte comme si vous etiez vous-meme un des rivaux de M. d'Arjuzanx, dit Anie. --Simplement, mademoiselle, comme un homme qui, pratiquant par metier quelques exercices du corps, sait la justice qu'on doit rendre a ceux qui arrivent a une superiorite quelconque dans l'un de ces exercices. D'ailleurs, il est certain que la lutte est celui de tous qui developpe le mieux la machine humaine pour lui faire obtenir d'harmonieuses proportions et lui donner son maximum de beaute, tandis que les autres detruisent plus ou moins l'equilibre des proportions, en favorisant un organe au detriment de celui-ci ou de celui-la: voyez le tireur a l'epaule haute, et le jockey, ou simplement le cavalier aux jambes arquees; et, d'autre part, voyez les athletes de l'antiquite, qui ont servi de modeles a la statuaire et l'ont jusqu'a un certain point creee. --J'avoue qu'a l'Hercule Farnese je prefere l'Apollon du Belvedere, et surtout le Narcisse, dit Anie. Tout cela etonnait madame Barincq, et ne repondait pas a ses preoccupations de mere, elle voulut donc preciser ses questions. --Voila un genre de vie qui doit couter assez cher? dit-elle. --Je n'en sais rien, mais certainement il n'est pas ruineux comme une ecurie de course, ou le jeu; en tout cas, je crois que la fortune de d'Arjuzanx peut lui permettre ces fantaisies, et alors meme qu'elles lui couteraient cher, meme tres cher, cela ne serait pas pour l'arreter, car il n'a aucun souci des choses d'argent. Volontiers madame Barincq eut parle du baron pendant tout le diner, de son caractere, de ses relations, de sa fortune, de son passe, de son avenir; mais Anie detourna la conversation, et sut la maintenir sur des sujets qui ne permettaient pas de revenir a M. d'Arjuzanx, et de laisser supposer au capitaine qu'elle s'interessait a cette sorte d'enquete sur le compte d'un homme avec qui elle s'etait rencontree une fois. L'obsession du mariage l'avait trop longtemps tourmentee pour qu'elle n'eprouvat pas un sentiment de delivrance a en etre enfin debarrassee. C'avait ete l'humiliation de ses annees de jeunesse, de discuter avec sa mere la question de savoir si tel homme qu'elle avait vu ou devait voir pouvait faire un mari; si elle lui avait plu; s'il etait acceptable; les avantages qu'il offrait ou n'offrait point. Maintenant que la fortune lui donnait la liberte, elle ne voulait plus de ces marchandages. Qu'un mari se presentat, elle verrait si elle l'acceptait. Mais aller au devant de lui, c'etait ce qu'elle ne voulait pas. Et le soir meme, apres le depart du capitaine, elle s'expliqua la-dessus avec sa mere tres franchement. --Est-ce que bien souvent je n'ai pas pris des renseignements sur un jeune homme sans que tu t'en faches? dit celle-ci surprise. --Les temps sont changes. C'est precisement parce que cela s'est fait que je ne veux plus que cela se fasse. Est-ce que le meilleur de la fortune n'est pas precisement de nous degager des compromis de la misere? riche d'argent, laisse-moi l'etre de dignite. Mais ces observations n'empecherent pas madame Barincq de persister dans son envie d'aller le dimanche aux courses d'Habas. --Rencontrer M. d'Arjuzanx n'est pas le chercher, et nous n'avons pas de raison pour le fuir. --Pourvu qu'on ne s'imagine pas que je suis une fille en peine de maris, c'est tout ce que je demande, et cela, je me charge de le faire comprendre sans qu'on puisse se tromper sur mes intentions. IV Habas, qui n'est qu'un village des Landes, a cependant des courses tres suivies, et, le dimanche de juillet ou elles ont lieu, c'est sur les routes qui aboutissent a son clocher une procession de voitures dans laquelle se trouvent representes tous les genres de vehicules en usage dans la contree; le long des haies vertes festonnees de ronces et de clematites, sous le couvert des chataigniers, les pietons se suivent a la file, les pieds chausses d'espadrilles neuves, le beret rabattu sur les yeux en visiere, le ventre serre dans une belle ceinture rouge ou bleue; et si quelques femmes sont fieres d'etre coiffees du chapeau de paille a la mode de Paris, d'autres portent toujours le foulard de soie aux couleurs eclatantes qui donne l'accent du pays. Quand le landau de la famille Barincq, apres avoir traverse les rues pavoisees, s'arreta devant l'auberge de la _Belle-Hotesse_, il se produisit un mouvement de curiosite dans la foule: car, si les charrettes et meme les carrioles a anes etaient nombreuses, un landau etait un evenement dans le village. Des eclats de cornet a piston et des ronflements d'ophicleide dominaient les rumeurs: c'etait la fanfare qui, au loin, parcourait les rues en sonnant le rappel, et de partout on se dirigeait vers les arenes etablies sur la place confisquee a leur profit. Construites en pin des landes dont les planches nouvellement debitees exsudaient sous les rayons d'un soleil de feu leurs dernieres gouttes de resine en larmes blanches, elles repandaient dans l'air une forte odeur terebenthinee. Leur simplicite etait tout a fait primitive: des gradins en bois brut, et c'etait tout; les premieres avaient le soleil dans le dos, les petites places dans les yeux; rien de plus, mais cette disposition etait d'importance capitale dans un pays ou ses rayons sont assez ardents pour faire accepter sans sourire la vieille image des fleches d'Apollon. --Certainement, nous allons etre rotis, dit madame Barincq en s'installant au premier rang. Apres dix minutes elle etait encore a chercher un moyen pour echapper a cette cuisson, quand le baron d'Arjuzanx parut a l'entree de la tribune; en le voyant se diriger de leur cote, elle ne pensa plus au soleil ni a la chaleur. --Voila le baron, dit-elle a Anie. --Ne comptais-tu pas sur lui? Quand les premiers mots de politesse furent echanges, Anie, fidele a son idee, tint a bien marquer qu'elle n'etait pas venue pour le rencontrer: --Mon pere nous a si souvent parle des courses landaises, dit-elle, que nous avons voulu profiter de la premiere occasion qui s'offrait a courte distance, pour en voir une. --Et vous etes bien tombee, repondit-il, en choisissant Habas. La journee sera, je le crois, interessante: les betes sont vives, et les ecarteurs comptent parmi les meilleurs que nous ayons: Saint-Jean, Boniface, Omer, et aussi le Marin et Daverat, qui sont plutot sauteurs qu'ecarteurs, mais qui vous etonneront certainement par leur souplesse. --Il y a une difference entre un ecarteur et un sauteur? demanda madame Barincq. --L'ecarteur attend de pied ferme la bete qui se precipite sur lui, et au moment ou elle va l'enlever au bout de ses cornes, il tourne sur lui-meme et la vache passe sans le toucher: il l'a ecartee ou plus justement il s'est ecarte d'elle. Le sauteur attend aussi la bete comme l'ecarteur; mais, au lieu de se jeter de cote, il saute par-dessus. Vous allez voir Daverat executer ce saut les pieds lies avec un foulard, ou fourres dans son beret qu'il ne perdra pas en sautant. Si interessants que soient ces sauts qui montrent l'elasticite des muscles, pour nous autres landais, ils ne valent pas un bel ecart: le saut est fantaisiste, l'ecart est classique. --Pensez-vous que le capitaine Sixte assiste a ces courses? demanda madame Barincq qui se souciait peu de ces distinctions qu'elle avait cependant provoquees. --Je ne crois pas; ou plutot, pour etre vrai, je n'en sais rien du tout. --Je regretterai son absence; nous avons eu le plaisir de le garder a diner cette semaine, c'est un homme aimable. --Un brave et honnete garcon, tres droit, tres franc. --Je comprends que mon beau-frere se soit pris pour lui d'une vive affection, continua madame Barincq, curieuse d'obtenir des renseignements sur les relations qui avaient existe entre le capitaine et celui qu'on lui donnait pour pere. Mais le baron, qui ne voulait pas se laisser attirer sur ce terrain, se contenta de repondre par un sourire vague. --Cependant, si vive que soit l'amitie, poursuivit madame Barincq, elle ne peut pas aller jusqu'a supprimer les liens de famille. Le baron accentua son sourire. --Aussi puis-je difficilement admettre que le capitaine ait cru, comme on a dit, qu'il serait l'heritier de M. de Saint-Christeau. Comme le baron ne repondait pas, elle insista: --Pensez-vous que telle ait ete son esperance? --Je n'ai aucune idee la-dessus. Sixte ne m'en a jamais parle, et bien entendu je ne lui en ai pas parle moi-meme. Tout ce que je puis affirmer, c'est que Sixte n'est pas du tout un homme d'argent; et si, comme on le dit, il a pu avoir certaines esperances de ce cote, ce que j'ignore d'ailleurs, je suis convaincu que leur perte ne l'aura touche en rien: il est au-dessus de ces choses. --Il me semble, interrompit Anie pour detourner l'entretien, que s'il est tel que vous le representez, il reunit en lui les qualites avec lesquelles on fait le type du parfait soldat. --Mon Dieu, oui, mademoiselle; seulement, si ce type etait vrai hier, il n'est plus tout a fait aussi vrai aujourd'hui. --Je ne comprends pas bien. --C'est que, ne vivant pas dans le monde militaire, vous ne suivez pas les changements qui sont en train de s'y accomplir. Il y a quelques annees, l'indifference pour l'argent etait a peu pres la regle generale chez l'officier, comme le mariage etait l'exception; et, a cette epoque, le desinteressement entrait pour une bonne part dans le type de ce parfait soldat qui alors ne mettait pas ses satisfactions et ses ambitions dans la fortune. Mais le mariage, maintenant si frequent dans l'armee, a change ces moeurs. En se voyant demande par les familles riches, et meme poursuivi, l'officier a accorde a l'argent une importance qui n'existait pas pour ses devanciers; et ils ne sont pas rares aujourd'hui ceux qui repondent, lorsqu'on leur parle d'une jolie fille: "Ca apporte?" La fortune, en s'introduisant dans les regiments, a cree des besoins, et, par consequent, des exigences qu'on ne soupconnait pas il y a vingt ans. Sixte, bien que jeune, n'appartient pas a ce nouveau type, qui tend de plus en plus a remplacer l'ancien, et qui, d'ici peu de temps, aura completement change l'esprit et les moeurs de l'armee; et bien que capitaine de cavalerie, bien que brevete, ce qui double sa valeur marchande, je suis sur que, s'il se marie jamais, la fortune ne sera pour lui que l'accessoire. --Alors, c'est tout a fait un heros? dit Anie. --Tout a fait. --On peut donc admettre, continua madame Barincq, revenant a son idee, que la perte de l'heritage de M. de Saint-Christeau ne lui a pas ete trop douloureuse? --On peut le croire. Et, comme les ecarteurs faisaient leur entree dans l'arene, il profita de cette diversion pour n'en pas dire davantage: la fanfare jouait avec rage, des fusees eclataient, la foule poussait des clameurs de joie; ce n'etait plus le moment des conversations a mi-voix, et il ne pouvait plus guere s'occuper que des ecarteurs en les nommant a Anie a mesure qu'ils passaient avec des poses theatrales, largement espaces, graves, ceremonieux, comme il convient a des personnages que porte la faveur de la foule. Comment celui-ci, elegant et gracieux dans sa veste de velours bleu, etait cordonnier; et celui-la, de si noble tournure, tonnelier! Le defile termine, le spectacle commence aussitot. C'est sous la tribune dans laquelle ils ont pris place que les betes sont parquees, chacune dans sa loge; une porte s'ouvre et une vache s'elance sur la piste d'un trot allonge, ardente, impatiente, battant de sa queue ses flancs creux; sans une seconde d'hesitation elle fond sur le premier ecarteur qu'elle apercoit; il l'attend; et, quand arrivant sur lui elle baisse la tete pour l'enlever au bout de ses cornes fines, il tourne sur lui-meme, et elle passe sans l'atteindre; l'elan qu'elle a pris est si impetueux que ses jarrets flechissent, mais elle se redresse aussitot et court sur un autre, puis sur un troisieme, un quatrieme, au milieu des applaudissements qui s'adressent autant aux hommes qu'a la vaillance de la bete. L'interet de ces courses, c'est que l'homme et la bete se trouvent en face l'un de l'autre, sur le pied d'une egalite parfaite; point de _picador_ pour fatiguer le taureau; point de _chulos_ avec leurs _banderilleros_ pour l'exasperer; point de _muleta_ pour l'etourdir et derriere sa soie rouge eblouissante preparer une surprise; l'homme n'a d'aide a attendre que de son sang-froid, son coup d'oeil, son courage et son agilite; la bete n'a pas de traitrise a craindre: au plus fort des deux, c'est un duel. Il arriva un moment ou l'entrain des ecarteurs faiblit; la chaleur etait lourde, des nuages d'orage montaient du cote de la mer sans voiler encore le soleil qui tombait implacable dans l'arene surchauffee; la fatigue commencait a peser sur les plus vaillants, qui precisement, parce qu'ils ne s'etaient pas menages, se disaient sans doute que c'etait aux autres a donner, et ils s'attardaient volontiers a causer avec leurs amies des tribunes, en s'appuyant nonchalamment aux planches du pourtour, au lieu de se tenir au milieu de l'arene, prets a provoquer les attaques. A ce moment une vache lachee sur la piste ne trouva personne devant elle: c'etait une petite bete maigre, nerveuse, au pelage roux truite de noir, au ventre avale, n'ayant pas plus de mamelle qu'une genisse de six mois; sa tete fine etait armee de longues cornes effilees comme une baionnette. A sa vue il s'eleva une clameur qui disait la reputation: --La Moulasse! Elle ne trompa pas les esperances que ses amis mettaient en elle: voyant les ecarteurs espaces ca et la le long du pourtour, elle se rua sur le premier qu'elle crut pouvoir atteindre et en quelques secondes elle eut fait le tour de l'arene, cassant les planches a grands coups de cornes, et forcant ainsi ses adversaires a escalader les tribunes au plus vite, a la grande joie du public qui poussait des huees moqueuses; cela fait, elle revint au milieu de la piste et se mit a creuser la terre qui sous ses sabots nerveux volait autour d'elle. --Saint-Jean! Boniface! criait la foule, chacun provoquant celui des ecarteurs qu'il preferait. Mais aucun ne parut presse de descendre: Saint-Jean regardant Boniface qui regardait Omer. --A toi! --Non, a toi! En voyant cette debandade, Anie s'etait mise a rire: --Je n'ai jamais autant que maintenant admire l'agilite des Landais, dit-elle. C'etait a son pere qu'elle adressait ces quelques mots, le baron les arreta au passage: --Permettez-moi de me reclamer de ma nationalite, dit-il en saluant. Avant qu'elle eut compris ces paroles bizarres, il appuya les deux mains sur le rebord de la tribune, et d'un bond il sauta dans l'arene. Il y eut un mouvement de surprise, mais presqu'aussitot un cri immense s'eleva; on l'avait reconnu, et on l'acclamait. --Le _baronne_! Ce n'etait plus un acteur ordinaire qui allait provoquer la Moulasse, c'etait le baron, que tout le monde connaissait, et l'espoir de voir cette lutte allumait un delire de joie. --Le baronne! le baronne! Hommes, femmes, enfants, tout le monde s'etait leve, gesticulait, curieux, enthousiasme; les regards faisaient balle sur lui, l'on restait les yeux ecarquilles, la bouche ouverte, dans l'attente de ce qui allait se passer. Vivement il etait venu se placer en face de la Moulasse, mais sans cependant se rapprocher trop d'elle, de facon a la voir venir; le veston boutonne et serre a la taille, son chapeau jete au loin, il leva les deux bras droit au-dessus de sa tete et d'un claquement de langue provoqua la vache. Instantanement elle fondit sur lui: l'attention etait frenetique; on ne respirait plus; dans le silence on n'entendait que le trot rapide de la vache sur le sable; elle arrivait. Le baron n'avait pas bouge et la tenait dans ses yeux. Elle baissa la tete. Il tourna sur ses talons, et elle passa en l'effleurant. Mais c'etait une bete experimentee; au lieu de s'abandonner a son elan, elle se jeta brusquement de cote et revint sur le baron qui l'ecarta une seconde fois, puis une troisieme, toujours avec la meme justesse, la meme surete. La fatigue et la nonchalance des ecarteurs s'etaient miraculeusement envolees quand ils avaient vu le baron tomber dans l'arene, et tous en meme temps ils s'y etaient abattus: provoquee de divers cotes, la Moulasse se jeta sur eux, et le baron put remonter a sa tribune pour reprendre sa place a cote d'Anie, tandis que la foule l'acclamait avec des trepignements qui menacaient de faire ecrouler le cirque sous les battements de pieds. --Quelle emotion vous nous avez donnee! dit madame Barincq en le complimentant. --Je regrette de n'avoir pas eu le temps de vous affirmer que je ne courais aucun danger, dit-il simplement, avec une entiere sincerite. Une clameur lui coupa la parole, la Moulasse venait de surprendre un ecarteur et elle le secouait au bout de ses cornes engagees dans la ceinture qui le serrait a la taille; on se jeta sur elle, et il retomba sur ses pieds pour se sauver en boitant. --Vous voyez, dit madame Barincq, le premier moment d'emoi calme. --C'est un maladroit. --Crois-tu maintenant que M. d'Arjuzanx tienne a te plaire? dit madame Barincq a sa fille, lorsqu'apres la course ils se retrouverent tous les trois installes dans leur landau. --En quoi? --En sautant dans l'arene pour te montrer son courage. --Cela ne m'a pas plu du tout. --Tu as eu peur? --Pas assez pour ne pas trouver qu'il etait peu digne d'un homme de son rang de s'offrir ainsi en spectacle. V Anie, qui tous les matins donnait regulierement quelques heures a la peinture, de son lever au dejeuner, travaillait volontiers dans l'apres-midi avec son pere, et c'etait pour elle un plaisir de faner les foins qu'on fauchait dans les prairies et dans les iles du Gave: sa fourche a la main, elle epandait son andain sans rester en arriere; et le soir venu, quand on chargeait l'herbe sechee sur les chars, elle apportait bravement son tas aussi lourd que celui des autres faneuses. Ces gouts champetres fachaient sa mere qui les trouvait peu compatibles avec la dignite d'une chatelaine comme elle trouvait le soleil malsain et dangereux; n'est-ce pas lui qui est le pere de tous nos maux, des insolations, des fluxions de poitrine et des taches de rousseur? Pour se preserver de ces dangers, elle prenait toutes sortes de precautions, mais sans pouvoir les imposer, comme elle l'eut voulu, a sa fille, qui n'acceptait les grands chapeaux de paille, les voiles de gaze et les gants montant jusqu'au coude que pour les abandonner a la premiere occasion. Par contre, ces gouts et cette liberte d'allures faisaient la joie de son pere qui des sa premiere enfance avait passionnement aime le travail des champs, labourant aussitot que ses bras avaient ete assez longs pour tenir les emmanchons, fauchant aussitot qu'on lui avait permis de toucher a une faulx, conduisant les boeufs, montant les chevaux, ebranchant les hauts arbres, abattant les taillis avec passion. Quel delassement, apres tant d'annees de vie de bureau, enfermee, etouffee, miserable, de se retrouver enfin en plein air, dans une atmosphere parfumee par les foins, les yeux charmes par la vue des choses aimees, ses betes, ses recoltes, tout cela dans un beau cadre de verdure que fermait au loin l'horizon changeant de la montagne dont il avait si longtemps reve sans esperer le revoir avant de mourir. Leve le premier dans la maison, il commencait sa journee par la surveillance de la traite des vaches dans les etables; puis, tout son personnel mis en train, il montait un bidet au trot doux et s'en allait inspecter les defrichements qu'il faisait executer pour transformer en prairies les vignes epuisees et les touyas. Cette course etait longue, non seulement parce qu'il ne poussait pas son cheval dans ces chemins accidentes, mais encore parce qu'il s'arretait a chaque instant pour causer avec les paysans qu'il apercevait au travail dans leurs champs, ou qui, lentement, cheminaient a cote de lui. Il les interrogeait, les ecoutait: etaient-ils satisfaits de leur recolte? Et des discussions s'engageaient sur les modes de culture employes par eux, ainsi que ceux qu'il leur conseillait pour augmenter les produits de leurs terres; ne se fachant jamais de se heurter a la routine, s'efforcant au contraire avec patience et douceur, par des raisonnements a leur portee, de les amener a comprendre ses explications. Au retour, il ne manquait jamais de longer le Gave sous le couvert des grands arbres, certain de rencontrer Anie, tantot dans un coin frais, tantot dans un ilot, en train d'achever une etude d'apres nature, ce qu'elle appelait ses Corot. Comme elle dormait lorsqu'il avait quitte, le chateau, ils ne s'etaient pas vus encore de la journee; arrive pres d'elle, il descendait de cheval; elle, de son cote, quittait son pliant pour venir a lui, et ils s'embrassaient: --Tu as bien dormi? --Et toi, mon enfant? Apres avoir attache la bride de son cheval a une branche, il regardait son tableau en lui faisant ses observations et ses compliments. A la verite, les compliments l'emportaient de beaucoup sur les critiques, car il suffisait qu'elle eut mis la main a quelque chose pour que cette chose devint admirable a ses yeux. S'il avait ete habitue a un dessin plus serre et plus severe que celui dont elle se contentait, il se disait qu'a son age on est vieux jeu, tandis qu'elle etait certainement dans le train; il n'avait jamais ete qu'un pauvre diable de manoeuvre, elle etait une artiste; dans ces conditions, comment n'eut-il pas repousse les objections qui se presentaient a son esprit! --Certainement, tu as raison, disait-il en maniere de conclusion, l'impression donnee est bien celle que tu as voulu rendre. Et il remontait a cheval pour surveiller l'expedition du beurre qu'on avait battu en son absence, ou celle des cochons qu'on ne faisait pas sortir de la porcherie ou qu'on n'emballait pas en voiture sans qu'il y eut de terribles cris pousses malgre les precautions qu'on prenait pour les toucher. C'etait seulement apres le dejeuner qu'il se trouvait libre et pouvait, si l'envie lui en prenait, s'en aller travailler aux foins avec Anie. Comme il etait fier, lorsqu'il la voyait vaillante a l'ouvrage, sans plus craindre le soleil qu'une ondee, affable avec les ouvriers, bonne avec les femmes, familiere avec les enfants, se faisant aimer de tous! Comme il etait heureux quand, a l'heure du gouter, ils s'asseyaient tous deux a l'ombre d'un tilleul ou au pied d'une haie et mangeaient en bavardant la collation qu'on leur apportait du chateau: un morceau de pain avec un fruit ou bien une tartine de beurre mouillee d'un verre de vin blanc du pays et d'eau fraiche. C'etait le meilleur moment de sa journee, alors que, cependant, il en avait tant de bons, celui de l'intimite, des tete-a-tete, ou tout peut se dire dans l'epanchement d'une tendresse partagee. On causait a batons rompus du present, du passe et aussi quelquefois de l'avenir, mais beaucoup moins de l'avenir que du passe, en gens heureux qui n'ont pas besoin d'echapper aux tristesses de ce qui est pour se refugier, en imagination, dans ce qui sera peut-etre un jour. On s'examinait aussi: le pere en se demandant si, comme le disait sa femme, il n'imposait pas a Anie une fatigue dangereuse pour sa beaute, sinon pour sa sante; la fille, en suivant sur le visage de son pere et dans son attitude les changements qui s'etaient produits en lui depuis leur installation a Ourteau, et qui se manifestaient par son air de vigueur et de bien-etre, comme aussi par la serenite de son regard. Et souvent son premier mot, lorsqu'elle s'asseyait pres de lui, etait pour le complimenter: --Tu sais que tu rajeunis? --Comme toi tu embellis? Mais n'en doit-il pas etre ainsi pour nous? Quand, pendant de longues annees, on a vecu d'une facon absurde qui semble savamment combinee pour devorer la vie au tirage force, n'est-il pas logique que le jour ou l'on se conforme aux lois de la nature, l'organisme qui n'a pas eprouve de trop graves avaries se repose tout seul et reprenne son fonctionnement regulier? Voila pourquoi je suis si heureux de te voir accepter ces exercices un peu violents et ces fatigues qui ont manque a ta premiere jeunesse; sois certaine que la medecine fera un grand pas le jour ou elle ordonnera les bains de soleil et defendra les rideaux et les ombrelles. --Ils m'amusent, ces exercices. --N'est-ce pas? --Il me semble que ca se voit. --Je veux dire que tu ne regrettes pas l'existence que je vous impose. --Je m'y suis si bien et si vite habituee que je n'en vois pas d'autre qu'on puisse prendre quand on a la liberte de son choix. --Quelle difference entre aujourd'hui et il y a quelques mois! --C'est en faisant cette comparaison que je me suis bien souvent demande si les pauvres etres courageux, mais aussi tres malheureux qui acceptaient cette misere etaient vraiment les memes que ceux qui habitent ce chateau? --Ne pense plus au passe. --Pourquoi donc? N'est-ce pas precisement le meilleur moyen pour apprecier la douceur de l'heure presente? Ce n'est pas seulement quand je suis assise, comme en ce moment, avec cette vue incomparable devant les yeux, au milieu de cette belle campagne, respirant un air embaume, m'entretenant librement avec toi, que je sens tout le charme de la vie heureuse qu'un coup de fortune nous a donnee; c'est encore quand, dans la tranquillite et l'isolement du matin, je travaille a une etude et que je compare ce que je fais maintenant a ce que je faisais autrefois et surtout aux conditions dans lesquelles je le faisais, avec les luttes, les rivalites, les intrigues, les fievres de l'atelier; si je t'avais conte mes humiliations, mes tristesses, mes journees de rage et de desespoir, comme tu aurais ete malheureux! --Pauvre cherie! --Je ne te dis pas cela pour que tu me plaignes, d'autant mieux que l'heure des plaintes est passee; mais simplement pour que tu comprennes le point de vue auquel j'envisage le bonheur que nous devons a l'heritage de mon oncle. Et ces comparaisons je les fais pour toi comme pour moi; pour l'atelier Julian, comme pour les bureaux de l'_Office cosmopolitain_ ou tu avais a subir les stupidites de M. Belmanieres et l'arrogance de M. Chaberton. Hein! si nous etions rejetes, toi dans ton bureau, maman rue de l'Abreuvoir, moi a l'atelier. --Veux-tu bien te taire! --Pourquoi? Il n'y a rien d'effrayant a imaginer des catastrophes qui ne peuvent pas nous atteindre; au contraire. Et nous pouvons nous moquer de celle-la, je pense. --Assurement. --Quand meme tes travaux ne rendraient pas tout ce que tu attends d'eux... --Ils le rendront, et au dela de ce que j'ai annonce; l'experience de ce que j'ai obtenu garantit ce que nous obtiendrons dans quelques annees. --Quand meme nous en resterions ou nous sommes, nous n'avons rien a craindre de la fortune; et j'espere bien que si je me marie... --Comment! si tu te maries! --J'espere bien que, si je me marie, tu prendras des precautions telles que je ne puisse jamais retomber dans la misere. --Sois tranquille. --Je le suis; et c'est pour cela precisement que je ris de catastrophes qui sont purement romanesques: malheureux, on aime les romans gais qui finissent bien; heureux, les romans tristes. VI Une apres-midi qu'ils s'entretenaient ainsi a l'abri d'un bouquet de saules dont les racines trempaient dans le Gave, tandis qu'autour d'eux ca et la au caprice des amities, faneurs et faneuses goutaient, et que les boeufs atteles aux chars sur lesquels on allait charger le foin plongeaient goulument leur mufle dans l'herbe sechee, ils virent au loin Manuel, accompagne d'une personne qu'ils ne reconnurent pas tout d'abord, se diriger de leur cote a travers le pre tondu ras. --Voila Manuel qui te cherche, dit Anie. --Qui est avec lui? --Costume gris, chapeau melon, ca ne dit rien; pourtant la demarche ressemble a celle de M. d'Arjuzanx... c'est bien lui; comme maman en rentrant va etre fachee de ne pas s'etre trouvee au chateau pour le recevoir! Quand le baron les apercut, il renvoya le valet de chambre et s'avanca seul. Anie s'etait levee. --Tu ne t'en vas pas? --Pourquoi m'en irais je? --Pour que le baron ne te surprenne pas dans cette tenue. --Crois-tu que si j'avais souci de ma tenue je travaillerais avec tes faneurs? Des brins de foin etaient accroches a ses cheveux ainsi qu'a sa blouse de toile bleue; elle ne prit meme pas la peine de les enlever. Quand les paroles de politesses eurent ete echangees avec le baron, tout le monde se rassit sur l'herbe. --Me pardonnez-vous de vous deranger ainsi? dit d'Arjuzanx. --Mais vous ne nous derangez nullement; les bras de ma fille pas plus que les miens ne sont indispensables a la rentree de nos foins. --Au moins s'y emploient-ils. --Je trouve tres amusant de jouer a la paysanne, dit Anie. --Vous aimez la campagne, mademoiselle? --Je l'adore. Le baron parut ravi de cette reponse. L'entretien continua; puis il languit; le baron paraissait preoccupe, peut-etre meme embarrasse; en tout cas, il ne montrait pas son aisance habituelle; alors Anie s'eloigna sous pretexte d'un ordre a donner, et rejoignit les faneuses qui avaient repris le travail. Pendant plus d'une heure elle vit son pere et le baron marcher a travers la prairie, allant jusqu'aux jardins, puis revenant sur leurs pas, et comme le terrain etait parfaitement plane sans aucune touffe d'arbuste, elle pouvait suivre leurs mouvements: ceux du baron etaient vifs, demonstratifs, passionnes; ceux de son pere, reserves; evidemment, l'un parlait et l'autre ecoutait. Plusieurs fois, en les voyant revenir, elle crut que cette longue conversation avait pris fin, et que le baron voulait lui faire ses adieux, mais toujours ils repartaient et les grands gestes continuaient. A la fin, cependant, ils se dirigerent vers elle de facon a ce qu'elle ne put pas se tromper; alors elle alla au-devant d'eux; cette fois c'etait bien pour prendre conge d'elle. Lorsqu'il eut disparu au bout de la prairie, Barincq dit a sa fille de laisser la sa fourche et de l'accompagner, mais ce fut seulement quand il n'y eut plus d'oreilles curieuses a craindre qu'il se decida a parler: --Sais-tu ce que voulait M. d'Arjuzanx? --Te parler de choses serieuses, si j'en juge par sa pantomime. --Te demander en mariage. --Ah! --C'est tout ce que tu me reponds? --Je ne peux pas te dire que je suis profondement surprise de cette demande, ni que j'en suis ravie, ni que j'en suis fachee, alors je dis: ah! pour dire quelque chose. --Il ne te plait point? --Je serais fachee de sa demande. --Il te plait? --J'en serais heureuse. --Alors? --Alors veux-tu repondre a mes questions, au lieu que je reponde aux tiennes? Il fit un signe affirmatif. --Avant tout, dis-moi si la question d'interet a ete abordee entre vous. --Elle l'a ete. --Sur quelle dot compte-t-il? --Il n'en demande pas. --Mais il en accepte une? --C'est-a-dire... --Laquelle? --Ne crois pas que c'est pour ta fortune que le baron veut t'epouser: c'est pour toi; c'est parce que tu as produit sur lui une profonde impression; c'est parce qu'il t'aime, je te rapporte ses propres paroles. --Rapporte-moi aussi celles qui s'appliquent a la fortune. --Pourquoi cette defiance? --Parce que je ne veux epouser qu'un homme qui m'aimera, et qui ne cherchera pas une affaire dans notre mariage. C'est bien le moins que notre fortune me serve a me payer ce mari-la. --Precisement, le baron me parait etre ce mari. --Alors repete. Si tu veux vivre a la campagne, son revenu, qui est d'une quarantaine de mille francs, lui permet de t'assurer une existence facile, sinon large et heureuse. Mais si la campagne ne te suffit pas, et si tu veux Paris une partie de l'annee, c'est a nous de te donner une dot, celle que nous voudrons, qui te permette de faire face aux depenses de la vie parisienne pendant trois mois, six mois, le temps que tu fixeras toi-meme d'apres ton budget. La-dessus il s'en remet a toi, et a nous. Est-ce le langage d'un homme qui cherche une affaire? Je te le demande. Au lieu de repondre, elle continua ses questions: --De loin je vous observais de temps en temps, et j'ai vu qu'il parlait beaucoup, tandis que toi, tu ecoutais; cependant tu as dit quelque chose. --Sans doute. --Qu'as-tu dit? --Que je devais consulter ta mere, et que je devais te consulter toi-meme. --Je pense qu'il a trouve cela juste. --Parfaitement. Cependant il a insiste, sinon pour avoir une reponse immediate, au moins pour arranger les choses de facon a ce que cette reponse ne soit point dictee par la seule inspiration. Pour cela il demande que nous allions passer quelquefois la journee du dimanche a Biarritz, ou nous le rencontrerons, comme par hasard, et vous pourrez vous connaitre. Ce sera seulement quand cette connaissance sera faite, que tu te prononceras. --As-tu accepte cet arrangement? --Il aurait dependu de moi seul que je l'aurais accepte, car il me parait raisonnable, Biarritz etant un terrain neutre ou l'on peut se voir, sans que ces rencontres plus ou moins fortuites aient rien de compromettant qui engage l'avenir; cependant cette fois encore j'ai demande a vous consulter, ta mere et toi. Pouvais-je promettre d'aller a Biarritz, si au premier mot tu m'avais dit que le baron t'etait repulsif? --Il ne me l'est pas; et je suis disposee a croire comme toi que la dot n'est pas ce qu'il cherche dans ce mariage. --Alors? --Je ne demande pas mieux que d'aller a Biarritz le dimanche, mais a cette condition qu'il sera bien explique et bien compris que cela ne m'engage a rien. Depuis que nous parlons de M. d'Arjuzanx, je fais mon examen de conscience, et je ne trouve en moi qu'une parfaite indifference a son egard. Ce sentiment, qui, a vrai dire, n'en est pas un ni dans un sens ni dans un autre, changera-t-il quand je le connaitrai mieux? C'est possible. Mais sincerement je n'en sais rien. --Laissons faire le temps. --C'est ce que je demande. VII Pendant quatre dimanches Anie avait vu le baron a Biarritz, mais ses sentiments n'avaient change en rien: elle en etait toujours a l'indifference, et quand sa mere, quand son pere l'interrogeaient, sa reponse restait la meme: --Attendons. --Qui te deplait en lui? --Rien. --Alors? --Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui me plait en lui? --Je te le demande. --Et je te fais la meme reponse: rien. Dans ces conditions je ne peux dire que ce que je dis: attendons. Madame Barincq, qui desirait passionnement ce mariage, et trouvait toutes les qualites au baron, s'exasperait de ces reponses: --Crois-tu que cette attente soit agreable pour ce brave garcon? --Que veux-tu que j'y fasse? si elle lui est trop cruelle, qu'il se retire. --Au moins est-elle mortifiante pour lui; crois-tu qu'il n'a pas a souffrir de ta reserve, quand ce ne serait que devant le capitaine? --J'espere qu'il n'a pas pris le capitaine pour confident de ses projets; s'il l'a fait, tant pis pour lui. Accepterait-elle, refuserait-elle le baron? c'etait ce que le pere et la mere se demandaient, et, comme ils desiraient autant l'un que l'autre ce mariage, ils prenaient leurs dispositions pour le jour ou ils auraient a traiter les questions d'affaires et a fixer la dot. Puisque le baron avait quarante mille francs de rente, ils voulaient que leur fille en eut autant, c'etait leur reponse a son desinteressement. Mais, si ces quarante mille francs devaient leur etre faciles a payer annuellement, ce ne serait que quand les ameliorations apportees a l'exploitation du domaine produiraient ce qu'on attendait d'elles, c'est-a-dire quand les terres defrichees seraient toutes transformees en prairies, ce qui exigerait trois ans au moins. En attendant, ou trouver ces quarante mille francs? C'etait la question que Barincq etudiait assez souvent, en cherchant quelles parties de son domaine il pourrait donner en garanties pour un emprunt. Un jour qu'il se livrait a cet examen dans son cabinet, qui avait ete celui de son frere, il tira les divers titres de propriete se rapportant aux pieces de terre qu'il avait en vue, et se mit a les lire en notant leurs contenances. Pour cela il avait ouvert tous les tiroirs de son bureau, voulant faire un classement qui le satisfit mieux que celui adopte par son frere. Comme il avait completement tire un de ces tiroirs, il apercut une feuille de papier timbre, qui avait du glisser sous le tiroir. Il la prit, et, comme au premier coup d'oeil il reconnut l'ecriture de son frere, il se mit a la lire. "Je, soussigne, Gaston-Felix-Emmanuel Barincq (de Saint-Christeau), demeurant au chateau de Saint-Christeau, commune de Ourteau (Basses-Pyrenees)--declare, par mon present testament et acte de derniere volonte, donner et leguer, comme en effet je donne et legue, a M. Valentin Sixte, lieutenant de dragons, en ce moment en garnison a Chambery, la propriete de tous les biens, meubles et immeubles, que je possederai au jour de mon deces. A cet effet, j'institue mon dit Valentin Sixte mon legataire a titre universel. Je veux et entends qu'en cette qualite de legataire mon dit Valentin Sixte soit charge de payer a mon frere Charles-Louis Barincq, demeurant a Paris, s'il me survit, et a sa fille Anie Barincq, une rente annuelle de six mille francs, ladite rente incessible et insaisissable. Je nomme pour mon executeur testamentaire la personne de maitre Rebenacq notaire a Ourteau, sans la saisine legale, et j'espere qu'il voudra bien avoir la bonte de se charger de cette mission. Tel est mon testament, dont je prescris l'execution comme etant l'ordonnance de ma derniere volonte. Fait a Ourteau le lundi onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre. Et apres lecture j'ai signe. GASTON BARINCQ." VIII Il avait lu sans s'interrompre, sans respirer, courant de ligne en ligne; mais des les premieres, au moment ou il commencait a comprendre, il avait ete oblige de poser sur son bureau la feuille de papier, tant elle tremblait entre ses doigts. C'etait un coup d'assommoir qui l'ecrasait. Apres quelques minutes de prostration, il recommenca sa lecture, lentement cette fois, mot a mot: "Je donne et legue a monsieur Valentin Sixte... la propriete de tous les biens, meubles et immeubles, que je possederai au jour de mon deces." Evidemment, ce testament etait celui que son frere avait depose au notaire Rebenacq, et ensuite repris; la date le disait sans contestation possible. Pas d'hesitation, pas de doute sur ce point: a un certain moment, celui qu'indiquait la date de ce testament, son frere avait voulu que le capitaine fut son legataire universel; et il avait donne un corps a sa volonte, ce papier ecrit de sa main. Mais le voulait-il encore quelques mois plus tard? et le fait seul d'avoir repris son testament au notaire n'indiquait-il pas un changement de volonte? Il avait un but en reprenant ce testament; lequel? Le supprimer? Le modifier? Chercher en dehors de ces deux hypotheses paraissait inutile, c'etait a l'une ou l'autre qu'on devait s'arreter; mais laquelle avait la vraisemblance pour elle, la raison, la justice et la reunion de diverses conditions d'ou pouvait jaillir un temoignage ou une preuve, il ne le voyait pas en ce moment, trouble, bouleverse, jete hors de soi comme il l'etait. Et machinalement, sans trop savoir ce qu'il faisait, il examinait le testament, et le relisait par passages, au hasard, comme si son ecriture ou sa redaction devait lui donner une indication qu'il pourrait suivre. Mais aucune lumiere ne se faisait dans son esprit, qui allait d'une idee a une autre sans s'arreter a celle-ci plutot qu'a celle-la, et revenait toujours au meme point d'interrogation: pourquoi, apres avoir confie son testament a Rebenacq, son frere l'avait-il repris? et pourquoi, apres l'avoir repris, ne l'avait-il pas detruit ou modifie? Le temps marcha, et la cloche du diner vint le surprendre avant qu'il eut trouve une reponse aux questions qui se heurtaient dans sa tete. Il fallait descendre; il se composa un maintien pour que ni sa femme ni sa fille ne vissent son trouble, car, malgre son desarroi d'idee, il avait tres nettement conscience qu'il ne devait leur parler de rien avant d'avoir une explication a leur donner. Il remit donc le testament dans son tiroir, mais en le cachant entre les feuillets d'un acte notarie, et il se rendit a la salle a manger, ou sa femme et sa fille l'attendaient, surprises de son retard: c'etait, en effet, l'habitude qu'il arrivat toujours le premier a table, autant parce que, depuis son installation a Ourteau, il avait retrouve son bel appetit de la vingtieme annee, que parce que les heures des repas etaient pour lui les plus agreables de la journee, celles de la causerie et de l'epanchement dans l'intimite du bien-etre. --J'allais monter te chercher, dit Anie. --Tu n'as pas faim aujourd'hui? demanda madame Barincq. --Pourquoi n'aurais-je pas faim? --Ce serait la question que je t'adresserais. Precisement parce qu'il voulait paraitre a son aise et tel qu'il etait tous les jours, il trahit plusieurs fois son trouble et sa preoccupation. --Decidement tu as quelque chose, dit madame Barincq. --Ou vois-tu cela? --Est-ce vrai, Anie? demanda la mere en invoquant comme toujours le temoignage de sa fille. Au lieu de repondre, Anie montra d'un coup d'oeil les domestiques qui servaient a table, et madame Barincq comprit que si son mari avait vraiment quelque chose comme elle croyait, il ne parlerait pas devant eux. Mais, lorsqu'en quittant la table on alla s'asseoir dans le jardin sous un berceau de rosiers, ou tous les soirs on avait coutume de prendre le frais en regardant le spectacle toujours nouveau du soleil couchant avec ses effets de lumiere et d'ombres sur les sommets lointains, elle revint a son idee. --Parleras-tu, maintenant que personne n'est la pour nous entendre? --Que veux-tu que je dise? --Ce qui te preoccupe et t'assombrit. --Rien ne me preoccupe. --Alors pourquoi n'es-tu pas aujourd'hui comme tous les jours? --Il me semble que je suis comme tous les jours. --Eh bien, il me semble le contraire; tu n'as pas mange, et il y avait des moments ou tu regardais dans le vide d'une facon qui en disait long. Quand, pendant vingt ans, on a vecu en face l'un de l'autre, on arrive a se connaitre et les yeux apprennent a lire. En te regardant a table, ce soir, je retrouvais en toi la meme expression inquiete que tu avais si souvent pendant les premieres annees de notre mariage, quand tu te debattais contre Sauval, sans savoir si le lendemain il ne t'etranglerait pas tout a fait. --T'imagines-tu que je vais penser a Sauval, maintenant? --Non; mais il n'en est pas moins vrai que j'ai revu en toi, aujourd'hui, l'expression angoissee que tu montrais quand tu te sentais perdu et que tu essayais de me cacher tes craintes. Voila pourquoi je te demande ce que tu as. Il ne pouvait pourtant pas repondre franchement. --Si tu n'as pas mal vu, dit-il, c'est mon expression de physionomie qui a ete trompeuse. --Puisque tu ne veux pas repondre, c'est moi qui vais te dire d'ou vient ton souci; nous verrons bien si tu te decideras a parler; tu es inquiet parce que tu reconnais que tes transformations ne donnent pas ce que tu attendais d'elles et que tu as peur de marcher a ta ruine. Il y a longtemps que je m'en doute. Est-ce vrai? --Ah! cela non, par exemple. --Tu n'es pas en perte? --Pas le moins du monde; les resultats que j'attendais sont depasses et de beaucoup; ma comptabilite est la pour le prouver. Je ne suis qu'au debut, et pourtant je puis affirmer, preuves en main, que les chiffres que je vous ai donnes, c'est-a-dire un produit de trois cent mille francs par an, sera facilement atteint le jour ou toutes les prairies seront etablies et en plein rapport. Ce que j'ai realise jusqu'a ce jour le demontre sans doutes et sans contestations possibles par des chiffres clairs comme le jour, non en theorie, mais en pratique. Pour cela il ne faudrait que trois ans... si je les avais. --Comment, si tu les avais! s'ecria madame Barincq. Il voulut corriger, expliquer ce mot maladroit qui avait echappe a sa preoccupation. --Qui est sur du lendemain? --Tu te crois malade? dit-elle. Qu'as-tu? De quoi souffres-tu? Pourquoi n'as-tu pas appele le medecin? --Je ne souffre pas; je ne suis pas malade. --Alors pourquoi t'inquietes-tu? C'est la plus grave des maladies de s'imaginer qu'on est malade quand on ne l'est pas. Comment! tu nous fais habiter la campagne parce que tu dois y trouver la sante et le repos, y vivre d'une vie raisonnable comme tu dis; et nous n'y sommes pas installes que te voila tourmente, sombre, hors de toi, sous le coup de soucis et de malaises que tu ne veux pas, que tu ne peux pas expliquer! Depuis que nous sommes maries tu m'as, pour notre malheur, habituee a ces mines de desespere; mais au moins je les comprenais et je m'associais a toi; quand tu luttais contre Sauval, quand tu peinais chez Chaberton, je ne pouvais t'en vouloir de n'etre pas gai; tu aurais eu le droit, si je t'avais fait des reproches, de me parler de tes inquietudes du lendemain. Mais maintenant que tu reconnais toi-meme que tes affaires sont dans une voie superbe, quand nous sommes debarrasses de tous nos tracas, de toutes nos humiliations, quand nous avons repris notre rang, quand nous n'avons plus qu'a nous laisser vivre, quand le present est tranquille et l'avenir assure, enfin quand nous n'avons qu'a jouir de la fortune, je trouve absurde de s'attrister sans raison... Parce qu'on n'est pas sur du lendemain. Mais qui peut en etre sur, si ce n'est nous? Il n'y a qu'un moyen de le compromettre, celui que tu prends precisement: te rendre malade. Que deviendrions-nous si tu nous manquais? Que deviendraient tes affaires, tes transformations? Ce serait la ruine. Et tu sais, je serais incapable de supporter ce dernier coup. Je ne me fais pas d'illusions sur mon propre compte; je suis une femme usee par les chagrins, les duretes de la vie, la revolte contre les injustices du sort dont nous avons ete si longtemps victimes. Je ne supporterais pas de nouvelles secousses. Tant que ca ira bien, j'irai moi-meme. Le jour ou ca irait mal, je ne resisterais pas a de nouvelles luttes. Tache donc de ne pas me tourmenter en te tourmentant toi-meme, alors surtout que tu n'as pas de raisons pour cela. Ce qu'il avait dit, il le repeta: il ne se croyait pas, il ne se sentait pas malade, il avait la certitude de ne pas l'etre. En tout cas, il etait dans un etat d'agitation desordonne qui ne lui permit pas de s'endormir. Si sous le coup de la surprise il n'avait pas pu arreter son parti a l'egard de ce testament, il fallait qu'il le prit maintenant, et ne restat pas indefiniment dans une lache et miserable indecision. Plus d'un a sa place sans doute se serait debarrasse de ces hesitations d'une facon aussi simple que radicale: on ne connaissait pas l'existence de ce testament; pas un seul temoin n'avait assiste a sa decouverte; tout le monde maintenant etait habitue a voir l'heritier naturel en possession de cette fortune; une allumette, un peu de fumee, un petit tas de cendres et tout etait dit, personne ne saurait jamais que le capitaine Sixte avait ete le legataire de Gaston. Personne, excepte celui qui aurait brule ce papier, et cela suffisait pour qu'il n'admit ce moyen si simple que de la part d'une autre main que la sienne. Dans ses nombreux proces il avait vu son adversaire se servir, toutes les fois que la chose etait possible, d'armes deloyales, et ne le battre que par l'emploi de la fraude, du mensonge, de faux, de pieces falsifiees ou supprimees; jamais il n'avait consenti a le suivre sur ce terrain, et s'il etait ruine, s'il perdait, son honneur etait sauf; pendant vingt annees ce temoignage que sa conscience lui rendait avait ete son soutien: mauvais commercant, honnete homme. Et l'honnete homme qu'il avait ete, qu'il voulait toujours etre, ne pouvait bruler ce testament que s'il obtenait la preuve que son frere ne l'avait repris a Rebenacq que parce qu'il n'etait plus l'expression de sa volonte. Qui dit testament dit acte de derniere volonte; cela est si vrai que les deux mots sont synonymes dans la langue courante; incontestablement a un moment donne Gaston avait voulu que le capitaine fut son legataire universel; mais le voulait-il encore quelque temps avant de mourir? Toute la question etait la; s'il le voulait, ce testament etait bien l'acte de sa derniere volonte, et alors on devait l'executer; si au contraire il ne le voulait plus, ce testament n'etait pas cet acte supreme, et, consequemment, il n'avait d'autre valeur que celle d'un brouillon, d'un chiffon de papier qu'on jette au panier ou il doit rester lettre morte sans qu'un hasard puisse lui rendre la vie. On aurait decouvert ce testament dans les papiers de Gaston a l'inventaire, sans qu'il eut jamais quitte le tiroir dans lequel il aurait ete enferme au moment meme de sa confection, que la question d'intention ne se serait pas presentee a l'esprit: on trouvait un testament et les presomptions etaient qu'il exprimait la volonte du testateur, aussi bien a la date du onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre, qu'au moment meme de la mort, puisqu'aucun autre testament ne modifiait ou ne detruisait celui-la: le onze novembre Gaston avait voulu que le capitaine heritat de sa fortune, et il le voulait encore en mourant. Mais ce n'etait pas du tout de cette facon que les choses s'etaient passees, et, la situation etant toute differente, les presomptions basees sur ce raisonnement ne lui etaient nullement applicables. Ce testament fait a cette date du onze novembre, alors que Gaston avait, il fallait l'admettre, de bonnes raisons pour preferer a sa famille un etranger et le choisir comme legataire universel, avait ete depose chez Rebenacq ou il etait reste plusieurs annees; puis, un jour, ce depot avait ete repris pour de bonnes raisons aussi, sans aucun doute, car on ne retire pas son testament a un notaire en qui l'on a confiance--et Gaston avait pleine confiance en Rebenacq--pour rien ou pour le plaisir de le relire. S'il etait logique de supposer que les bonnes raisons qui avaient dicte le choix du onze novembre s'appuyaient sur la conviction ou se trouvait Gaston a ce moment que le capitaine etait son fils, n'etait-il pas tout aussi logique d'admettre que celles, non moins bonnes, qui, plusieurs annees apres, avaient fait reprendre ce testament, reposaient sur des doutes graves relatifs a cette paternite? Dans la lucidite de l'insomnie, tout ce que lui avait dit Rebenacq le jour de l'enterrement et, plus tard, toutes les paroles qui s'etaient echangees, pendant l'inventaire, entre le notaire, le juge de paix et le greffier, lui revinrent avec nettete et precision pour prouver l'existence de ces doutes et demontrer que le testament avait ete repris pour etre detruit. N'etaient-ils pas significatifs, ces chagrins qui avaient attriste les dernieres annees de Gaston, et son inquietude, sa mefiance, constatees par Rebenacq, ne l'etaient-elles pas aussi? pour le notaire il n'y avait pas eu hesitation: chagrins et inquietudes qui, selon ses expressions memes, "avaient empoisonne la fin de sa vie", provenaient des doutes qui portaient sur la question de savoir s'il etait ou n'etait pas le pere du capitaine. Si, pour presque tout le monde, sa paternite etait certaine, pour lui elle ne l'etait pas, puisque ses doutes l'avaient empeche de reconnaitre celui qu'on lui donnait pour fils et que lui-meme n'acceptait pas comme tel. Incontestablement, Gaston avait passe par des etats divers, ballotte entre les extremes; un jour croyant a sa paternite, le lendemain n'y croyant pas; malgre tout, attache a cet enfant qu'il avait eleve, et qui d'ailleurs possedait des qualites reelles pour lesquelles on pouvait tres bien l'aimer, en dehors de tout sentiment paternel. En partant de ce point de vue, il etait facile de se representer comment les choses s'etaient passees et les phases que les sentiments de Gaston avaient suivies. Un jour, convaincu que le capitaine etait son fils, il avait fait son testament pour le deposer a Rebenacq; il y avait certitude chez lui; et, des lors, son devoir l'obligeait a oublier qu'il avait un frere, pour ne voir que son fils: c'est la loi civile qui veut que l'enfant illegitime ne soit qu'un demi-enfant, et en cela elle obeit a des considerations qui n'ont d'autorite qu'au point de vue social; mais la loi naturelle se determine par d'autres raisons plus humaines: pour elle un fils, legitime ou non, est un fils, et un frere n'est qu'un frere; en vertu de ce principe, le frere avait ete sacrifie au fils, et cela etait parfaitement juste. Mais plus tard, un mois avant de mourir, cette foi en sa paternite ebranlee pour des raisons qui restaient a decouvrir, puis detruite, le fils, qui n'etait plus qu'un enfant auquel on s'etait attache a tort, avait cede la premiere place au frere, et le testament avait ete repris chez Rebenacq. Sans doute ce n'etait la qu'une hypothese, mais ce qui lui donnait une grande force, c'etait l'endroit meme ou le testament avait ete decouvert, non dans le tiroir des papiers de famille, non dans celui qui renfermait les lettres de Leontine Dufourcq et du capitaine, mais dans un autre, ou ne se trouvaient que des pieces a peu pres insignifiantes. Est-ce que, si Gaston l'avait considere comme l'acte de sa derniere volonte, il l'aurait ainsi mis au rancart? au contraire, apres l'avoir retire de chez Rebenacq, ne l'aurait-il pas soigneusement serre? Pour etre subtil, ce raisonnement n'en reposait pas moins sur la vraisemblance, en meme temps que sur la connaissance du caractere de Gaston, qui ne faisait rien a la legere. A la verite on pouvait se demander, et on devait meme se demander pourquoi, l'ayant pris pour le detruire ou le modifier, on le retrouvait intact, tel qu'il avait ete redige dans sa forme primitive; mais cette question portait avec elle sa reponse, aussi simple que logique: pour le detruire, il avait attendu d'en avoir fait un autre, et vraisemblablement, le jour ou il aurait remis au notaire le second testament, expression de sa volonte, il aurait brule ou dechire le premier. Il ne l'avait pas fait, cela etait certain, puisque ce premier testament existait, mais ce qui etait non moins certain, c'etait qu'il avait voulu le faire; or, lorsqu'il s'agit de testament, c'est l'intention du testateur qui prime tout, et cette intention se manifestait clairement, aussi bien par le retrait du testament de chez le notaire que par le peu de soin accorde a ce papier, insignifiant desormais. Lorsque nous heritons d'un parent qui nous est proche, d'un pere, d'un frere, ce n'est pas seulement a sa fortune que nous succedons, c'est aussi a ses intentions, et c'est par la surtout que nous le continuons. Serait-ce continuer Gaston, serait-ce suivre ses intentions que d'accepter comme valable ce testament? De bonne foi, et sa conscience sincerement interrogee, il ne le croyait pas. IX Ce ne fut qu'apres etre arrive a cette conclusion qu'il trouva au matin un peu de sommeil; une heure suffit pour calmer la tempete qui l'avait si violemment secoue, et lorsqu'il s'eveilla; il se sentit l'esprit tranquille, le corps dispos, dans l'etat ou il etait tous les jours depuis son sejour a Ourteau. Apres avoir fait sa tournee du matin dans les etables et la laiterie, il monta a cheval pour aller surveiller les ouvriers; quand au haut d'une colline le caprice du chemin le mit en face de presque toute la terre d'Ourteau qui, avec ses champs, ses prairies et ses bois, s'etalait sous la lumiere rasante du soleil levant, il haussa les epaules a la pensee qu'un moment il avait admis la possibilite d'abandonner tout cela. --Quelle folie c'eut ete! Quelle duperie! Et cependant il avait la satisfaction de se dire que s'il avait cru au testament il aurait accompli cet abandon, si terribles qu'en eussent ete les consequences pour lui et plus encore pour les siens, pour Anie, dont le mariage aurait ete brise, et pour sa femme, dont il retrouvait l'accent vibrant encore quand elle lui disait: "Tant que ca ira bien, j'irai moi-meme; le jour ou ca irait mal, je ne resisterais pas a de nouvelles secousses." Combien eussent ete rudes celles qui auraient accompagne leur sortie de ce chateau qui ne lui avait jamais paru plus plaisant, plus beau qu'en ce moment meme, qui ne lui avait jamais ete plus cher qu'a cette heure, ou il se disait qu'il aurait pu etre force de le quitter. Il avait arrete son cheval et, pendant assez longtemps, il resta absorbe dans une contemplation attendrie, puis, faisant le moulinet avec sa makita qu'une laniere de cuir retenait a son poignet, il se mit en route allegrement. Jamais on ne l'avait vu plus dispos et de meilleure humeur que lorsqu'il rentra pour dejeuner. Comme madame Barincq arrivait lentement, d'un air dolent, il l'interpella de loin: --Allons, vite, la maman, je suis mort de faim. Et, s'asseyant a sa place, il se mit a chanter un choeur de vieux vaudeville sur un air de valse: Allons, a table, et qu'on oublie Un leger moment de chagrin, Que la plus douce sympathie prenne sa place a ce festin. --A la bonne heure, dit-elle, je t'aime mieux dans ces dispositions que dans celles que tu montrais hier soir. --Ce qui prouve que la maladie que tu diagnostiquais en moi n'etait pas bien grave. --Il n'en est pas moins vrai qu'elle t'a agite cette nuit; je t'ai entendu dans ta chambre te tourner et te retourner si furieusement sur ton lit que, plusieurs fois, j'ai voulu me lever pour aller voir ce que tu avais. --Je gagnais de l'appetit. --Tu feras bien de le gagner d'une facon moins tapageuse. Toute la journee, il garda sa bonne humeur et sa serenite, se repetant a chaque instant: --Evidemment, ce testament n'a aucune valeur; il ne peut pas en avoir. Mais, a la longue, cette repetition meme finit par l'amener a se demander si lorsqu'un fait porte en soi tous les caracteres de l'evidence, on se preoccupe de cette evidence: reconnue et constatee, c'est fini; quand le soleil brille, on ne pense pas a se dire: "il est evident qu'il fait jour." N'est-il pas admis que la repetition d'un meme mot est une indication a peu pres certaine du caractere de celui qui le prononce machinalement, un aveu de ses soucis, une confession de ses desirs? Si ce testament etait reellement sans valeur, pourquoi se repeter a chaque instant qu'evidemment il n'en avait aucune? repeter n'est pas prouver. Et puis, il fallait reconnaitre aussi que le point de vue auquel on se place pour juger un acte peut modifier singulierement la valeur qu'on lui attribue. Ce n'etait pas en etranger, degage de tout interet personnel, qu'il examinait la validite de ce testament. Qu'au lieu d'instituer le capitaine legataire universel, ce fut Anie qu'il instituat, comment le jugerait-il? Trouverait-il encore qu'evidemment il n'avait aucune valeur? Ou bien, sans aller jusque-la, ce qui etait excessif, que ce fut Rebenacq qui decouvrit le testament, qu'en penserait-il? Notaire de Gaston, son conseil, jusqu'a un certain point son confident, en tout cas en situation mieux que personne de se rendre compte des mobiles qui l'avaient dicte, et de ceux qui plus tard l'avaient fait reprendre pour le releguer avec des papiers insignifiants, le declarerait-il nul? En un mot, les conclusions d'une conscience impartiale seraient-elles les memes que celles d'une conscience qui ne pouvait pas se placer au-dessus de considerations personnelles? La question etait grave, et, lorsqu'elle se presenta a son esprit, elle le frappa fortement, sa tranquillite fut troublee, sa serenite s'envola, et au lieu de s'endormir lourdement, comme il etait tout naturel apres une nuit sans sommeil, il retomba dans les agitations et les perplexites de la veille. Vingt fois il decida de s'ouvrir des le lendemain a Rebenacq pour s'en remettre a son jugement; mais il n'avait pas plutot pris cette resolution, qui, au premier abord, semblait tout concilier, qu'il l'abandonnait: car, enfin, etait-il assure de rencontrer chez Rebenacq, ou chez tout autre, les conditions de droiture, d'independance, d'impartialite de jugement, que par une exageration de conscience il ne se reconnaissait pas en lui-meme, telles qu'il les aurait voulues? Ce n'etait rien moins que leur repos a tous, leur bonheur, la vie de sa femme, l'avenir de sa fille, qu'il allait remettre aux mains de celui qu'il consulterait; et, devant une aussi lourde responsabilite, il avait le droit de rester hesitant, plus que le droit, le devoir. Qu'etait au juste Rebenacq; en realite, il ne le savait pas. Sans doute, il avait les meilleures raisons pour le croire honnete et droit, et il l'avait toujours vu tel, depuis qu'ils se connaissaient. Mais enfin, l'honnetete et la droiture sont des qualites de caractere, non d'esprit, on peut etre le plus honnete homme du monde, le plus delicat dans la vie, et avoir en meme temps le jugement faux. Or, s'il lui soumettait ce testament, ce serait a son jugement qu'il ferait appel, et non a son caractere. D'ailleurs, il fallait considerer aussi que les motifs de ce jugement seraient dictes par les habitudes professionnelles du notaire, par ses opinions, qui seraient plutot moyennes que personnelles, et la se trouvait un danger qui pouvait tres legitimement inspirer la defiance: s'il se recusait lui-meme, parce qu'il avait peur de se laisser influencer par son propre interet, ne pouvait-il pas craindre que Rebenacq, de son cote, ne se laissat influencer par sa qualite de notaire qui lui ferait voir dans ce testament le fait materiel l'acte meme qu'il tiendrait entre ses mains, plutot que les intentions de celui qui l'avait ecrit? Et la-dessus, malgre toutes ses tergiversations, il ne variait point: avant tout, ce qu'il fallait considerer, c'etaient les intentions de Gaston qui, quelles qu'elles fussent, devaient etre executees. A la verite, c'etait revenir a son point de depart et reprendre les raisonnements qui l'avaient amene a conclure que le testament du 11 novembre ne pouvait etre que nul, c'est-a-dire a tourner dans le vide en realite puisqu'il se refusait, par scrupules de conscience, a s'arreter a cette conclusion, basee sur la stricte observation des faits cependant en meme temps que sur la logique. Allait-il donc se laisser reprendre et enfievrer par ses angoisses de la nuit precedente, compliquees maintenant des scrupules qui s'etaient eveilles en lui lorsqu'il avait compris qu'il pouvait tres bien, a son insu, se laisser influencer par l'interet personnel et par son amour pour les siens? Il avait beau se dire qu'il etait de bonne foi dans ses raisonnements et n'admettait comme vrais que ceux qui lui paraissaient conformes a la logique, il n'en devait pas moins s'avouer qu'ils reposaient, ainsi que leur conclusion, sur une interpretation et non sur un fait: sa conviction que le retrait du testament demontrait le changement de volonte de Gaston s'appuyait certainement sur la vraisemblance, mais combien plus forte encore serait-elle et irrefutable, a tous les points de vue, si l'on pouvait decouvrir les causes qui avaient amene ce changement! Gaston avait voulu que le capitaine fut son legataire universel parce qu'il le croyait son fils; puis il ne l'avait plus voulu parce qu'il doutait de sa paternite, voila ce que disaient le raisonnement, l'induction, la logique, la vraisemblance; mais pourquoi avait-il doute de cette paternite? Voila ce que rien n'indiquait et ce qu'il fallait precisement chercher, car cette decouverte, si on la faisait, confirmait les raisonnements et la vraisemblance, elle etait la preuve des calculs auxquels depuis deux jours il se livrait. Le lendemain matin, il abregea sa tournee dans les champs, et a neuf heures il descendit de cheval a la porte de Rebenacq: si quelqu'un etait en situation de le guider dans ses recherches, c'etait le notaire; mais, comme il ne pouvait pas le questionner franchement, il commenca par l'entretenir de diverses affaires et ce fut seulement au moment de partir qu'il aborda son sujet: --Lorsque tu m'as parle du testament qu'avait fait Gaston et qu'il t'a repris, tu m'as dit que c'etait pour en changer les dispositions ou pour le detruire. --A ce moment les deux hypotheses s'expliquaient et il y avait des raisons pour l'une comme pour l'autre; l'inventaire a prouve que celle de la destruction etait la bonne. --De ce retrait, tu avais conclu que le testament n'exprimait plus les intentions de Gaston. --S'il avait exprime ses intentions, il ne me l'aurait pas repris. --Cela parait evident. --Dis que c'est clair comme la lumiere du soleil un testament n'est pas d'une lecture tellement agreable pour celui qui l'a fait qu'on eprouve le besoin de le relire de temps en temps. --Depuis l'inventaire t'es-tu quelquefois demande ce qui avait pu changer les sentiments de Gaston a l'egard du capitaine? --Ma foi, non; a quoi bon! Il n'y avait interet a raisonner sur ces sentiments que lorsque nous ne savions pas si ce testament etait detruit et si nous n'allions pas en trouver un autre; nous n'avons trouve ni celui-la ni l'autre, c'est donc que l'hypothese de la modification des sentiments etait bonne. --Mais qui a provoque et amene ces modifications? --Ah! voila; je ne vois, comme je te l'ai dit, que les doutes que Gaston avait sur sa paternite, doutes qui ont empoisonne sa vie. --Sais-tu si, quand il t'a repris son testament, un fait quelconque avait pu confirmer ses doutes et lui prouver que decidement le capitaine n'etait pas son fils? --Comment veux-tu que je le sache? --Tu pourrais avoir une indication qui, si vague qu'elle eut ete a ce moment, s'expliquerait maintenant par le fait accompli. --Je n'ai rien autre chose que le trouble de Gaston lorsqu'il est venu me redemander son testament, mais quelle etait la cause de ce trouble? Je l'ignore. --Tu m'avais donne comme explication une decouverte decisive qu'il aurait faite, un temoignage, une lettre. --Comme explication, non, comme supposition, oui; je t'ai dit qu'il etait possible que les soupcons de Gaston eussent ete confirmes par une lettre, par un temoignage, par une preuve quelconque trouvee tout a coup qui serait venue lui demontrer que le capitaine n'etait pas son fils, mais je ne t'ai pas dit que cela fut, attendu que je n'en savais rien. Quand on cherche au hasard comme je le faisais, il faut tout examiner, tout admettre, meme l'absurde. --Mais il n'etait pas absurde, il me semble, de supposer que c'etait le changement des sentiments de Gaston envers celui qu'il avait cru son fils jusqu'a ce jour qui modifiait ses dispositions testamentaires? --Pas du tout, cela paraissait raisonnable, vraisemblable, probant meme, et la destruction du testament montre bien que je ne m'egarais point. Mais les suppositions pour expliquer le changement de volonte de Gaston auraient pu, a ce moment, se porter d'un autre cote; du tien, par exemple. --Du mien! --Assurement. Si Gaston m'a, un mois avant sa mort, repris le testament qu'il avait fait plusieurs annees auparavant, c'est qu'a ce moment ce testament n'exprimait plus sa volonte. --N'est-ce pas? --Cela est incontestable. Mais quelle volonte? A qui s'appliquait-elle? Au capitaine? A toi? Dans mes suppositions je partais de l'idee que Gaston avait voulu changer ses dispositions en faveur du capitaine. Mais pour etre complet il aurait fallu partir aussi d'un point tout different et admettre qu'il avait bien pu vouloir changer celles faites dans ce testament en ta faveur ou a ton detriment. --Mais c'est vrai, ce que tu dis la! --Tu n'y avais pas pense? --Non... Oh non! Non, assurement, il n'y avait pas pense, mais, maintenant, tout ce qu'il avait si laborieusement bati s'ecroulait. --Sans savoir au juste ce que contenait l'acte qui m'a ete repris, continua le notaire, j'avais de fortes raisons, et je te les ai donnees, pour croire qu'il instituait le capitaine legataire universel, et je partais de la pour faire toutes les suppositions dont nous avons parle, sur le changement dans les sentiments de Gaston envers le capitaine, et par suite dans ses dispositions. Mais, si nous admettons que d'autres personnes que le capitaine figuraient dans cet acte, a un titre quelconque, toutes ces suppositions tombent, et il n'en reste absolument rien, puisqu'il se peut tres bien qu'en reprenant son testament, Gaston ait voulu simplement le modifier a l'egard de ces personnes. Ainsi il s'agit de toi, par exemple; Gaston n'est plus satisfait du legs qu'il t'a fait; il reprend donc son testament, soit pour augmenter ce legs, soit pour le diminuer; les deux hypotheses peuvent se soutenir, tu le reconnais, n'est-ce pas? --Oui... Je le reconnais. --Je n'ai pas besoin de te dire que celle de la diminution de ton legs n'est, la, que pour pousser les choses a l'extreme. Je suis certain, au contraire, que ses intentions etaient de l'augmenter; la colere qu'il eprouvait contre toi, chaque fois qu'il payait les interets de la somme dont il avait repondu, etait tombee depuis le remboursement de cette somme, et d'autre part le sentiment fraternel s'etait reveille dans son coeur, plus fort, plus vivace, a mesure que sa beaute s'affaiblissait, et qu'en presence de la mort menacante il se rejetait dans les souvenirs de votre enfance; tu vois donc que les probabilites d'un changement de sentiments du frere sont possibles, tout comme le sont celles d'un changement de sentiments du pere pour le fils; il y a eu un moment ou tu n'etais plus un frere pour Gaston; il peut tout aussi bien y en avoir eu un autre ou le capitaine n'a plus ete un fils pour lui. --Mais ne penches-tu pas pour une plutot que pour l'autre? --Je ne devrais pas avoir besoin de te dire que c'est pour l'affaiblissement du sentiment paternel, et la recrudescence du sentiment fraternel. Frappe dans sa tendresse de pere par une atteinte grave, Gaston, n'ayant plus de fils, s'est souvenu qu'il avait un frere; sois sur que, sans votre brouille, il se serait moins vivement attache au capitaine, de meme que, sans son affection pour celui-ci, il aurait eprouve plus tot le besoin de se rapprocher de toi, ainsi que de ta fille, dont il aurait fait la sienne. Cela est si vrai que lorsque, pour des causes qui nous echappent, l'affaiblissement du sentiment paternel s'est produit en lui, il a repris son testament et l'a detruit, te faisant ainsi son heritier. --Que je voudrais te croire! Se meprenant sur le sens vrai de cette exclamation, Rebenacq crut qu'elle exprimait seulement le regret de ne pouvoir croire a un retour d'affection fraternelle: --Si tu doutes de moi, dit-il, et de mes suppositions, tu ne peux pas resister aux faits. Le testament a ete detruit, n'est-il pas vrai? Alors que veux-tu de plus? X Detruit, il n'eut voulu rien de plus; mais precisement il ne l'etait pas, et cet entretien ne le rendait que plus solide, puisqu'au lieu d'eclaircir les difficultes il les obscurcissait encore en les compliquant. Il avait fallu un aveuglement vraiment incroyable, que seul l'interet personnel expliquait, pour s'imaginer que Gaston ne pouvait penser qu'a son fils en modifiant ses dispositions, alors que la raison disait qu'il pouvait tout aussi bien penser a d'autres, celui-ci ou celui-la. Si, au lieu de vouloir desheriter son fils, il avait voulu desheriter son frere, quelle valeur pouvait-on attribuer a toutes les suppositions qui reposaient sur la premiere hypothese? Une seule chose l'appuierait d'une facon serieuse: ce serait de decouvrir une preuve, ou simplement un indice que Gaston avait eu des motifs pour changer ses sentiments a l'egard du capitaine et, par suite, ses dispositions testamentaires envers lui. Les seuls temoignages qu'il put consulter etaient les lettres de Leontine Dufourcq a Gaston, et aussi celles du capitaine trouvees a l'inventaire. Jusqu'a ce jour il n'avait pas ouvert ces liasses, retenu par un sentiment de delicatesse envers la memoire de son frere, mais, a cette heure, ses scrupules devaient ceder devant la necessite. Apres le dejeuner, il mit les lettres dans ses poches, et, pour etre certain de ne pas se laisser surprendre par sa femme ou sa fille, il alla s'asseoir dans un bois ou il serait en surete. La premiere liasse qu'il ouvrit fut celle de Leontine; elle se composait d'une quarantaine de lettres, toutes numerotees de la main de Gaston par ordre de date; les plis, fortement marques, montraient qu'elles avaient ete souvent lues. Et, cependant, il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu'elles etaient, pour la plupart, d'une banalite et d'une incoherence telles que Gaston, assurement, n'avait pas pu les lire et les relire pour leur agrement. S'il les avait si souvent feuilletees, au point d'en user le papier, il fallait donc qu'il leur demandat autre chose que ce qu'elles donnaient reellement. Quelle chose?--le parfum d'un amour qui lui etait reste cher--ou l'eclaircissement d'un mystere qui n'avait cesse de le tourmenter? C'etait ce qu'il fallait trouver, ou tout moins chercher sans idee preconcue, avec un esprit libre, resolu a ne se laisser diriger que par la verite. La premiere lettre commencait a l'installation de Leontine a Bordeaux, dans une maisonnette du quai de la Souys, c'est-a-dire a une courte distance de la gare du Midi, par ou Gaston arrivait et repartait; elle se rapportait presque exclusivement a cette installation, sur laquelle elle insistait avec assez de details pour qu'on put retrouver cette maisonnette si elle etait encore debout; en quelques mots seulement elle se plaignait de la tristesse que lui promettait cette nouvelle existence, loin de sa soeur, loin de son pays, enfermee dans cette maison isolee, ou elle n'aurait pour toute distraction que le passage des trains sur le pont, et la vue des bateaux de riviere qui montaient et descendaient avec le mouvement de la maree; mais c'etait un sacrifice qu'elle faisait a son amour, sans se plaindre. Dans la suivante, la plainte se precisait: qui lui eut dit qu'elle serait obligee de se cacher dans le faubourg d'une grande ville, sous un nom faux, et que la recompense de sa tendresse et de sa confiance serait cette vie miserable de fille deshonoree? quelle plus grande preuve d'amour pouvait-elle donner que de l'accepter? En serait-elle recompensee un jour? Tout ce qu'elle demandait dans le present, c'etait que ce sacrifice servit au moins a calmer une jalousie qui la desesperait. Les suivantes roulaient sur cette jalousie, mais dans une forme vague qui ne reveillait rien de nouveau: Gaston etait jaloux du jeune Anglais Arthur Burn qui avait habite chez les soeurs Dufourcq et Leontine s'appliquait a detruire cette jalousie. Elle n'avait jamais vu dans Arthur Burn qu'un pensionnaire comme les autres, et le seul sentiment qu'il lui eut inspire, c'etait la pitie. Comment n'eut-elle pas eu de compassion pour un pauvre garcon condamne a mort qui passait ses journees dans la souffrance? Mais, d'autre part, comment eut-elle eprouve de l'amour pour un infirme qui faisait de son corps une boite a pharmacie? Pouvait-on admettre, raisonnablement, qu'elle etait assez aveugle, ou assez folle, pour preferer a un homme jeune, sain, vigoureux, doue de toutes les qualites qui rendaient Gaston irresistible, un invalide chagrin, couvert d'emplatres, qui puait la maladie, et que les servantes, meme les moins difficiles, refusaient de soigner. Il avait quitte Peyrehorade en meme temps qu'elle s'installait a Bordeaux. Cela etait vrai. Mais qu'importait? Est-ce que, s'il y avait eu complicite entre eux, elle n'aurait pas su obtenir de lui qu'il se conduisit de maniere a eviter les soupcons? Etait-ce quand il y avait le plus grand interet dans le present comme dans l'avenir, pour elle et plus encore pour son enfant, a ne pas les provoquer, qu'elle allait commettre une imprudence, aussi bete que maladroite? Douze lettres se succedaient dans ce ton, montrant ainsi que, pendant plusieurs semaines, Leontine n'avait ecrit a Gaston que pour se defendre, et que, malgre tout, les griefs de celui-ci ne cedaient point a ses argumentations. Quand elle ne plaidait point pour sa fidelite, elle se repandait en protestations de tendresse qui semblaient indiquer qu'elle avait trouve dans _Manon Lescaut_ un modele, qu'en fille illettree qu'elle etait, elle imitait servilement: "Je te jure, mon cher Gaston, que tu es l'idole de mon coeur et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la facon dont je t'aime. Je t'adore, compte la-dessus, mon cheri, et ne t'inquiete pas du reste." Gaston, grand chasseur bien plus que grand lecteur, et surtout lecteur de romans, avait pu prendre cela pour de l'inedit et s'en contenter; tel qu'il etait, il n'y avait rien d'invraisemblable a admettre que Leontine l'adorait et faisait de lui l'idole de son coeur. Mais ce dont il ne pouvait certainement pas se contenter, c'etait des explications relatives a Arthur Burn; la lettre qui suivait celles-la le prouvait par son papier si use aux plis qu'il avait ete raccommode avec des bandes de timbres-poste; combien fallait-il qu'il eut ete lu de fois, relu, tourne et retourne, etudie pour en arriver a cet etat de vetuste! "Est-ce que si j'avais eu des reproches a m'adresser, idole de mon coeur, j'aurais jamais avoue m'etre rencontree avec M. Burn? Est-ce que, si j'avais voulu nier cette rencontre, je n'aurais pas pu le faire de facon a te convaincre qu'elle n'avait jamais eu lieu? Ce n'etait pas bien difficile, cela. Qui m'avait vue? Un homme en qui tu pouvais n'avoir qu'une confiance douteuse. J'aurais conteste son temoignage; je t'aurais affirme n'etre pas sortie ce jour-la. Et, entre lui et moi, j'ai la fierte de croire que tu n'aurais pas hesite. Mais c'eut ete un mensonge, une bassesse, une chose indigne de moi, indigne de mon amour, un soupcon contre toi, ce que je n'ai jamais fait, ce que je ne ferai jamais, car je ne veux pas plus m'abaisser moi-meme devant toi, que je ne peux t'abaisser dans mon coeur. C'est pourquoi quand tu m'as dit le visage bouleverse, les yeux sombres et la voix tremblante d'angoisse et de colere, je crois bien des deux: "Tu as vu M. Burn?" je t'ai repondu: "C'est vrai"; et je t'ai explique comment cette rencontre, due seulement au hasard, avait eu lieu. Pourtant, malgre mes explications aussi franches que claires, je sens bien que tu es parti fache contre moi, et, ce qui est plus triste encore, inquiet et malheureux. Je ne veux pas que cela soit, mon cheri; je ne veux pas que tu doutes de moi qui t'adore; je ne veux pas que tu te tourmentes; c'est bien assez que tu aies a souffrir de notre separation. Aussi, apres l'affreuse nuit que je viens de passer a me desesperer de t'avoir fait de la peine, je veux que ma premiere pensee, ce matin en me levant, soit pour te rassurer en te repetant ce que je t'ai dit: il me semble que quand tu le verras en ordre sur le papier, s'il m'est possible de mettre de l'ordre dans mes idees, tu reconnaitras que dans cette malheureuse rencontre il n'y a rien pour te tourmenter. Comme je te l'ai dit, j'etais sortie pour une petite promenade sur le quai. En cela j'ai eu tort, je le reconnais; j'aurais du rester a la maison. Mais que veux-tu, n'avoir pour toute distraction que de regarder passer les trains ou les bateaux, cela devient ennuyeux a la fin; et n'avoir pour exercice qu'a tourner dans un jardin grand comme une serviette, ca etourdit. J'etais donc sortie, et machinalement sans savoir ce que je faisais, ou j'allais, sans me rendre compte de la distance, j'etais arrivee au bout du pont, ou je m'etais arretee a regarder le mouvement des navires mouilles dans la riviere que la maree montante faisait tourner sur leurs ancres, quand je sens que quelqu'un s'est arrete derriere moi, tout contre moi, et me regarde. Tu penses si je suis emue. Alors, sans meme me retourner, je veux continuer mon chemin. Mais une main me prend doucement par le bras, et une voix me dit avec l'accent anglais: "Je vous fais peur, mademoiselle?" C'etait M. Burn. Je te demande si je pouvais l'eviter, malgre l'envie que j'en avais. Il me dit qu'il vient d'Arcachon ou il est reste depuis son depart de Peyrehorade, et qu'il se rend a la gare de la Bastide pour prendre le train de Paris. Moi je ne lui dis rien, pensant qu'il va m'abandonner. Pas du tout. Comme il est en avance, il trouve que c'est un moyen de tuer le temps que de me faire la conversation. C'est a ce moment, sans doute, qu'est passe celui qui t'a dit m'avoir vue en compagnie de M. Burn; ce ne peut etre qu'a ce moment, puisque nous ne sommes pas restes ensemble plus de huit ou dix minutes. J'avoue que je n'ai pas bien conscience du temps, car j'etais mal a mon aise. Je n'avais su que repondre quand il m'avait montre de la surprise de me rencontrer a Bordeaux, alors qu'il me croyait en Champagne; et je ne savais aussi que dire pendant qu'il m'examinait: je sentais que ma grossesse sautait aux yeux, ainsi que ma confusion. Ces quelques instants, dont on me fait un crime, m'ont pourtant ete bien cruels. Enfin il me quitta avec un air de pitie qui n'etait pas pour me rendre courage, et je rentrai a la maison, me reprochant cette malheureuse sortie, mais sans prevoir les consequences qu'elle allait avoir. Voila la verite, idole de mon coeur, toute la verite, telle que je te l'ai dite franchement, telle que je te la repete pour qu'elle te rassure, te calme, pour qu'elle t'empeche de douter de moi. Interroge ta conscience, mon cheri, et je suis sure que sa voix te repondra que tu ne peux pas me soupconner. Ecoute-la, ecoute aussi la raison qui te dira que je serais la plus bete ou la plus folle des femmes de te tromper. Suis-je cette bete? Suis-je cette folle? Folle d'amour, oui, je la suis; folle d'amour pour toi, je l'ai ete du jour ou je t'ai vu, et je la serai jusqu'a la mort. Parce que je t'ai ecoute, parce que j'ai cede a ta parole, a tes beaux yeux, a ta passion, a ton elegance, a ta noblesse, a tout ce qui fait ton prestige, peux-tu supposer que j'aurais cede a un autre? Mais il n'y a qu'un Gaston au monde pour moi, et il ne peut pas me faire un crime de ce qu'il est irresistible. C'est m'accuser du plus miserable et du plus lache des crimes, de penser que M. Burn peut etre pour moi autre chose qu'un indifferent. Est-ce que j'aurais eu des yeux pour toi, est-ce que je t'aurais ecoute, est-ce que je me serais donnee si j'avais aime ce pauvre garcon, ou meme si simplement, j'avais ete aimee de lui? Il est orphelin, il est riche, il ne depend de personne, ni d'une famille, ni de rien: aimee par lui, je me serais fait epouser, et malade comme il l'est, ayant besoin de soins, j'imagine que cela n'aurait pas ete difficile... au cas ou il m'aurait aimee, bien entendu. As-tu un indice, une preuve, n'importe quoi qui laisse supposer que j'aie fait ce calcul? Je te le demande, et m'en rapporte a tes souvenirs pour la reponse. Quand nous nous sommes vus, avais-je l'air d'une fille gardee par un sentiment tendre, un amour, un engagement, des projets quelconques? T'ai-je jamais oppose la moindre resistance dans tout ce que tu as voulu de moi? N'ai-je pas ete aussi souple entre tes mains, aussi docile a tes desirs que peut l'etre une fille libre de toute dependance etrangere. Je ne dis pas cela pour m'etre donnee a toi, car j'ai cede autant a mon amour qu'au tien, mais pour le reste, pour tout ce qui s'est passe a partir de ce moment. Quand tu as voulu que je cache ma grossesse, t'ai-je oppose de la resistance? Et, cependant, j'avais bien le droit d'elever la voix et de te dire que, puisque j'etais une honnete fille, tu avais des devoirs d'honnete homme envers moi. L'ai-je fait? Non. Tu m'as represente que tu devais menager ton pere, et les lois du monde auquel tu appartiens, qu'il fallait attendre, ne rien brusquer, et sans resistance, mais non sans souffrance, sans honte, sans chagrin j'ai accepte ce que tu voulais. Tu as trouve que je devais quitter ma soeur et notre maison pour venir me cacher ici, je t'ai obei sans t'opposer d'objections, bien que je ne fusse pas assez aveugle pour ne pas voir ce que serait la vie que tu m'imposais, loin de toi dont je serais separee, loin des miens, prisonniere, abandonnee, seule avec mes pensees qui ne seraient pas gaies, je l'imaginais bien. Est-ce qu'a ce moment j'aurais accepte si M. Burn ne m'avait pas ete etranger? Je n'ai vu que toi, je n'ai pense qu'a la plus grande marque d'amour qu'il me fut possible de te donner. Pour tout dire, pour etre franche jusqu'au bout, j'ajoute que j'ai pense aussi a notre enfant, et que ce que je faisais pour toi, tu le lui rendrais. Que tu doutes de moi, que tu m'accuses, rien ne peut m'etre plus cruel, et il faut que je t'aime comme je t'aime, que je sois ton esclave, ta chose, pour le supporter sans revolte; mais, enfin, si douloureux que cela soit, dans le moment ou tu me frappes de tes soupcons, je ne perds pas tout courage parce que je sais que je te ferai revenir a d'autres sentiments, et qu'il n'y a de coupable en toi que ta nature inquiete et jalouse. Tu es ainsi, et ne peux rien contre toi; ton esprit toujours en eveil t'emporte et rien ne t'arrete, ni la raison, ni la vraisemblance, ni la justice, jusqu'a ce que la voix de ton coeur parle et te montre ton erreur. Mais si je peux, maintenant que je te connais, accepter ces doutes, je ne veux pas qu'ils effleurent notre enfant; je ne veux pas que tu le regardes de cet air sombre et anxieux dont tu regardes la mere en te posant toutes sortes de questions folles ou absurdes: pour lui je ferai tous les sacrifices; et par lui tu auras toujours la femme la plus tendre, la plus soumise, la plus devouee, la plus fidele jusqu'a mon dernier soupir. De toi a lui il n'y a pas de questions a te poser, tu n'as qu'un mot a dire:--Je suis son pere, et lui dois la tendresse, les soins, l'amour d'un pere. C'est pour lui que je t'ecris cette longue lettre, bien plus que pour moi, car, malgre tout, je sens que je n'ai pas a plaider ma cause qui est si bonne qu'en ce moment meme, j'en suis sure, tu ne penses qu'a me faire oublier le chagrin que tu m'as cause. Sois tranquille, cela ne sera pas difficile, et tu n'auras qu'a paraitre pour me trouver telle que j'ai toujours ete et serai toujours. Ta bien aimee, LEONTINE" Il avait lu les lettres precedentes aussi vivement que le permettait leur ecriture peu nette; de celle-la au contraire, il pesa chaque mot, chaque phrase, et quand il arriva a la fin, il la reprit au commencement. Mais, si attentif qu'il fut, il n'y trouva rien qu'il ne connut deja, si ce n'est des indications sur le caractere et la nature de Leontine qui justifiaient tous les soupcons. Malgre ses protestations d'amour et ses serments, il paraissait bien certain que cette coquette de village avait manoeuvre entre Arthur Burn et Gaston de facon a les menager egalement, ecrivant tres probablement a celui-ci les memes lettres qu'a celui-la, sans savoir au juste lequel des deux etait le plus "idole de son coeur", a moins qu'ils ne le fussent ni l'un ni l'autre. S'il en etait ainsi, et tout semblait l'indiquer, on comprenait par quelles incertitudes, Gaston, passionnement epris de cette femme, avait passe et quels avaient ete ses soupcons; mais, si toute sa vie il s'etait debattu contre l'obsession du doute, lui qui mieux que tout autre etait en situation de trancher la question de paternite, n'etait-ce pas folie de s'imaginer qu'apres trente ans passes on verrait clair la ou il s'etait perdu dans l'obscurite, n'ayant pour se guider que ces lettres? Quand on les relirait cent fois comme Gaston les avait lues, elles ne livreraient pas plus leur secret que trente ans auparavant: des inductions, des hypotheses, elles les permettaient toutes; des certitudes, elles n'en fourniraient aucune, si les dernieres n'etaient pas plus precises que celles-la. Elles ne l'etaient point: partout Leontine se defendait contre la jalousie de Gaston par de vagues protestations; nulle part elle ne prenait corps a corps un des griefs, auxquels elle repondait: "Je t'aime, compte la-dessus"; et c'etait toujours le morne refrain. Apres la liasse de la mere, il passa a celle du fils, beaucoup plus volumineuse. Parcourant seulement les premieres lettres, ecrites d'une ecriture enfantine, il ne commenca une lecture serieuse qu'avec celles ou l'enfant devenait jeune homme, et tout de suite il put constater que si, au lieu de vouloir eclaircir une question de paternite, c'etait une question de maternite, il n'admettrait jamais que ce garcon, simple et droit, au coeur tendre, mais discret et reserve dans ses expansions, pouvait etre le fils de cette coquette, dont chaque mot criait la tromperie. Tel se montrait le collegien, tel etait le soldat, avec seulement en plus la fermete et le serieux que donne l'age, mais si franchement, que, dans cette confession qui sans interruption se continuait de la dix-huitieme a la trentieme annee, on voyait comme si on l'avait suivi jour par jour l'eveil de son esprit et de ses idees, la formation de son caractere et de ses sentiments, l'ouverture de son jeune coeur au reve d'abord, plus tard a la pensee, plus tard encore a la vie. Alors il se produisit ce fait que cette lecture, commencee avec la pensee et l'espoir qu'elle tournerait contre le capitaine, concluait au contraire en sa faveur: puisqu'il etait si peu le fils de sa mere, a qui avait-il pris les qualites natives que chaque lettre revelait en lui, si ce n'est a son pere? Et, pour qui connaissait Gaston, il semblait bien que c'etait lui qui fut ce pere. XI Ce n'etait pas la premiere fois qu'il s'apercevait que les honnetes gens eprouvent dans la vie des difficultes et des embarras qui n'entravent pas la marche des coquins. Coquin, il eut sans remords supprime ce testament, et les choses auraient suivi leur cours. Mais, honnete homme, il ne pouvait pas employer un moyen qui, pour faire le bonheur des siens, faisait surement son malheur a lui, en empoisonnant sa vie. Il se connaissait et savait que ce n'etait pas quand chaque matin, aux premiers instants qui suivent le reveil, on passe l'examen de sa conscience, qu'on pourrait la charger d'un pareil poids: toutes les subtilites du raisonnement ne tenaient pas contre ce chiffon de papier qui, aux yeux de la loi, faisait du capitaine l'heritier de Gaston, et, tant qu'on ne lui aurait pas restitue la fortune dont legalement il etait proprietaire, on ne pouvait pas esperer le repos. Telle etait la verite; le reste ne reposait que sur les sophismes du coeur et de l'interet personnel. Et encore se sentait-il convaincu que, s'il etait seul, l'interet personnel ne s'obstinerait pas dans ces faux raisonnements, qui n'avaient tant de puissance que parce qu'ils tenaient quand meme et malgre tout au bonheur de sa femme et de sa fille. Arrive a cette conclusion, il n'avait qu'a rentrer chez lui, prendre le testament de Gaston et le remettre a Rebenacq. Cependant il n'en fit rien, et les raisons ne lui manquerent pas pour differer ce sacrifice: du cote du capitaine, il n'y avait pas urgence et quelques jours de plus ou de moins etaient de peu d'importance; du cote des siens, il ne pouvait pas ainsi sans preparation leur porter ce coup, qui jetait sa femme dans le desespoir et brisait le mariage de sa fille; enfin, lui-meme avait besoin de reflechir encore et de se reconnaitre dans le dedale de contradictions ou il se debattait. Ce n'etait pas a la legere qu'il devait se decider; aucun inconvenient a attendre; rien que des avantages; en tout cas, on verrait. Les journees s'ecoulerent longues et agitees, les nuits plus longues encore, plus agitees; mais que peut le temps sur ce qui ne depend que de notre volonte! fatalement la situation ne pouvait pas changer tant qu'il ne se resoudrait pas, soit a dechirer le testament, soit a le deposer aux mains de Rebenacq, et par consequent ses tourments, ses inquietudes, ses angoisses, resteraient ce qu'ils etaient, avec le remords en plus de son impuissance. Cet etat n'avait pas pu se prolonger sans eveiller l'attention de sa femme et de sa fille, et, comme a toutes leurs questions il avait toujours repondu qu'il n'etait point malade, elles avaient cherche entre elles quelles pouvaient etre les causes de ces changements d'humeur, et madame Barincq s'etait arretee a l'idee qu'il fallait les attribuer au mariage d'Anie. --Ton pere t'aime trop, il ne peut pas s'habituer a la pensee que bientot tu seras perdue pour lui. --Je ne serai pas perdue pour lui, mais, alors meme que nous devrions etre separes, je sais qu'il m'aime assez pour accepter ce sacrifice s'il avait la conviction que c'est pour mon bonheur. Seulement il faudrait que cette conviction fut bien solide chez lui, et peut-etre ne l'est-elle pas au point de ne pas laisser place a l'inquietude. --Avec un homme charmant comme le baron, quelles inquietudes veux-tu qu'il ait? --Je ne veux pas qu'il en ait, je ne dis pas qu'il en a; mais enfin cela est possible; et si cela est, sa preoccupation s'expliquerait tout naturellement. --Si ton pere avait des craintes, il m'en ferait part; je suis autant que lui interessee a ton bonheur. D'ailleurs, quelles craintes M. d'Arjuzanx peut-il lui inspirer? --Si je les connaissais, nous serions fixees. --Je l'interrogerai. L'occasion etait trop belle quand sa femme le questionna sur ses inquietudes pour qu'il n'en profitat pas: en meme temps qu'elles justifiaient son souci qu'il ne pouvait pas nier, elles avaient l'avantage de preparer la rupture des projets de mariage. --Si je n'ai pas de griefs precis a reprocher au baron, je ne suis cependant pas rassure. --Pourquoi ne m'en parlais-tu pas? --Precisement parce que les griefs precis me manquent... et que je trouve inutile de te tourmenter... si, comme je l'espere, il n'y a rien contre le baron. --Alors, pourquoi te tourmentes-tu toi-meme? --Parce que je voudrais savoir ce que je n'apprends pas. --Savoir quoi? Ce qu'on veut dire quand on parle de lui, ou plutot ce qu'on veut ne pas dire: n'as-tu pas ete frappee des reticences qu'on emploie a son egard? --Reticences... c'est beaucoup. --Le mot ne fait rien a la chose; pourquoi ces etonnements polis quand il est question du baron? Pourquoi ces silences quand on voit que nous serions disposes a l'accepter pour gendre au cas ou Anie l'agreerait? --L'envie. --C'est possible; ce n'est pas certain. --Alors, quoi? --C'est ce que je cherche. Voila pourquoi je ne voudrais pas te voir considerer comme fait un mariage qui, en realite, peut ne pas se faire. --Tu ne voudrais pas le rompre pour si peu. --Non, certes; mais j'envisage sa rupture comme possible si... --Si.... --Si je trouve ce que je cherche. Et cela, tu en conviendras, me donne bien le droit d'etre preoccupe. --Enfin, que cherches-tu? --A voir clair dans ce qui est obscur; a faire preciser ce qui est vague et insaisissable. --Le baron est un galant homme. --Je le crois. --Un honnete homme. --J'en suis sur. --Alors? --Galant homme, honnete homme, on peut etre mauvais mari: la responsabilite d'un pere qui marie sa fille est trop lourde pour qu'il laisse rien au hasard. --Tu t'inquietes a tort. --Qu'en sais-tu? Je pourrais te dire que de ton cote tu t'obstines a tort aussi dans ton parti-pris de ne voir que ce que tu desires: si ce mariage peut se faire, il peut ne pas se faire. --Il se fera. --Tu ne peux pas le souhaiter plus vivement que moi. --Ce serait folie de prendre au serieux des propos en l'air; il n'y a rien, il ne peut y avoir rien contre le baron, et ce que tu crois de la suspicion est simplement de l'envie: envie chez ses amis parce qu'Anie lui apporte une belle fortune; envie chez nos amis, a nous, parce qu'il apporte a Anie un beau nom. Il s'attendait a cette resistance et n'alla pas plus loin; maintenant que l'ouverture etait faite, il pourrait revenir sur cette rupture, et amener peu a peu l'esprit de sa femme a en admettre la possibilite, afin que le jour ou elle se produirait elle ne fut pas un coup de foudre. Avec Anie il proceda de la meme facon, mais l'accueil qu'elle fit a ses paroles entortillees ne ressembla en rien a celui de sa mere: --S'il y a dans ce mariage quelque chose qui t'inquiete, lui dit-elle, le mieux est d'y renoncer tout de suite. --Tu n'en souffrirais pas, ma cherie? --Pas du tout, je t'assure; quand tu m'as fait part de la demande de M. d'Arjuzanx, je t'ai repondu que je n'en etais ni charmee ni fachee; j'en suis toujours au meme point; je crois t'avoir dit aussi, faisant mon examen de conscience, que je ne trouvais en moi qu'une parfaite indifference a son egard; bien que depuis ce jour-la nous nous soyons rencontres cinq fois, je n'ai point change. Dans ces conditions, je pense donc que, ce mariage ne t'offrant plus les avantages que tu y trouvais, surtout une entiere securite, le mieux est de le rompre avant d'aller plus loin. --Tu ne le regretterais point? --Comment pourrais-je le regretter, puisque je ne sais pas encore si je l'accepterai! --Alors ces entrevues de Biarritz n'ont rien produit? --Elles auraient produit un ennui reel si elles n'avaient pas eu lieu au bord de la mer, qui etait une distraction, et si, d'autre part, elles n'avaient pas ete egayees par le capitaine. --Ah! le capitaine. Cette exclamation fut prononcee d'un ton qui frappa Anie. --Que trouves-tu d'etonnant a ce que je dis la? Il l'examinait; pendant un certain temps il la regarda sans repondre. --Je me demande, dit-il, si tu n'accordes pas au capitaine des merites que tu refuses au baron. --Il n'y a aucune comparaison a faire entre eux. De nouveau il garda le silence, et elle fut toute surprise de voir que les mains de son pere tremblaient comme si elles etaient agitees par une profonde emotion. --Qu'as-tu? demanda-t-elle. Il ne repondit pas, et il se mit a marcher en long, en large, a pas saccades, la tete haute, les yeux brillants, les levres fremissantes. --Une idee! dit-il tout a coup en s'arretant devant elle, une idee que me suggere ta reflexion a propos du capitaine, et qui me fait te demander de repondre franchement a la question que je vais te poser. --Elle est donc bien grave, cette question, qu'elle te met dans cet etat d'agitation? --La plus grave qui puisse se presenter pour toi, pour moi. --Alors dis tout de suite. --Si le capitaine avait demande ta main, ta reponse aurait elle ete celle que tu as faite au baron? --Mais... papa. --Je t'en prie, je t'en supplie, ma cherie, sois franche avec ton pere; tu ne sais pas quelles consequences peut avoir la reponse que je demande. --Mais je m'en doute bien un peu, a ton trouble. --Alors, parle, parle. --Eh bien, je reconnais, pour parler comme toi, que j'accorde au capitaine des merites que je ne vois pas dans le baron. --Et ces merites auraient-ils ete assez grands pour que, malgre son manque de naissance ou plutot malgre la tare de sa naissance, et aussi malgre son manque de fortune, tu l'acceptes comme mari? --Justement parce que, grace a l'heritage de mon oncle, la fortune ne compte pas pour moi, j'aurais aime a choisir mon mari en dehors de toute preoccupation d'argent; ne pas le refuser parce qu'il aurait ete pauvre, ne pas l'accepter parce qu'il aurait ete riche. --Et la naissance? --Ca, c'est une autre affaire: il est certain que dans le monde le baron d'Arjuzanx, dont les ancetres occupaient des charges aupres du roi Henri, fait une autre figure que le capitaine Valentin Sixte. --Tu l'aurais donc refuse pour cette tare? --Je ne dis pas ca: J'aurais regrette que le capitaine n'eut pas le nom du baron; mais je regrette encore bien plus a tous les autres points de vue que le baron ne soit pas le capitaine. --Ah! ma chere enfant! --Tu voulais de la franchise. --Ma chere petite Anie, ma fille, mon enfant bien-aimee, ma cherie. Il l'avait prise dans ses bras et il l'embrassait. --Le capitaine m'a demandee? dit-elle. --Non. --Ah! --Mais cela ne fait rien. --Cela fait tout au contraire. Comment peux-tu me poser de pareilles questions! Je ne t'ai repondu que parce que je croyais a cette demande. Elle se degagea des bras de son pere et alla a la fenetre pour cacher sa confusion. Doucement il vint a elle, et, lui mettant la main sur l'epaule avec tendresse: --Ne me suppose pas des intentions qui sont loin de ma pensee, dit-il; rien, je t'assure, ne peut m'etre plus doux que ce que tu viens de m'apprendre, rien, rien. En effet; plus d'une fois il avait vaguement entrevu un mariage entre Anie et Sixte comme la fin des angoisses au milieu desquelles il se debattait desesperement. Tout, de cette facon, etait tranche pour le mieux: Anie ne perdait pas la fortune de son oncle, et, de son cote, Sixte heritait de son pere; ainsi se conciliaient les droits de chacun; pas de luttes, pas de sacrifices ni d'un cote ni de l'autre; plus de doutes sur la validite du testament, pas plus que sur la filiation du capitaine: ce n'etait ni comme fils, ni comme legataire qu'il jouissait de la fortune de Gaston, mais comme mari d'Anie; et, de son cote, ce n'etait pas en qualite de niece qu'elle gardait cette jouissance, mais comme femme du capitaine. S'il ne s'etait pas arrete a cette idee lorsqu'elle avait traverse son esprit, s'il n'avait meme pas voulu l'examiner lorsqu'elle lui revenait malgre ses efforts pour la chasser, c'est qu'il la considerait comme un miserable calcul, et la speculation honteuse d'une conscience aux abois; n'etait-ce pas vendre sa fille? et de sa vie, de son bonheur, payer leur repos a tous et la fortune? Mais, du moment que spontanement, et sans que ce fut un sacrifice pour elle, Anie preferait le capitaine au baron, la situation se retournait; a marier Anie et le capitaine il n'y avait plus ni calcul ni speculation, on ne la vendait plus et, en meme temps qu'on tranchait l'inextricable difficulte du testament, en meme temps qu'on faisait un juste partage de la succession de Gaston entre ceux qui, a des titres divers, avaient des droits pour la recueillir, on assurait le bonheur de ceux qu'on mariait. Quel meilleur mari pouvait-on souhaiter pour Anie que ce beau garcon intelligent, franc, loyal, que cet officier distingue devant qui s'ouvrait le plus brillant avenir? Quelle femme pouvait-il trouver qui fut comparable a Anie? De la son elan de joie quand il avait entendu Anie venir au-devant du desir qu'il n'avait meme pas ose former. --Tu m'as parle franchement, reprit-il, parce que le capitaine te plait, et aussi parce que tu sais que, de ton cote, tu plais au capitaine. --Mais je ne sais rien du tout! s'ecria-t-elle en se retournant vers son pere. --Tu ne le sais pas, j'en suis certain; il ne te l'a pas dit, je le crois; mais cela n'empeche pas que tu n'en sois sure; une jeune fille ne se trompe pas la-dessus; c'est la l'essentiel; le reste est de peu d'importance. --Que veux-tu donc? --Que tu epouses le capitaine, puisqu'il te plait. --Mais ce ne sont pas les jeunes filles qui epousent, on les epouse. --Si le baron ne te plait pas, et si au contraire le capitaine te plait, il y a d'autre part tant d'avantage a ce que ton mariage avec le capitaine se fasse, que nous devons nous unir pour qu'il reussisse. --Mais je ne peux pas lui demander de m'epouser. --Il ne s'agit pas de cela. Ce qu'il faut avant tout, c'est que tu refuses M. d'Arjuzanx. --C'est facile et j'y suis toute disposee. Je n'ai accepte ces entrevues que pour t'obeir. Tu veux maintenant que nous les supprimions, je t'obeis encore bien plus volontiers. Quoi qu'il arrive, je ne regretterai point M. d'Arjuzanx. Je n'ai pour lui ni antipathie ni repulsion; il m'est indifferent, voila tout; et ce n'est vraiment pas assez pour l'epouser: ami, oui; mari, non. De son cote, ce que tu desires est donc fait. Seulement, je serais curieuse de savoir pourquoi tu le voulais pour gendre il y a un mois, et pourquoi tu ne le veux plus aujourd'hui. Il resta un moment assez embarrasse. --N'etait-il pas alors ce qu'il est encore? et du cote du capitaine as-tu appris des choses qui te le montrent sous un jour plus favorable? Il avait eu le temps de se remettre: --J'ai a plusieurs reprises entendu parler de M. d'Arjuzanx d'une facon qui ne m'a pas plu. --Que disait-on? --Rien de precis; mais c'est justement le vague de ces propos qui fait mon inquietude. Quant au capitaine, j'ai au contraire appris a le connaitre sous un jour qui a singulierement augmente ma sympathie pour lui et l'a transformee en une estime serieuse. --Comment cela? demanda-t-elle avec une vivacite caracteristique. --En lisant ses lettres a Gaston? Cette correspondance, qui commence quand le jeune garcon entre au college de Pau et se continue sans interruption jusqu'a ces derniers temps, a ete conservee par ton oncle, on l'a trouvee a l'inventaire et je viens de la lire. C'est une confession, ou plutot, car elle ne contient l'aveu d'aucune faute, un journal qui embrasse toute sa jeunesse. Quels renseignements vaudraient ceux qu'il donne lui-meme dans ces lettres ou on le suit pas a pas, ou l'on voit se former l'homme qu'il est devenu, et un homme de coeur, de caractere, droit, loyal, que la tare d'une naissance malheureuse n'a point aigri, mais qu'elle a au contraire trempe; enfin, le type du mari qu'un pere qui connait la vie choisirait entre tous pour sa fille. Pendant qu'il parlait, elle souriait sans avoir conscience de l'aveu que son visage epanoui trahissait: --Alors, ces lettres... dit-elle machinalement pour dire quelque chose et pour le plaisir de parler de lui. --Ces lettres sont un panegyrique d'autant plus interessant qu'il est ecrit au jour le jour. Sais-tu quelles etaient mes pensees en les lisant? --Dis. --Je me demandais comment ton oncle n'avait pas eu le desir de te le donner pour mari, ce qui conciliait tout: son affection pour ce jeune homme et ses devoirs envers nous. --Il n'a pas exprime ce desir. --Cela est vrai; mais ce qu'il n'a pas fait, pour une raison que nous ignorons, simplement peut etre parce que la mort l'a surpris, je puis le faire. Si ton oncle avait des devoirs envers nous, envers moi, envers toi, je me considere comme en ayant envers le capitaine qui a certainement des droits a la fortune dont nous heritons... quand ce ne serait que ceux que donne l'affection partagee: un mariage entre vous regle tous ces devoirs comme tous ces droits, et, de plus, il assure ton bonheur. Tu comprends pourquoi j'ai ete si heureux quand je t'ai entendu manifester avec franchise tes sentiments? --Et maintenant? --Quoi, maintenant? --J'entends, que veux-tu faire? --Aller trouver Rebenacq qui est l'ami et le conseil du capitaine. --Mais M. Rebenacq ne peut pas offrir ma main a M. Sixte. --Assurement; mais Rebenacq peut lui faire comprendre quels sont mes sentiments a son egard, et adroitement, discretement, lui laisser entendre que, s'il voulait devenir le mari d'une belle jeune fille qu'il connait et qu'il a pu apprecier, il n'aurait qu'a plaire a cette belle fille et se faire aimer d'elle pour que la famille l'accueillit, malgre son manque de fortune, a bras ouverts. Il n'y a point la d'offre, dont je ne veux pas plus que toi, mais une ouverture comme en doivent faire ceux qui sont riches a ceux qui ne le sont pas. Y a-t-il la-dedans quelque chose qui ne te convienne pas? Au lieu de repondre, elle interrogea: --Et M. d'Arjuzanx? --Je lui ecrirai que nos projets ne peuvent pas avoir les suites que nous esperions. --Que vous esperiez, lui et toi? --Dame! --N'es-tu pour rien dans cette rupture? --J'arrangerai les choses de facon a porter ma part de responsabilite. --Fais-la legere pour toi, plus grosse pour moi, ce ne sera que justice. Mais ce que je voudrais encore, ce serait qu'au lieu d'aller trouver M. Rebenacq et d'ecrire ensuite a M. d'Arjuzanx, tu commences par cette lettre. Je connais assez M. Sixte pour etre certaine qu'il ne consentirait pas a entrer en rivalite avec un ami. S'il est sensible a l'ouverture de M. Rebenacq, ce ne sera certainement que quand il aura la preuve que cet ami a ete refuse. --Tu as raison; j'ecris tout de suite au baron et demain seulement j'irai voir Rebenacq. --Et maman! tu es d'accord avec elle? --Je compte sur toi. --Tu sais qu'elle trouve toutes les qualites a M. d'Arjuzanx: la naissance, la distinction, la beaute, et bien d'autres choses encore, sans parler de sa fortune qui ne peut pas etre comparee a celle de M. Sixte. --Ta mere ne veut que ton bonheur; quand elle sera convaincue que tu n'aimeras jamais M. d'Arjuzanx, elle cedera. --Enfin, je ferai ce que tu veux, mais si nous partageons les responsabilites, partageons aussi les difficultes: que j'amene maman a accepter ta rupture d'un mariage qu'elle souhaite si ardemment, toi, de ton cote, amene-la a accepter celui que tu desires. --Et toi, ne le desires-tu pas aussi? Elle vint a son pere, les yeux baisses, marchant avec componction. --Une fille soumise n'a d'autre volonte que celle de son papa. XII Pendant que Barincq preparait le brouillon de sa lettre au baron, Anie annoncait a sa mere que, decidement, et apres un serieux examen de conscience, elle ne pouvait pas se resigner a accepter M. d'Arjuzanx pour mari. Aux premiers mots ce fut de l'etonnement chez madame Barincq, puis de la stupefaction, puis de la colere et de l'indignation qui s'exaspererent en une crise de larmes. Elle etait la plus malheureuse des femmes; rien de ce qu'elle desirait ne comptait. Ne sachant a qui s'en prendre, elle tourna sa colere contre son mari. --C'est ton pere avec ses sottes histoires, ses propos vagues, ses inquietudes sans causes, qui a change tes sentiments pour M. d'Arjuzanx. Anie defendit son pere en repondant que precisement ses sentiments n'avaient pas change: tels ils etaient le jour ou on lui avait parle de ce mariage, tels ils etaient encore. M. d'Arjuzanx lui etait indifferent, et elle n'accepterait jamais de devenir la femme d'un homme qu'elle n'aimerait pas; elle n'aimait pas M. d'Arjuzanx, elle ne l'aimerait jamais, elle avait interroge son coeur, non pas une fois, mais vingt, mais cent, la reponse avait toujours ete la meme; et, puisque ce mariage ne se ferait pas, il convenait de rompre des relations qui n'avaient que trop dure et qui, en se prolongeant, deviendraient compromettantes. Pour ne pas vouloir du baron, elle ne renoncait pas au mariage: il ne fallait donc pas que plus tard on cherchat a savoir ce qui s'etait passe entre M. d'Arjuzanx et elle, et pourquoi ils ne s'etaient pas maries. De tous les arguments qu'employa Anie, celui-la fut celui qui porta le plus juste et le plus fort; pendant trop longtemps madame Barincq avait vecu dans l'avenir pour que les securites du present lui eussent fait perdre l'habitude de l'escompter: pour rompre avec le baron, Anie ne rompait pas avec le mariage, et il etait tres possible, il etait meme probable, il etait vraisemblable qu'elle en ferait un beaucoup plus beau que celui auquel elle renoncait: pourquoi le baron ne serait-il pas remplace par un prince, le gentillatre par un homme dans une grande situation? Alors elle se calma, et si bien, qu'elle voulut donner elle-meme le texte de la lettre a ecrire au baron; ce qu'il fallait, c'etait eviter de presenter des explications difficiles, et se contenter de dire avec politesse que, leur fille n'etant pas decidee a se marier encore, il convenait d'interrompre des entrevues qui pouvaient avoir des inconvenients. Anie et son pere se regarderent, se demandant s'ils devaient profiter de cette ouverture, mais ni l'un ni l'autre n'osa commencer; c'etait un si heureux resultat d'avoir obtenu l'abandon du baron qu'ils jugerent plus sage de s'en tenir la; plus tard on agirait pour faire accepter le capitaine; a la verite tous deux sentaient qu'il eut mieux valu donner un autre motif de rupture que celui que madame Barincq proposait, et ne pas l'appuyer sur la volonte d'Anie de ne pas se marier encore; mais cela n'etait possible qu'en entrant dans des explications devant lesquelles le pere et la fille reculerent. Quand la lettre fut ecrite, madame Barincq la relut deux fois, puis, avant de l'enfermer dans son enveloppe, elle la balanca plusieurs fois entre ses doigts: --Tu veux qu'elle parte? dit-elle en regardant sa fille. --Mais certainement. --Que ta volonte s'accomplisse, et fasse le ciel que ce soit pour ton bonheur! Qui sait si celui qui remplacera M. d'Arjuzanx le vaudra! Mais cette parole n'emut ni la fille ni le pere; ils savaient, eux, combien celui qui devait remplacer le baron valait mieux que celui-ci. Le lendemain matin, a l'ouverture de l'etude, Barincq entrait dans le cabinet de Rebenacq. Quand le notaire entendit parler de rupture avec le baron, il ne montra aucune surprise. --Dois-je t'avouer que je m'y attendais? dit-il. --Et pourquoi t'y attendais-tu? --Parce que M. d'Arjuzanx n'est pas du tout le mari qui convient a ta fille. --Et tu ne me l'as pas dit? --Tu devais t'en apercevoir tout seul; cela valait mieux. --M'apercevoir de quoi? --De ce que tout le monde disait. --Mais que disait tout le monde? Vingt fois j'ai voulu aller au fond de certaines paroles enigmatiques ou de silences etranges, on ne m'a jamais repondu. Maintenant que ce mariage est rompu, ne parleras-tu pas franchement? --On s'etonnait que tu consentisses a donner une jolie fille comme mademoiselle Anie, discrete, delicate de sentiments, distinguee d'esprit, a un homme comme le baron, qui n'est pas precisement doue de qualites semblables. --Que lui reproche-t-on? --Un homme qui va en velocipede a Paris, qui parait en maillot dans les baraques, qui vit en intimite avec un lutteur. --Ah! --On ne parlait que de ca a Bayonne et a Orthez. --On est severe a Bayonne et a Orthez. --Tu plaisantes en Parisien sceptique; mais, si ridicules que te paraissent les prejuges provinciaux, crois-tu qu'un homme qui n'a pas d'autres occupations et d'autres plaisirs que de briller dans les luttes du cirque ou du sport soit precisement le mari qui convienne a une fille intelligente comme la tienne? Quels points de contact vois-tu entre eux? Sois certain que la province n'est pas si bete que Paris l'imagine. --Sans doute tu as raison, puisque ma fille n'a pas voulu de M. d'Arjuzanx. --J'estime qu'elle a ete sage, et j'ajoute que de sa part je n'en suis pas etonne. --Il est vrai qu'elle demande chez son mari d'autres qualites que celles que M. d'Arjuzanx pouvait lui offrir; seulement le mari chez qui nous rencontrerions ces qualites n'est pas facile a trouver. Il y eut un moment de silence; tout a coup le notaire, prenant son menton dans sa main, dit, comme s'il se parlait a lui-meme: --Ca depend. --De quoi ca depend-il? --Des qualites exigees. --Simplement morales et intellectuelles; physiques aussi, il est vrai, car il faut que ce mari plaise a Anie. --Evidemment. Ainsi la fortune n'entre pour rien dans vos exigences... ni la naissance? --Pour rien. --Et la position sociale? --C'est une autre affaire. --Ainsi tu accepterais pour gendre un homme doue de tous les avantages corporels et ayant devant lui le plus bel avenir, mais sans fortune et sans naissance? --Tu as quelqu'un en vue? Ils se regarderent assez longuement sans parler, franchement, les yeux dans les yeux. --Oui, dit enfin le notaire. --Qui? --Note que je ne suis charge d'aucune ouverture, et que je parle simplement en camarade, en ami, de toi d'abord, et aussi de ta fille pour qui j'ai une vive sympathie. --Parle donc. --Tu ne m'en voudras pas? --Le nom. --Sixte. C'etait assez timidement que le notaire avait prononce ce nom en regardant avec une inquietude manifeste son ancien camarade, ce fut franchement que celui-ci lui tendit la main: --Je venais pour te parler de lui. --Et moi je t'en aurais parle depuis longtemps, si je ne t'avais cru engage avec M. d'Arjuzanx. --Nous sommes a l'egard du capitaine dans une situation delicate, car nous lui avons enleve une fortune qu'il devait considerer comme sienne. --Il serait a peu pres dans la meme situation envers vous, si le testament de Gaston n'avait pas ete detruit. --De sorte qu'on peut dire que cette fortune nous a appartenu a l'un et a l'autre; une alliance entre nous remettrait tout en etat. --Veux-tu me permettre de te dire que je me suis demande plus d'une fois comment cette idee ne t'etait pas venue? il est vrai que tu ne connaissais pas Sixte comme moi et ne savais pas ce qu'il vaut. --Je viens de l'apprendre en lisant ses lettres a Gaston trouvees a l'inventaire, et elles m'ont inspire pour lui une veritable estime. --N'est-ce pas que c'est un brave garcon? --J'ai lu aussi les lettres de sa mere et je me suis demande comment il pouvait etre le fils de cette coquine. --S'il est le fils de Gaston, comme on peut le croire, cette paternite explique tout. --C'est ce que je me suis dit, et tout cela: caractere de l'homme, filiation, fortune, fait que j'ai pense a un mariage, et que cette idee ayant pris corps, j'ai voulu te la soumettre pour te demander conseil d'abord, puis, plus tard, ton concours s'il y a lieu. Car, si je suis dispose a l'accepter pour gendre, je ne sais pas si lui est dispose a se marier; et, le fut-il, je ne peux pas lui offrir ma fille. --Mon amitie pour toi et pour Sixte t'assure a l'avance que je vous suis entierement devoue a l'un comme a l'autre, et franchement je ne crois pas, eu egard a vos situations respectives, que tu pouvais t'adresser a un meilleur intermediaire. A ta question: Sixte est-il dispose a se marier? je puis repondre tout de suite par l'affirmative, il se mariera quand il trouvera la femme qu'il desire; et si, jusqu'a ce moment, il est reste garcon, c'est que cette femme ne s'est pas rencontree. Les occasions ne lui ont cependant pas manque, ce qui ne doit pas te surprendre, beau garcon, officier brillant, heritier presume de Gaston, il avait tout pour faire un gendre et un mari desirables. Il est vrai que maintenant l'heritage s'est envole, mais pour cela il n'est pas devenu une non-valeur. Ainsi, a l'heure presente, on lui propose deux partis. --Ah! --Il n'est dispose a accepter ni l'un ni l'autre, et maintenant, certainement, il ne balancera pas entre mademoiselle Anie et celles qu'on lui propose. --Certainement? --Cela ne fait pas de doute, et tu vas en juger. L'une de ces jeunes filles est l'ainee des demoiselles Harraca; et, quelle que soit la deference de Sixte pour son general, quel que soit son devouement, son respect pour son chef qu'il aime, ils n'iront pas jusqu'a faire de lui le mari d'une femme sans le sou, mediocrement agreable, flanquee d'une mere impossible et de quatre soeurs qui seront probablement a sa charge un jour; ce serait un suicide. Realisable peut-etre quand Sixte etait l'heritier probable de Gaston, cette idee est devenue de la folie toute pure du jour ou l'inventaire a prouve que le testament sur lequel on etait en droit de compter n'existait pas, et, pour que la famille Harraca ne l'ait pas abandonnee, il faut que les services que Sixte rend au general soient tels qu'on le croie capable de tous les sacrifices. Ce que je vais te dire, je ne le tiens pas de Sixte, qui est discret, mais de la femme du chef d'etat-major du general, notre cousine, en bonne position pour savoir ce qui se passe dans la famille Harraca. Malgre ses apparences de solidite, le pauvre general est perdu de rhumatismes et bronchiteux au point de tousser dix mois par an. Si cela etait connu, bien qu'il n'ait que soixante-deux ans, on le remiserait; alors, que deviendrait-on avec cinq filles a marier? Tout le souci de la famille est donc de cacher la verite, et s'il ne peut pas devenir commandant de corps d'armee, d'arriver au moins a soixante-cinq ans. Pour cela tous les moyens sont bons, et les artifices qu'on emploie seraient comiques s'ils n'etaient navrants. Sixte, en bon garcon qu'il est, s'associe a cette campagne, et si aux dernieres grandes manoeuvres ou le general n'a ete qu'un invalide la face a ete sauvee, c'est a lui qu'on le doit. Il a accompli de veritables miracles dont un fait entre cent te donnera l'idee: il a appris a imiter l'ecriture du general, et quand celui-ci doit ecrire une lettre de sa propre main tordue par les douleurs, c'est celle de Sixte qui la remplace. --Le brave garcon! --Tu comprends donc combien on serait heureux de faire un gendre de ce brave garcon; mais, si brave qu'il soit, il ne peut pas se mettre au cou la corde de l'officier pauvre. Donc il n'epousera pas mademoiselle Harraca, pas plus que mademoiselle Libourg, l'autre jeune fille qu'on lui propose. Celle-la appartient au genre riche, et c'est pour sa richesse gagnee par deux faillites de son pere que Sixte ne veut pas d'elle, de sorte qu'elle va etre obligee de se rabattre sur un petit nobliau du Rustan qui a pour tout merite de porter les corps saints et les reliques dans les processions de Saint-Cernin, d'etre brancardier a Lourdes, et d'avoir un long nez qui justifie, si l'on veut, sa pretention de descendre d'une batarde de Louis XV. --Je comprends qu'elle lui prefere le capitaine. --Et tu dois comprendre aussi qu'a elle et a mademoiselle Harraca Sixte prefere ta fille; au reste tu seras fixe bientot la-dessus, j'irai demain a Bayonne. XIII Quand, apres plus d'un quart d'heure d'explications entortillees, Sixte comprit ou tendaient les discours du notaire, il commenca par se retrancher derriere la reponse qu'avait prevue Anie: --Mais je ne peux pas entrer en rivalite avec d'Arjuzanx qui est mon ami. --Avez-vous d'autres objections a opposer a ce que je viens de vous dire? --Aucune. --Mademoiselle Anie vous plait-elle? --Je la trouve charmante, a tous les points de vue. --Alors ne vous embarrassez pas de scrupules qui n'ont pas de raison d'etre: vous n'entrez pas en rivalite avec M. d'Arjuzanx que mademoiselle Anie refuse. --Ah! elle refuse! Elle refuse d'epouser d'Arjuzanx? Comment? Pourquoi? Cela fut dit avec une vivacite qui frappa le notaire; evidemment ce sujet ne laissait pas Sixte indifferent. --Je n'ai pas recu les confidences de la jeune fille, qui ignore ma demarche aupres de vous, cela va sans dire. Je ne peux donc pas vous repondre categoriquement. Mais de celles du pere, il resulte que M. d'Arjuzanx ne plait pas, soit pour une raison, soit pour une autre; et, cela etant, la famille trouve convenable de ne pas prolonger des relations que le monde pourrait mal interpreter. D'ailleurs ces relations ne sont etablies que sous condition suspensive, comme nous disons, nous autres gens de loi. Quand le baron a fait part a mon ami Barincq de son desir d'epouser mademoiselle Anie, celle-ci a repondu qu'a ce moment M. d'Arjuzanx lui etait indifferent, et que, si on voulait d'elle un engagement immediat, elle ne pouvait pas le prendre, puisqu'elle ne connaissait pas celui qu'on lui proposait; mais que, pour ne pas contrarier ses parents touches par les avantages de cette alliance, elle etait disposee a se rencontrer avec M. d'Arjuzanx comme celui-ci le desirait; si, en apprenant a le connaitre, ses sentiments changeaient, elle accepterait ce mariage, sinon elle le refuserait. Il parait que ses sentiments n'ont pas change. Cette situation n'est-elle pas parfaitement nette! --Il est vrai. --Maintenant, pourquoi M. d'Arjuzanx ne s'est-il pas fait aimer? Je n'en sais rien. Vous qui etes son camarade, vous pouvez mieux que moi repondre a cette question. --Sait-on pourquoi l'on aime? Precisement parce je suis le camarade de M. d'Arjuzanx, je trouve qu'il a tout pour etre aime. --Alors, comme il ne l'a point ete, il en resulterait que la jeune fille ne pouvait pas etre sensible a sa recherche. Pourquoi? C'est encore une question a laquelle je ne me charge pas de repondre. Moi, bonhomme de notaire, je ne dois m'en tenir qu'aux faits. Or, ceux qui m'amenent pres de vous se resument en trois points: 1 deg. Barincq a pour vous autant de sympathie que d'estime; 2 deg. il ne tient pas a la fortune de son gendre; 3 deg. il se considere comme le continuateur de son aine, et en cette qualite il croit que c'est un devoir pour lui d'executer les engagements ou les intentions de Gaston. Cela dit et sans insister d'avantage, ce qui ne serait pas dans mon role, je vous laisse a vos reflexions. Lorsqu'elles seront mures, vous m'ecrirez ou vous viendrez dejeuner a Ourteau, ce qui sera mieux, parce que, si vous avez des observations a presenter, j'y repondrai de vive voix; j'etais l'ami et le conseil de Gaston, je suis l'ami et le conseil de Barincq, j'ai pour vous une amitie veritable: si vous jugez qu'en cette circonstance mes avis peuvent vous etre utiles, je les mets a votre disposition. La-dessus Rebenacq se leva et partit. Pour une premiere negociation c'etait assez. Tout bonhomme de notaire qu'il fut, il savait parfaitement qu'en posant la question a propos de l'insensibilite d'Anie, il avait plante dans le coeur de Sixte un point d'interrogation qui allait faire travailler son esprit, et que le mieux etait de laisser ce travail se faire sans temoin. Il ne pouvait y avoir qu'une reponse a cette question ainsi formulee.--Son coeur etait garde.--De la a chercher par qui, il n'y avait qu'un pas a franchir, et ce n'etait pas un brillant officier de dragons qui devait hesiter. En effet, la surexcitation sur laquelle le notaire comptait se produisit chez Sixte, et, quand il fut seul, il ne put pas ne pas s'avouer qu'il se trouvait dans un etat de trouble violent assez difficile a definir, delicieux et douloureux a la fois. --He quoi! cette belle fille! Est-ce possible! Pourquoi pas apres tout? Pourquoi n'aurait-il pas produit sur elle l'impression qu'elle avait faite sur lui le jour ou, pour la premiere fois, ils s'etaient trouves en presence sur la greve de la Grande-Plage? Tandis qu'il etait arrete dans son vol par d'Arjuzanx, qui s'accrochait a lui, elle, de son cote, etait libre, libre de rever, et meme d'arranger des cette heure sa destinee. Etait-ce dans sa position de pauvre diable, avec une naissance qui etait une tare, sans famille, sans relations, sans appuis dans le monde, qu'il pouvait avoir l'esperance de lutter contre un rival comme d'Arjuzanx! Ce serait plus que de la folie, de la betise! Pas pour les officiers de son espece, les belles filles riches! Qu'aurait-il a lui offrir? La vie lui avait ete assez cruelle pour lui apprendre ce qu'il pouvait, c'est-a-dire moins que rien. Il n'avait donc qu'a s'effacer, a laisser le premier role a d'Arjuzanx et a prendre celui de confident, ce qu'il avait fait. Ainsi, il avait vu grandir l'amour de son rival, et en avait suivi le developpement, les enthousiasmes comme les inquietudes et les craintes, se tenant a son plan, affectueux avec Anie, mais rien de plus, et meme lorsqu'il s'observait, reserve. Mais pourquoi Anie, qui n'etait pas retenue par les meme raisons, n'aurait-elle pas ecoute les seules impulsions de son coeur? Sa fortune la laissait maitresse de faire ce qu'elle voulait, d'aimer qui lui plaisait, et la douce autorite qu'elle exercait sur son pere et sa mere l'assurait a l'avance qu'elle ne serait jamais violentee dans son choix. Quand ces hypotheses s'etaient parfois presentees a son esprit, apres quelques heures passees avec Anie, il les avait toujours repoussees, se fachant contre lui-meme de ce qu'il appelait son infatuation; mais, maintenant, elles n'etaient plus reveries en l'air, et reposaient sur deux faits materiels: la rupture avec d'Arjuzanx et la demarche du notaire. Sans doute, Rebenacq etait sincere en disant qu'il n'avait pas recu les confidences de la jeune fille, et que celle-ci ignorait sa demarche; mais il n'en etait pas moins certain que cette demarche se faisait avec l'autorisation du pere, qui vraisemblablement, ne l'aurait pas permise s'il n'avait su qu'il ne serait pas desavoue par sa fille. Et la sympathie, l'estime du pere, c'etait un fait aussi. De meme, il y en avait encore un autre qui n'etait pas de moindre importance: le desir de continuer le frere aine en executant, dans une certaine mesure, les intentions de celui-ci. Et, par sa chambre, il tournait a pas precipites, s'arretant tout a coup, reprenant aussitot sa marche, repetant machinalement a mi-voix des mots entrecoupes: --Se marier... cette belle fille... se marier... se marier. C'etait celui-la qui revenait le plus souvent, comme le refrain de la chanson que chantait son coeur. Quelle envolee pour lui! Quel changement de destinee! Au temps ou il se savait l'heritier de Gaston, il s'etait arrange un avenir avec un interieur, une famille, tout ce qui avait si douloureusement manque a sa jeunesse, et, s'il n'avait pas des ce moment realise ses reves, c'est que Gaston ne l'avait pas voulu, se reservant de trouver lui-meme la femme qu'il voulait lui donner, et qui devait reunir un tel ensemble de qualites qu'on ne pouvait la prendre au hasard: il fallait chercher, attendre. Mais, en attendant, la mort etait venue, et le testament qu'il connaissait dans ses dispositions principales ne s'etait pas retrouve: de la fortune certaine qui permettait tous les espoirs et toutes les ambitions, il etait tombe a la misere. Si violente qu'eut ete la chute, il n'etait cependant pas reste ecrase. A la verite, il avait eu un moment de protestation suivi d'une periode de revolte et d'ameres recriminations: qu'avait-il fait pour meriter une si rude destinee? Mais il n'etait pas homme a se courber sous la main qui le frappait, et a s'aigrir dans le desespoir. Il ne pouvait etre que soldat, c'etait deja beaucoup qu'il put l'etre, et tout de suite, abandonnant l'appartement confortable que la pension que lui servait M. de Saint-Christeau lui permettait d'occuper, il avait loue une chambre modeste, la meublant simplement des meubles qu'il conservait, et regle les depenses de cette nouvelle existence sur sa solde de capitaine. Et cela s'etait fait dignement, sans plainte comme sans honte, sinon sans regret; il aurait la vie de l'officier pauvre, et encore serait-elle moins miserable que celle de plusieurs de ses camarades, puisqu'il n'avait pas de dettes et n'en ferait jamais. Et voila que tout a coup, d'un mot, le notaire lui rouvrait les portes de la vie heureuse: cette belle fille qu'il avait du s'habituer a regarder et a traiter comme la femme d'un autre pouvait etre la sienne. --Ah! vraiment! ah vraiment! Et il riait en arpentant sa chambre, dont le parquet craquait sous ses coups de talon triomphants. Reflechir? Ah! bien oui. Ce n'etait pas a ses reflexions que le notaire l'avait laisse, c'etait a la joie. Cependant, quand le premier trouble commenca a se calmer un peu, la pensee de d'Arjuzanx se presenta a son esprit, sinon inquietante, au moins genante. D'Arjuzanx eut ete un indifferent ou un inconnu, qu'il n'eut pas eu a s'en preoccuper; c'eut ete un simple pretendant refuse, comme il devait y en avoir deja quelques-uns de par le monde, dont il n'avait pas a prendre souci. Mais avec d'Arjuzanx il n'en etait pas ainsi: ils etaient camarades, amis, il avait ete son confident, et cette qualite lui creait une situation toute particuliere qui devait etre franche et nette, de facon a ne permettre plus tard ni fausses interpretations, ni accusations, ni recriminations. Pour cela il convenait donc qu'il y eut une explication entre eux qui precisat bien qu'il ne se posait point en rival: s'il pretendait a la main d'Anie, c'est qu'elle etait libre; s'il passait au premier rang, apres s'etre si longtemps efface, c'est que ce premier rang n'etait plus occupe. Il connaissait trop d'Arjuzanx pour imaginer que cette communication serait accueillie d'un front serein, mais il croyait le connaitre trop bien aussi pour admettre qu'elle put provoquer une rupture ou une querelle entre eux: il y aurait mecontentement, vexation, blessure d'amour-propre, mais ce serait tout; plus tard d'Arjuzanx serait le premier a se dire que cette demarche etait d'une entiere loyaute et qu'il n'avait qu'a se soumettre a la force des choses. Aussitot il lui ecrivit pour le prevenir que le surlendemain il irait a Seignos afin d'avoir avec lui un entretien sur un sujet important, le priant, au cas ou ce rendez-vous indique ne lui conviendrait pas, de l'en avertir par un mot, et de lui en donner un autre. Le lendemain, aucune reponse n'etant arrivee, Sixte prit le train pour Seignos, un peu surpris que d'Arjuzanx ne lui eut pas ecrit qu'il l'attendait, mais ne doutant pas cependant de le rencontrer; aussi ne fut-il pas peu etonne quand un jardinier, qu'il rencontra, repondit a sa question "que M. le baron n'etait pas au chateau." --Ou est-il? --Je n'en sais rien; mais M. Toulourenc vous le dira mieux que moi. En effet, Toulourenc, l'ancien lutteur que le baron avait recueilli, un peu pour travailler avec lui, et beaucoup par charite, faisait, en quelque sorte, fonction de majordome au chateau, et en cette qualite devait savoir ce que les gens de service ignoraient. L'absence du baron ne fut pas le seul sujet d'etonnement du capitaine; comme il se dirigeait vers le chateau, il n'apercut aucun des nombreux ouvriers qui, en ces derniers temps, travaillaient aux jardins et au chateau lui-meme, pour que le vieux domaine, abandonne depuis si longtemps, fut digne de recevoir Anie lorsqu'elle viendrait l'habiter. Comme ces travaux considerables s'appliquaient a tout: aux pelouses qu'il fallait retourner et vallonner; aux toits qu'il fallait refaire; a la facade qu'il fallait ravaler; aux volets et aux fenetres qu'il fallait repeindre, et a tout l'interieur qui etait entierement a reprendre du haut en bas, on les poussait aussi activement que possible sans temps perdu, sans respect du dimanche ou des lendemains de paie. Cependant, ce jour-la, tous les chantiers etaient deserts aussi bien dans les jardins qu'aux environs de la maison; pas un ouvrier; partout l'image du travail brusquement interrompu: les brouettes sur les pelouses; les echelles sur les toits; contre les facades les echafaudages; au pied des constructions les pierres, le sable, le mortier gache tout pret a etre employe et reste la. Le meme abandon se retrouvait a l'interieur et le haut vestibule aux voutes sonores etait plein des copeaux et des papillotes des menuisiers, meles aux baquets, aux bidons et aux echelles des peintres. Il fallut un certain temps avant qu'une servante repondit au coup de sonnette de Sixte: elle dit comme le jardinier que M. le baron n'etait pas au chateau. --Et M. Toulourenc? --Ah! voila. M. Toulourenc est en train de fricasser une fressure d'agneau; et quand il fait la cuisine, il ne peut pas se deranger. --Eh bien, dit le capitaine, je vais l'aller trouver dans sa cuisine. --Si monsieur veut. Devant un fourneau au charbon de bois qui jetait de petillantes etincelles dans la vaste cuisine, Toulourenc, ses larges reins d'hercule ceints d'un tablier de toile blanche, presidait gravement a la cuisson de sa fressure, une cuiller de bois a la main; quand, en se retournant, il reconnut le capitaine, il porta machinalement cette cuiller a son front en faisant le salut militaire. --Oh! mon capitaine, excusez-moi. --De quoi donc? --De vous recevoir ici; mais voila la chose: j'aime la fressure et on ne sait pas l'accommoder ici, on la fait revenir au beurre quand c'est de l'huile qu'il faut; alors, comme je suis seul, je m'en preparais une a la mode de mon pays. --Vous etes donc seul au chateau? --Oui, mon capitaine; M. le baron est en voyage. --Depuis quand? --Depuis vendredi. --Pour longtemps? --Je n'en sais rien; et, comme mon capitaine est l'ami de. M. le baron, je peux bien lui dire que j'en suis tourmente. --Comment cela? Avant de repondre, Toulourenc versa une demi-bouteille de vin blanc dans sa casserole. --Faut que ca reduise sur feu vif, dit-il; pendant que ca cuira je vous raconterai la chose. Voulez-vous entrer dans le petit salon? --Nous sommes tres bien ici. --Donc, vendredi, pendant que je travaillais avec M. le baron, on lui apporte une lettre; il la lit, son visage se decolore et ses mains tremblent. Il n'y avait pas besoin d'etre fin pour deviner que c'etait une mauvaise nouvelle. Sans rien dire je file pour ne pas le gener. Deux heures apres, qu'est-ce que j'apprends? Ce qui va vous renverser aussi, je parie: qu'il a donne ordre a tous les entrepreneurs d'interrompre les travaux partout le soir meme, et de laisser les choses dans l'etat ou elles sont, sans s'inquieter du reste. Qu'est-ce que cela veut dire? Vous pensez bien que je n'ai pas l'idee de le questionner. D'ailleurs, il ne m'en laisse pas le temps, il me fait appeler et m'annonce qu'il part en voyage; je lui demande comme toujours ou il faut lui envoyer ses lettres; il me repond qu'il n'y a qu'a les garder. Cinq minutes apres, il monte sur sa bicyclette et le voila parti avec une figure plus tourmentee encore que celle que je lui avais vue quand il avait recu la lettre. Ou est-il? Depuis vendredi nous sommes sans nouvelles. Si vous pouvez me dire ce que ca signifie et ce que j'ai a faire, je vous en serai reconnaissant: partout on me poursuit tant et tant que je n'ose plus sortir. Ce que cela signifiait, Sixte le devinait: en recevant la lettre qui lui annoncait le refus d'Anie, le baron avait interrompu les travaux qu'il ne faisait executer que pour recevoir sa femme, et il etait parti furieux ou desespere, en tout cas dans un etat violent; mais c'etaient la des explications qu'il n'y avait pas necessite de donner a Toulourenc qui, d'ailleurs, faisait tout ce qu'il fallait pour se consoler. Assurement Sixte eut prefere avoir une explication avec le baron, mais puisqu'en partant celui-ci paraissait renoncer a toute esperance, il fallait bien accepter la situation telle que ce depart la faisait: ce n'etait pas la main d'une fille deja engagee qu'il demandait, c'etait celle d'une fille libre; il expliquerait cela a d'Arjuzanx dans une lettre, franchement, loyalement. Et, au lieu de revenir a Bayonne, il prit le train pour Puyoo d'ou une voiture l'amena chez Rebenacq, qui, immediatement, tout fier du succes de sa negociation, alla avec lui au chateau. XIV Quand Barincq revint de reconduire Sixte et le notaire, il trouva sa femme qui l'attendait, anxieuse: --Que voulaient Rebenacq et le capitaine? demanda-t-elle avec une vivacite febrile. Bien qu'il s'attendit a etre interroge et se fut prepare, il ne repondit pas tout de suite. --C'est pour un nouveau testament? dit-elle. --Oh! pas du tout. --Eh bien alors? --Tu vas etre surprise... et, je le pense, satisfaite aussi. --Surprise, je le suis, satisfaite, de quoi? A ce moment Anie vint les rejoindre, pressentant que son pere devait avoir besoin d'elle. --Voila justement Anie, dit-il en respirant, et je suis aise qu'elle arrive, car ce que j'ai a vous apprendre la touche autant que nous, et meme plus que nous encore... si vive que soit notre tendresse pour elle. Voyant son pere entasser les paroles sans oser se decider, elle se decida a brusquer la situation: --M. Sixte est venu te demander ma main? dit-elle. --Anie! s'ecria sa mere suffoquee. --Precisement. --Est-ce possible! s'ecria madame Barincq. Apres avoir engage l'action avec cette vigueur, Anie voulut se jeter elle-meme dans la melee: --S'il ne m'avait pas crue engagee avec M. d'Arjuzanx, il y a longtemps qu'il l'aurait fait. --Il te l'a dit? demanda madame Barincq fremissante. --Il ne le pouvait pas puisqu'il est l'ami de M. d'Arjuzanx. --Alors? --Est-il besoin de paroles pour s'entendre? --Vous vous etes entendus? --Tu le vois, maman. A ces mots madame Barincq se laissa tomber sur un fauteuil: --Malheureux que nous sommes! murmura-t-elle. Anie vint a elle et lui posant la main sur le bras tendrement: --Pourquoi malheureux? dit-elle d'une voix douce et caressante. Qui est malheureux? Est-ce moi? Je n'ai jamais eprouve joie plus profonde, bonheur plus complet. Est-ce mon pere? Je ne vois pas que ses yeux expriment le mecontentement ou le chagrin. Est-ce toi? --Oui, moi, qui me demande si je reve ou si je suis folle. --Et que peux-tu desirer chez un gendre que tu ne trouves chez M. Sixte? Beau garcon, ne l'est-il pas? et avec cela distingue, l'air bon, d'une bonte sans faiblesse. Intelligent, ne l'est-il pas aussi? Non seulement pour tout ce qui touche a son metier, sa carriere le prouve, mais d'une intelligence etendue qui ne se specialise pas sur un seul point: ce n'est pas un officier qui n'a que du vernis, comme on dit dans le monde militaire, c'est un esprit qui comprend, qui sait, qui sent. --Et sa naissance? --Est-ce que tu t'imaginais qu'un prince me demanderait en mariage? --Je ne parle pas des titres, mais de la famille. Barincq, qui jusque-la avait laisse sa fille mener l'entretien, assure a l'avance qu'elle le ferait avec plus d'autorite que lui, voulut l'appuyer: --Et si le capitaine est le fils de Gaston, dit-il, cette paternite n'est-elle pas la meilleure pour nous? --Cette paternite ne peut faire de lui qu'un batard, et ne lui donne pas de famille. --Eh bien, tant mieux, repliqua Anie vivement, s'il n'a pas de famille il n'en sera que mieux a nous; je n'aurai pas a lutter contre un beau-pere, une belle-mere, des parents plus ou moins hostiles. Nous serons tout pour lui; tu seras sa mere. N'est-ce rien cela? Longuement madame Barincq sans repondre regarda sa fille d'un air dans lequel il y avait autant d'indignation que de chagrin, puis, se tournant vers son mari: --Qu'as-tu dit? demanda-t-elle. --Que je devais vous soumettre cette proposition a l'une et a l'autre. --Dieu soit loue, nous avons du temps a nous. Mais elle se trompait, Anie ne lui laissa pas ce temps sur lequel elle comptait pour organiser la defense et trouver, elle qui n'etait pas femme de premier jet, des arguments de refus auxquels il n'y aurait rien a repondre. Chose extraordinaire, ce ne fut pas la fille qui resta court devant la mere, soumise par la force de la persuasion, ce fut la mere qui se laissa convaincre par la fille et eut la stupefaction de voir qu'elle avait dit "oui" quand elle voulait dire "non". Cette stupefaction ne fut pas moins vive chez elle lorsque, le mariage ayant ete decide et le jour fixe, il fut question de la redaction du contrat: son mari ne voulait-il pas faire plus pour Sixte qu'il n'avait promis au baron? --Veux-tu donc nous depouiller? s'ecria-t-elle. --Pourquoi pas? --Au profit d'un homme qui n'a rien! --C'est parce qu'il n'a rien que nous devons compenser ce qui lui manque. --C'est de la folie. --Ce que nous nous retirons, c'est a notre fille que nous le donnons. --Non, ce n'est pas a notre fille, c'est a notre gendre, et il semble que ce soit a lui que tu penses plus qu'a elle. Que t'a-t-il fait? Qu'est-il pour toi? C'est a n'y rien comprendre. Et, comme il etait dispose a faire deux parts egales de sa fortune, l'une pour Sixte, l'autre pour lui-meme, ce qui, selon sa conscience, n'etait que juste, il dut, devant la resistance de sa femme, se moderer dans ses elans de generosite, qui n'etaient en realite qu'une reparation. --Faisons un contrat convenable, dit madame Barincq, et plus tard, quand nous verrons ce qu'est ce mari que vous m'imposez, nous lui donnerons ce qu'il meritera. Pourquoi remettre notre fortune entre ses mains? beaucoup d'officiers sont depensiers; je ne vois pas l'interet qu'il y a a le mettre a meme de se ruiner si l'envie lui en prenait; en dons, tout ce que tu voudras et ce qui lui sera necessaire ou agreable; en du, pas plus que ce qui est honorable. Comme en realite il importait peu que la restitution qu'il cherchait avant tout se fit d'une facon ou d'une autre, il n'insista pas davantage. Sixte aurait sa part de la fortune de Gaston, c'etait l'essentiel. Assurement il n'imaginait pas que Sixte fut jamais amene a se ruiner, mais enfin le langage de sa femme etait trop prudent et trop sense pour qu'il ne l'acceptat pas. Une autre question qu'ils agiterent non moins vivement fut celle de la ceremonie meme du mariage. A raison de la mort encore si recente de son frere, Barincq n'aurait voulu aucune ceremonie: une simple benediction nuptiale suivie d'un dejeuner pour la famille et les temoins, cela lui suffisait; mais pour madame Barincq les choses ne pouvaient pas se passer ainsi; sa fille eut epouse le baron que cette simplicite eut ete une marque de gout, mais avec le capitaine Sixte, avec M. Valentin Sixte, on aurait l'air de vouloir se cacher et cela ne pouvait pas lui convenir; au contraire il fallait faire les choses de facon a imposer silence aux mauvaises langues, et profiter de ce mariage pour prendre position dans le pays. Les six mois de deuil seraient ecoules, on pouvait donc ouvrir le chateau a des invites. Vingt ans auparavant elle eut recu ces invites en leur donnant un dejeuner et un bal champetre, mais, la mode de ces rejouissances bourgeoises etant passee, on leur offrirait un lunch assis, servi sur de petites tables installees sous une vaste tente elevee dans le jardin; cela permettrait de reunir un plus grand nombre de personnes, les parents, les allies de la famille de Saint-Christeau, et aussi le monde militaire officiel de Bayonne, les camarades de Sixte. Il ne fallut pas moins de six semaines pour les preparatifs: le trousseau, les toilettes commandees a Paris qu'une _premiere_ vint essayer a Ourteau, et aussi l'installation au chateau d'un appartement pour le jeune menage, en meme temps que celle d'une maison a Bayonne. Cette installation au chateau fut un nouveau sujet de discussion entre le mari et la femme, car, fidele a son idee de restitution, Barincq voulait abandonner son propre appartement, c'est-a-dire celui de Gaston, a Sixte et a Anie; mais madame Barincq n'accepta pas cet arrangement ou plutot ce derangement. --Ne sommes-nous plus rien chez nous? dit-elle indignee. --A notre age. Cette fois ce ne fut pas du cote de son pere que la fille se rangea, et il dut ceder a leurs volontes: ce serait au second etage qu'il voulait prendre pour lui qu'on leur amenagerait cet appartement; et, ne pouvant pas leur donner les pieces qu'il desirait, il se rattrapa sur le mobilier en choisissant dans le chateau pour le placer chez eux tout ce qui avait une valeur artistique quelconque ou l'interet d'un souvenir; dans le cabinet de travail de Sixte, le portrait et le bureau de Gaston; dans celui d'Anie, un magnifique tapis de fabrication arabe, haute laine, a dessins riches de couleurs, de ceux que les antiquaires appellent _tapis de Mascara_, et un cabinet a deux corps a quatre vantaux en bois de noyer sculpte datant de Henri II dans lequel il avait range une collection de livres de choix aux plus jolies reliures; enfin, dans la chambre a coucher, des tentures en soie brodee, appliquee et rehaussee d'or et d'argent, representant Henri IV en Apollon, et un grand lit a baldaquin du dix-septieme siecle avec pentes, courtines et plafond en velours cisele de Genes. Comme Anie et Sixte se defendaient qu'il depouillat ainsi le chateau tout entier pour orner leur appartement de ce qui, pendant une longue suite d'annees, avait ete accumule par les heritages de famille, il leur dut avouer dans quel but il se donnait tant de peine: --Je veux vous organiser un nid qui soit un reliquaire pour vos souvenirs, digne de vous, de votre jeunesse, de votre tendresse. Comme les fonctions de Sixte, et surtout les exigences du general ne vous permettent pas un voyage de noces--ce dont, a vrai dire, je ne suis pas fache, car ces voyages, sous pretexte d'eloignement et d'isolement, ne sont en realite que des occasions de promiscuite genante ou blessante, dans lesquelles on eparpille ses souvenirs sans jamais pouvoir mettre la main dessus plus tard, quand il serait bon de se retremper dedans--j'estime que le jour de votre mariage doit se passer tout entier ici, et s'achever dans cet appartement, que je vous arrange a cette intention. Je sais bien que ce jour-la les parents sont encombrants, aussi mon intention est-elle que ma bonne femme et moi nous nous en allions a Biarritz, ou vous viendrez nous rejoindre le lendemain ou le surlendemain, enfin quand il vous plaira. Par ce moyen, vous aurez la pleine liberte du tete-a-tete dans cette maison, qui a ete celle de votre grand-pere et de vos aieux: la chaine ne sera pas interrompue, et, plus tard, vos enfants feront comme vous, puisque le chateau ne sortira jamais de la famille. Pendant ces six semaines Sixte vint tous les jours au chateau, faisant a cheval les trente kilometres qui separent Bayonne de Ourteau, les heures des trains ne lui permettant pas d'user du chemin de fer. A quatre heures moins cinq, son ordonnance lui amenait son cheval; a quatre heures il l'enfourchait, et, entre six heures quinze et six heures vingt, il arrivait devant la grille du chateau, ou il trouvait Anie qui l'attendait. Le concierge prenait le cheval pour le conduire a l'ecurie, ou il se reposait jusqu'au lendemain, un autre devant servir pour le retour a Bayonne; et, par l'allee qui longe le Gave, les deux fiances, a pas lents, s'entretenant, se regardant, gagnaient la maison. Une humide fraicheur se degageait de l'eau bouillonnante; la lumiere rasante du soleil abaisse glissait sous le couvert des saules cendres et s'allongeait en nappes d'or dans le fouillis des hautes herbes. Et chaque soir, avec le jour decroissant, le spectacle changeait: les feuilles prenaient insensiblement leurs teintes roses ou jaunes de l'automne, et sur les prairies fumaient des vapeurs blanches d'ou emergeaient les vaches. Mais ce n'etait point des charmes du paysage qu'ils s'inquietaient, des jeux de la lumiere, de la musique des eaux, de la poesie du soir: ils s'entretenaient simplement d'eux, a mi-voix, de leur bonheur present, de leur bonheur a venir. Si parfois Sixte venait a parler de ce qui se deroulait devant leurs yeux, c'etait pour louer le talent avec lequel elle avait rendu dans ses etudes, poursuivies continuellement depuis six mois, les aspects vaporeux et tendres de ce Gave et de ses rives. Et quand elle s'en defendait en disant qu'il etait trop partial, et qu'elle ne meritait pas ces eloges, il les precisait: s'il etait vrai qu'elle fut encore une ecoliere en arrivant a Ourteau, au moins en cela qu'elle subissait l'influence de ses maitres, cette nature qu'elle traduisait si bien et interpretait si merveilleusement, parce qu'il existait sans doute un accord intime entre elle et ce pays, avait certainement fait d'elle une artiste: rien de plus original, de plus personnel que ces etudes. Quand madame Barincq avait entendu parler de ces visites quotidiennes, elle s'etait montree assez sceptique, disant que trente kilometres a l'aller et trente kilometres au retour ne tarderaient pas a faire plus de soixante kilometres; mais, quand elle avait vu que ces soixante kilometres pas plus que la chaleur ou la pluie n'avaient d'influence sur la regularite de Sixte, elle avait commence a le regarder d'un oeil un peu plus favorable, et a reconnaitre en lui des qualites qu'elle ne soupconnait pas; aussi, lorsqu'elle parlait de lui avec Anie, repetait-elle son mot favori, celui qui pour elle resumait tout: --Decidement, il est tres convenable. Et, pour qu'il fut plus convenable encore, elle veillait elle-meme a ce que Manuel ne negligeat point la chambre mise a la disposition de Sixte, et dans laquelle il faisait sa toilette en arrivant, et reprenait au depart son uniforme poussiereux. Mais ce qui paraissait convenable a Ourteau passait a Bayonne, dans le monde militaire, pour excessif. --A-t-on idee de ca! S'exposer a crever deux jolies juments pour une jeune grue! Il se prepare d'agreables exercices. Excessifs pour les camarades, ces voyages etaient absolument ridicules pour les femmes et les filles des camarades. --Vous savez que le capitaine Sixte fait tous les jours soixante kilometres a cheval pour aller voir sa fiancee et revenir coucher a Bayonne? --Le general le permet! --Le pauvre general a si grand besoin de lui! --Le fait est que... Enfin! Ces filles riches sont vraiment incroyables avec leurs exigences. Il me semble que, si celle-la avait eu un peu de tact, elle aurait eu l'intelligence de montrer que, quand on se paie un mari, il n'est pas necessaire de crier sur les toits qu'on peut lui faire faire tout ce qu'on veut. --Vous irez au mariage? --Peut-etre; pour voir, ca promet d'etre drole. En attendant qu'on allat au mariage, on ne manquait pas de prendre un peu avant quatre heures la route de Saint-Palais pour but de promenade, de la porte de Mousserolle jusqu'a Saint-Pierre d'Irube, a seule fin de voir passer le capitaine Sixte d'une allure reguliere, si bien occupe a egaliser son poids sur sa jument et a la soulager par un parfait accord de la main et des jambes, que c'etait a peine s'il repondait aux saluts qu'on lui adressait. --L'imbecile! Et les meres qui avaient recu une solide education ne manquaient pas de degager la lecon morale qu'enseignait ce spectacle: a savoir que l'argent est tout en ce monde. Enfin, le jour du mariage arriva et, contrairement aux pronostics de madame Barincq qui repetait du matin au soir que la malice des choses allait certainement leur jouer quelque mauvais tour, tout se trouva pret: les toilettes de la fille et de la mere, l'installation de la maison de Bayonne, l'amenagement de l'appartement d'Ourteau, la tente, le lunch; le temps lui-meme qui, au dire de madame Barincq, ne pouvait etre qu'execrable, se trouva radieux. Des voitures avaient ete mises a la disposition des invites:--a Puyoo des landaus pour prendre a la descente du chemin de fer ceux qui viendraient par les lignes de Dax et d'Orthez; a Bayonne des grands breacks, conduits par des postillons a la veste galonnee d'argent et au chapeau pointu enguirlande de rubans, pour amener en poste ceux qui trouveraient plus agreable ou plus economique de se servir de la voie de terre. La ceremonie etait fixee a 11 heures 1/2; a 11 heures 25 le general, qui etait un des temoins de Sixte, fit son entree dans le salon, en grande tenue, accompagne de sa femme ainsi que de ses cinq filles, et aussitot Anie s'avanca au-devant de lui. --Tous mes compliments, mademoiselle, dit-il gracieusement en l'examinant sous le voile a la juive qui recouvrait jusqu'aux pieds sa robe de satin, vous etes la premiere mariee que je vois prete a l'heure. --C'est que j'ai sans doute la vocation militaire, repondit-elle en souriant. Comme l'eglise et la mairie, qui se font face, sont a moins de trois cents metres du chateau, on devait, en cas de beau temps, ne pas monter en voiture pour ce court trajet. Quand le cortege arriva sur la place, il y trouva les douze pompiers formant la haie, et la fanfare le salua d'un pas redouble. Jamais dans l'eglise trop petite on n'avait vu tant d'uniformes, et les rayons du soleil, passant librement par les claires fenetres sans vitraux, faisaient miroiter l'or des galons en nappes rutilantes, qui eblouirent si bien le cure, d'un caractere simple et timide, qu'au lieu de prononcer l'allocution qu'il avait longuement travaillee, il se contenta de leur lire, en la bredouillant, celle qui servait a tous ses paroissiens. Au reste, eut il debite avec l'onction qu'il voulait son discours inedit, qu'il n'eut pas ete mieux ecoute de cette assistance, cependant religieuse: ce n'etait pas des oreilles qu'elle avait, mais des yeux. Dans le monde militaire on ne connaissait pas Anie; plusieurs des parents de la famille Barincq voyaient Sixte pour la premiere fois. Et on les regardait, on les etudiait, on les tournait et les retournait curieusement: les militaires evaluaient la fortune de la femme, les parents le present et l'avenir du mari. --Ils n'auront pas moins de cent cinquante mille francs de rente. --Est-ce possible? Alors ils auront hotel a Paris. --En tout cas ils donneront a danser a Bayonne. On ne variait pas moins dans les appreciations physiques: certainement elle louchait; il ne serait pas etonnant qu'elle devint poitrinaire; a coup sur elle se teignait les cheveux; on ne pouvait pas dire que sa toilette fut riche, mais elle etait d'un gout parisien tout a fait scandaleux. Et Sixte, qui jusque-la avait passe pour le plus bel officier de Bayonne, avait-il l'air assez humilie! --Dame! un vendu. La sacristie etant trop petite pour le defile, il avait ete convenu que tout le monde passerait par le chateau et qu'il n'y aurait pas deux categories d'invites, les uns qui devaient luncher, et d'autres qui devaient se contenter de la vue du cortege. Barincq avait mis sa gloire de proprietaire dans ce lunch, dont le menu se composait exclusivement de ses produits: saumons pris dans sa pecherie; jambons de sa porcherie; dindes de sa basse-cour; chauds-froids de faisans et de perdreaux tues sur ses terres; fleurs et fruits de son jardin et de ses serres. On lui fit meilleur accueil qu'aux maries, et il y eut unanimite pour le declarer excellent, pas tres distingue, mais d'une qualite superieure, ce qui, d'ailleurs, est facile pour les gens qui ne comptent pas. Anie, au bras de son mari, allait de table en table, son voile ote maintenant, adressant a chacun quelques mots aimables ou un sourire. L'element militaire s'etait masse dans une partie de la tente qu'il occupait en maitre. La, il se passa le contraire de ce qui s'etait produit dans le clan de la famille ou l'on avait ete froid pour Sixte, ce fut pour Anie que l'on fut reserve, et si nettement au moins chez les femmes que Sixte crut devoir plaider les circonstances attenuantes en leur faveur. --Si vous saviez, dit-il a voix basse, a quel paroxysme d'envie arrivent les femmes pauvres de notre monde, en peine de filles a marier! --Je m'en doute. --Vous doutez-vous aussi que mademoiselle Laurence Harraca, l'ainee des filles de mon general, est la seule qui ait un chapeau de Lebel et une robe parisienne, les quatre autres n'ont que des copies executees par elles a la maison. --Ca se voit; mais je ne trouve pas que ce soit une raison pour me deshabiller et m'habiller comme ca: est-ce que je ne les ai pas connus ces artifices des filles pauvres, et je n'avais pas des modeles de Lebel. De table en table ils arriverent a celle ou le baron d'Arjuzanx etait assis avec des jeunes gens du pays. Comme il s'etait rendu directement a l'eglise, ils ne s'etaient pas encore vus. Il y eut un moment d'embarras que d'Arjuzanx parut vouloir abreger en complimentant Anie et en serrant la main de Sixte. Ce fut pour tous les deux un soulagement qu'ils se garderent bien de montrer. --Saviez-vous que M. d'Arjuzanx fut de retour? demanda Anie. --Non. --Ni moi. Une heure apres, comme on se promenait dans le jardin, Anie, qui venait de reconduire une de ses parentes, se trouva face a face avec d'Arjuzanx, qui vint au-devant d'elle. Il affectait le calme et l'indifference, cependant il etait facile de lire l'emotion sous son sourire. Il la salua en lui disant: --Je vous aimais tant, que votre refus n'a pas tue mon amour; je n'aimerai jamais que vous. Avant qu'elle fut revenue de son trouble, il s'etait eloigne. FIN DE LA DEUXIEME PARTIE TROISIEME PARTIE I A courte distance de la mer, dont les vents brises par les dunes et les _pignadas_ rafraichissent la temperature; au confluent d'une riviere capricieuse et d'un beau fleuve, a l'endroit precis ou sa courbe s'arrondit le plus noblement; entouree de paysages verts et gras comme ceux de la Normandie, en face d'un plateau boise avec de claires echappees de vue sur des vallees largement ouvertes, Bayonne serait une des plus jolies villes du Midi, n'etaient ses fortifications. C'est pour ne pas se laisser enserrer dans ces fortifications demodees, que les habitants qui ne sont pas retenus dans la ville pour une raison imperieuse se sont fait construire des maisons sur la route d'Espagne, dans la vallee de la Nive, et le long de l'Adour, en facade sur une belle promenade plantee de grands arbres qu'on appelle les Allees marines. C'etait une de ces maisons que Barincq avait choisie pour ses enfants, une des plus elegantes, sinon des plus riches, en forme de chalet avec des avant-corps enguirlandes de plantes grimpantes, au milieu d'un jardin aux arbres toujours verts, aux magnolias gigantesques, sur les pelouses duquel s'elancaient des touffes de gynerium d'une vegetation extraordinaire, digne de celle des pampas. Une de ces pelouses etait reservee au lawn-tennis, l'autre au crocket, de meme qu'une piece du rez-de-chaussee l'etait a un billard. Une fois par semaine la maison etait ouverte, le filet du lawn-tennis tendu, les portes du crocket plantees, et dans la salle a manger etait dresse un buffet, ou se retrouvaient les produits de la terre plantureuse d'Ourteau, qui justifiaient les 150,000 francs de rente qu'on attribuait au jeune menage, et meme les 200,000 que les estomacs satisfaits lui reconnaissaient. Etait-ce ce buffet, etait-ce le charme d'Anie, etait-ce simplement parce qu'elle faisait partie maintenant de la famille militaire? mais le certain c'est qu'elle etait adoptee comme une gloire. --Nous avons madame de Saint-Christeau! C'etait tout dire. Comme cela se voit souvent dans le monde militaire, on avait ajoute le nom de la femme a celui du mari, et personne n'eut pense a le lui contester, puisqu'on en etait fier. Et meme on savait d'autant plus gre a Anie d'avoir apporte ce panache a son mari, qu'elle ne s'en parait pas elle-meme, et ne profitait pas de sa naissance pour faire bande a part avec les deux ou trois femmes a particule de la garnison. Ses jeudis etaient si suivis que les receptions de la generale paraissaient mornes a cote; et plus d'une fois on lui avait insinue qu'elle pourrait bien aussi avoir des dimanches. Mais elle trouvait qu'un jour par semaine donne a la camaraderie, c'etait assez comme ca. Les dimanches d'ailleurs appartenaient a ses parents et a Ourteau, les autres jours a son mari, a l'intimite, a leur amour. Bien que Sixte fut etroitement pris par son service aupres du general qui n'ecrivait plus du tout, et gardait quelquefois la chambre durant des semaines entieres, ne sortant que pour retomber aussitot dans son fauteuil, malade de l'effort meme qu'il s'etait impose, coute que coute, ils avaient cependant des heures de liberte, le matin et le soir, ou ils pouvaient etre entierement l'un a l'autre, sans que personne se glissat entre eux. Le matin de bonne heure, ils montaient a cheval; pendant des vacances passees chez une de ses amies, Anie avait pris quelques lecons d'equitation, et si elle n'etait point une ecuyere correcte, au moins savait-elle se tenir, et sa souplesse naturelle, sa legerete, sa cranerie, son adresse, aidees des lecons de Sixte, faisaient le reste. Ils suivaient la rive de l'Adour jusqu'a la balise de Blanc-Pignon, et la, mettant les chevaux au galop sur le sable blanc, feutre d'aiguilles rousses, on allait a travers la pinede qui chantait sa chanson plaintive, et parfumait l'air de son odeur resineuse, jusqu'a la tour des signaux ou bien jusqu'au lac de Chiberta. Devant eux s'ouvraient des horizons sans borne, tandis qu'a leurs pieds la vague mourait doucement sur la greve, ou la prenait d'assaut en jetant au vent la mousse blanche de son ecume, qui les fouettait au visage. Alors d'un meme mouvement, dans une entente partagee, ils s'arretaient pour regarder au loin les voiles blanches d'un navire penche sur la mer verte, ou pour suivre le panache de fumee d'un vapeur deja disparu, qui trainait dans le ciel bleu. Puis, reprenant leur promenade, ils suivaient la greve ou la falaise jusqu'au phare de Biarritz, qu'ils se gardaient bien de depasser pour ne pas entrer dans la ville; et ils revenaient chez eux par les chemins ou ils avaient le plus de chance d'etre seuls et de pouvoir prolonger leur tete-a-tete. Mais le plus souvent on s'etait attarde a se regarder ou a parler: maintenant il fallait se hater: l'heure pressait; ce serait a peine si Sixte aurait le temps de changer de tenue avant de paraitre devant son general, qui, furieux contre les autres autant que contre lui-meme de son inaction forcee, ne permettait pas la plus petite tache de boue, ou le moindre grain de poussiere. --Comment pourrez-vous travailler si vous vous ereintez des le matin? sans compter que vous sentez le salin. Sentir le salin eut ete un tort qu'il n'eut pas pardonne s'il n'avait pas eu si grand besoin de Sixte; au moins etait-ce a peu pres le seul qu'il lui reprochat. --Officier tres intelligent, brillant, apparence tres distinguee, sera toujours a la hauteur de toutes les missions qu'on lui confiera...mais sent le salin. Et c'etait un grief pour un homme qui, comme lui sentait le cataplasme quand il ne sentait pas le Rigolot ou le laudanum. Quelquefois aussi, au lieu de monter a cheval, ce qui etait toujours une fatigue pour Anie, ils s'embarquaient dans un petit canot gare devant leur maison et selon l'heure de la maree ils descendaient la riviere avec le jusant ou ils la remontaient avec le flot: Anie s'asseyait au gouvernail, Sixte prenait les rames et ils allaient ainsi, sans trop de peine, en s'entretenant doucement jusqu'a ce que le mouvement de la haute ou de la basse mer les ramenat chez eux: ces jours-la, c'etait la vase que Sixte sentait. Regulierement a onze heures dix minutes, il rentrait pour dejeuner, et dans la salle a manger fleurie, devant la table servie, il trouvait sa femme qui l'attendait, habillee, ayant fait toilette pour le recevoir. Comme a ce dejeuner du matin le valet de chambre ne paraissait point, le service se faisant au moyen d'une servante tournante et d'un monte-charge qui apportait les plats de la cuisine, ils pouvaient s'entretenir librement, et, quand un mot leur montait du coeur, trop tendre pour etre exprime entierement par des paroles humaines, l'achever dans un baiser. Si les joies de l'heure presente et les certitudes d'un avenir toujours serein se pressaient sur leurs levres, ils avaient cependant comme tous ceux qui ont souffert et desespere des retours vers le passe. --Qui m'aurait dit... --Et moi comment aurais-je jamais cru... A une heure moins quelques minutes il fallait se separer, elle le conduisait jusqu'a la grille du jardin, et derriere une touffe de bambou ils s'embrassaient une derniere fois; cependant ils ne se quittaient pas encore; apres qu'il etait parti elle restait a la grille et le suivait des yeux jusqu'a ce qu'il disparut sous la Porte Marine. Alors elle restait un moment desorientee, dans le vide; puis, pour occuper le temps, elle montait a son atelier et travaillait une heure ou deux. Comme elle n'avait plus les sujets d'etude que le Gave lui donnait a Ourteau, avec ses vegetations folles, ses bois, ses prairies, elle peignait ce qu'elle avait sous les yeux: l'aspect du fleuve a la maree montante; son mouvement de barques de peche, ou de navires; ses coteaux verts parsemes de champs, de haies, de maisons aux couleurs claires et aux tuiles qui descendent du plateau des Landes jusque dans ses eaux argentees. Pour ceux qui sont habitues comme elle l'etait a la pale lumiere du ciel de Paris, ce qui les frappe a mesure qu'ils descendent dans le Midi, c'est l'intensite de l'eclairage des choses qui va toujours grandissant: la Loire parait claire, la Gironde l'est plus encore; l'Adour, a de certaines heures, est eblouissant. C'etait cette lumiere tendre et vaporeuse ou rien n'a le dur ni le heurte du vrai Midi, qu'elle s'efforcait de rendre; aussi, lorsque le jour baissait, abandonnait-elle son chevalet. Alors elle s'habillait a la hate, allait rendre quelques-unes des nombreuses visites qu'elle recevait le jeudi, de facon a etre a la maison quand son mari y rentrerait. A partir de ce moment, ils etaient l'un a l'autre et la consigne etait donnee pour que, sous aucun pretexte, on ne put les deranger ou arriver jusqu'a eux. Tout d'abord il montait a l'atelier voir ce qu'elle avait fait, dans la journee; quand l'etude n'etait encore qu'ebauchee, il se contentait de remarques sans grande importance; mais, quand elle prenait tournure et qu'on pouvait commencer a se rendre compte de ce qu'elle deviendrait, c'etaient des admirations emues: --Sais-tu qu'il y a des jours, disait-il souvent, ou je regrette que tu n'aies pas a vendre tes tableaux? --Moi, je ne le regrette pas, et pour bien des raisons dont la principale est que les offres des acheteurs ne seraient peut-etre pas a la hauteur de tes compliments. Mais il n'admettait pas cela. Apres une causerie ou un tour dans le jardin, une visite aux chevaux, ils dinaient; puis apres, si le temps etait beau, ils faisaient une promenade sur le quai, ou bien, s'il etait douteux, ils s'asseyaient sous la verandah qui prolongeait leur chambre du cote de la riviere; et la, assis l'un pres de l'autre, ils restaient a s'entretenir, regardant le mouvement de l'Adour; quand c'etait l'heure de la maree, les vapeurs qui arrivaient ayant leurs feux de protection allumes, le remorqueur qui chauffait pour sortir un voilier au dela de la barre; et le temps passait pour eux, enchante, sans qu'ils eussent conscience des heures. Tout a coup, dans le silence de la nuit, s'elevait un ronflement sourd qui allait rapidement grandissant: --L'express de Paris! En effet, c'etait le train qui descendait a toute vitesse le plateau des Landes; bientot il arrivait au Boucau; on apercevait le fanal de la locomotive qui semblait venir sur eux; puis il passait, sa marche ralentie, avant de disparaitre dans la gare. Il allait etre onze heures, la journee etait finie. II Cependant deux points noirs se montraient dans ce ciel d'une limpidite si sereine: l'un qui inquietait vaguement la fille; l'autre qui troublait le pere. Quand le jour de son mariage Anie avait entendu le baron lui dire qu'il n'aimerait jamais qu'elle, sa surprise et sa confusion avaient ete grandes. Pendant assez longtemps elle etait restee decontenancee et il avait fallu la necessite de montrer a son mari ainsi qu'a leurs invites un visage calme pour qu'elle put imposer silence a son emotion. Mais l'impression qu'elle avait a ce moment recue ne s'etait point effacee, et si, lorsqu'elle avait son mari pres d'elle, elle oubliait le baron, lorsqu'elle restait seule, elle le revoyait la face pale, les yeux ardents, les levres fremissantes, lui disant: "Je n'aimerai jamais que vous." Pourquoi avait-il prononce ces paroles? Dans quel but? Parce qu'elles echappaient a sa douleur? Ou bien avec une intention? Elle aurait eu besoin de s'ouvrir a son mari, mais elle n'osait de peur de le tourmenter et aussi parce que tout ce qui se rapportait au baron, sa pensee, son nom, la genait elle-meme. Quand, apres un certain temps, elle avait vu qu'il ne s'etait point presente chez elle, comme elle le craignait, elle s'etait rassuree; sans doute il avait parle sous le coup d'un violent chagrin, involontairement inconscient, et elle s'etait apitoyee sur lui: le pauvre garcon! A la verite cette compassion n'avait pas ete bien loin, cependant il s'y etait mele une certaine sympathie; parce qu'il l'avait aimee, parce qu'il l'aimait encore, elle ne pouvait pas lui en vouloir, alors surtout que cet amour n'avait pas empeche qu'elle epousat Sixte. Mais, peu de temps apres, Sixte, qui lui rapportait ce qu'il faisait dans sa journee, lui raconta qu'il avait recu la visite du baron a son bureau; et, comme elle s'en montrait surprise, il trouva que cette visite s'expliquait tout naturellement par l'intention de bien marquer qu'il ne lui gardait pas rancune de son echec: sa presence au mariage etait deja significative; cette visite l'etait plus encore. Comment repondre a cela, a moins de tout dire? Un moment elle avait hesite, puis decidement elle avait garde le silence. Apres tout Sixte avait peut-etre raison, et dans ce cas il ne fallait considerer les paroles prononcees le jour du mariage que comme le cri d'une douleur trop vive pour se contenir. Cependant, quoi qu'elle se dit dans ce sens, elle ne se rassura pas entierement, et quand a peu de temps de la Sixte lui parla d'une seconde visite, puis d'une troisieme, elle se demanda si quelque menace ne se cachait pas sous cette intimite cherchee. A la verite il ne venait pas chez elle; mais que ferait-elle le jour ou il se presenterait? Cette question qu'elle se posait quelquefois l'inquietait vaguement: elle voulait le repos pour elle et plus encore pour son mari; or, ce ne serait pas le repos que d'avoir a se defendre contre un homme qui la menacait d'un amour eternel. Sans doute elle se sentait parfaitement assuree de ne jamais se laisser toucher par cet amour; mais il n'en serait pas moins ennuyeux pour elle, agacant, encombrant. Et la sympathie qu'elle avait d'abord eprouvee pour l'amoureux repousse se changea bien vite en hostilite pour l'amoureux perseverant: ne pouvait-il pas la laisser tranquille? Les tourments du pere, pour etre d'une autre nature que ceux de la fille, n'en etaient pas moins vifs. Lorsque le mariage d'Anie et de Sixte avait ete decide, Barincq s'etait dit que c'en etait fini de ses troubles de conscience et que le testament de Gaston qui, si souvent dans ses nuits sans sommeil pesait lourdement sur sa poitrine haletante comme l'ephialte du cauchemar, ne serait plus qu'une feuille de papier legere et insignifiante. Qu'importait ce testament maintenant? Que Sixte jouit de la fortune de Gaston comme heritier de celui-ci ou comme mari d'Anie, n'etait-ce pas la meme chose? C'etait sous l'influence de cette idee, avec cette esperance, qu'il avait poursuivi ce mariage et l'avait vu se faire avec tant de joie, tant de bonheur; pensant a lui-meme, a son repos, a sa satisfaction personnelle, au moins autant qu'a sa fille et au bonheur de celle-ci. Quel soulagement! Mais voila que, le mariage accompli, ce soulagement ne s'etait pas trouve dans la realite l'egal de celui qu'il imaginait, et que cette feuille de papier qu'il imaginait legere comme une plume avait recommence a peser sur lui. Certainement ce n'etait pas avec les hallucinations, le sentiment d'anxiete, l'oppression, l'etouffement, les sueurs qui accompagnaient ses remords quand il avait, a la suite de raisonnements specieux, decide que Sixte n'avait aucun droit a la fortune de Gaston; mais enfin elle avait recommence a devenir bien vite assez lourde pour lui comprimer le creux epigastrique. C'est que mieux il avait connu Sixte, plus il s'etait convaincu de sa filiation: le fils, en tout le fils de Gaston. Lorsqu'a table Gaston avait quelque chose d'interessant a dire a ceux qui l'entouraient, machinalement, sans se rendre compte de son mouvement, il commencait par mettre de chaque cote les verres places devant lui, et faire place nette: Sixte procedait si bien de la meme maniere qu'on croyait revoir Gaston; cela n'etait-il pas significatif? Quand Gaston riait, l'elevation de ses joues et de sa levre superieure faisaient que son nez semblait se raccourcir; l'expression de la physionomie de Sixte etait exactement la meme. Enfin, quand Gaston discutait, il avait l'habitude d'accompagner ses arguments d'un mouvement de main tout particulier, d'abord avec le pouce, puis bientot au pouce il ajoutait l'index, et a la fin le medius qui, semblait-il, devait achever sa demonstration; et cela se faisait methodiquement, dans un ordre qui jamais ne s'intervertissait; Sixte repetait ce meme geste, dans le meme ordre. Que prouvaient ces divers points de ressemblance? Jusqu'a l'evidence que Sixte en avait herite de son pere, et que, par consequent, ils etaient un acte de reconnaissance plus probant que tous ceux qu'auraient pu dresser les maires et les notaires. S'il en etait ainsi, Gaston, qui avait eu souvent Sixte pres de lui, n'avait pas pu fermer les yeux a cette evidence, et ne pas acquerir la plus nette des certitudes que cet enfant qui le reproduisait dans ses manieres et ses habitudes, etait et ne pouvait etre que son fils. Qu'il eut doute de la fidelite de sa maitresse, c'etait probable; mais de sa paternite, impossible. Le retrait du testament des mains de Rebenacq n'avait donc nullement la signification qu'une interpretation fausse lui donnait, et jamais, a coup sur, Gaston n'avait voulu desheriter son fils ou etablir entre lui et les heritiers naturels des partages qui ne reposaient que sur les fantaisies de l'imagination dominee par les calculs de l'interet personnel. Sans doute les raisons pour lesquelles ce retrait avait eu lieu restaient inexplicables; mais il n'y avait qu'elles qui fussent obscures, sur tous les autres points la lumiere etait faite, et de telle sorte que tout honnete homme qui connaitrait le testament n'hesiterait pas une minute a declarer que Sixte etait le seul heritier de Gaston. Ce qu'un honnete homme ferait, pouvait-il le balancer, lui qui dans toutes les circonstances de sa vie n'avait obei qu'a sa conscience? Pourquoi donc, apres le mariage d'Anie et de Sixte, s'insurgeait-elle et protestait-elle avec tant de violence si elle n'avait rien a lui reprocher? C'est qu'il fallait bien reconnaitre que ce mariage n'avait ete qu'un expedient inspire par le sophisme et le subterfuge. --De quoi Sixte pourra-t-il se plaindre, si d'une facon ou d'une autre il jouit de la fortune de son pere? Comme heritier de Gaston ou comme mari d'Anie, n'est-ce pas la meme chose? Eh bien, non, ce n'etait pas la meme chose; et si Sixte ne se plaignait pas, c'est qu'il ignorait l'existence de ce testament; mais celui qui la connaissait pouvait-il refouler ses scrupules et se dire avec serenite qu'il n'avait rien a se reprocher? Pour cela il aurait fallu que par contrat de mariage il se depouillat entierement de la fortune de Gaston en faveur de Sixte. Et encore l'eut-il fait qu'il eut donne ce qui ne lui appartenait pas? Mais les choses ne s'etaient point passees de cette facon, et quand maintenant Sixte le remerciait de quelque nouveau cadeau, il ne pouvait pas s'empecher de rougir: sa generosite n'etait-elle pas simplement restitution? Comme il continuait a se perdre au milieu de ces raisonnements, sans se fixer a rien, decide aujourd'hui dans un sens, demain dans un autre, il recut une visite qui fit faire un pas decisif a ses irresolutions: celle d'un de ses parents, son cousin Pedebidou, avec qui il avait fait commerce de vive amitie en ses annees de jeunesse, et qui plus tard etait intervenu plusieurs fois aupres de Gaston pour les rapprocher l'un de l'autre. Ce Pedebidou, dont la maison etait a la tete du commerce des salaisons a Orthez et a Bayonne, passait pour fort riche, et Barincq le considerait comme tel; mais, aux premiers mots de l'entretien, il eut la preuve qu'il se trompait. --Mon petit cousin, dit Pedebidou sans aucune gene, je viens te demander 80,000 fr. qui me sont indispensables pour mon echeance. --Toi! --C'est ca le commerce: des faillites a l'etranger suspendent depuis deux mois les acceptations de mes traites et, de mon cote, je suis engage pour de grosses sommes. --Mais je n'ai pas 80,000 fr.; le mariage de ma fille, son etablissement, les frais que je fais dans cette propriete... --C'est ta signature que je te demande. --Signer, c'est payer. --Pas avec moi. Viens a la maison, je te montrerai mes livres; c'est d'une situation accidentellement genee qu'il s'agit, et nullement desesperee. Barincq etait bouleverse: libre, maitre de sa fortune, il eut donne sans hesitation la signature que ce camarade, ce vieil ami lui demandait si franchement, avec la conviction evidemment qu'on ne pouvait pas la refuser; mais il n'etait ni l'un ni l'autre, ce ne serait pas sa signature qu'il engagerait, ce serait celle de Sixte. --Sais-tu, dit-il avec embarras, que si depuis que je suis de retour dans ce pays j'avais prete tout ce qu'on m'a demande, il ne me resterait pas grand chose? --Combien as-tu prete? --Rien. --Alors il te reste tout. --Mais... --Enfin, peux-tu ou ne peux-tu pas faire ce que je te demande? Il y eut un moment de silence, cruel pour tous les deux, et plus encore peut-etre pour celui qui ne repondait pas que pour celui qui attendait. Mais Pedebidou etait un homme resolu et de premier mouvement; il se leva. --C'est bien, dit-il, tu es un mauvais riche; je regrette, je regrette bien sincerement de t'avoir mis dans la necessite de me le montrer; je n'aurais pas cru cela d'un homme qui a tant souffert de la pauvrete. --Je t'assure que je ne peux pas. --Ta fortune est a toi. --Non, a mes enfants. --Adieu. Barincq passa une nuit terrible; le lendemain il partait pour Bayonne par le premier train, et en arrivant courait a la maison de commerce de son cousin. --Je t'apporte ma signature, dit-il en entrant dans le bureau ou Pedebidou, tout seul, depouillait son courrier. En entendant ces quelques paroles Pedebidou se leva vivement et, venant a lui, il l'embrassa: --Fais preparer les traites, dit Barincq se meprenant sur les causes de cette emotion. --Tu ne sauras jamais combien ta generosite me touche, mais il est trop tard, mon pauvre ami, je ne peux accepter ta signature. --Tu me refuses! dit Barincq. --Hier, je pouvais te la demander parce que j'etais certain que ton argent ne courrait aucun risque; aujourd'hui que je sais qu'il serait perdu je ne peux pas te le prendre; je viens d'apprendre de nouvelles faillites, c'est fini pour moi. Malgre le chagrin que lui causait cette nouvelle, Barincq eut l'humiliation de sentir que d'un autre cote il eprouvait un soulagement. --Mon pauvre ami, dit-il, mon pauvre ami! Et pendant quelques instants ils s'entretinrent de ce desastre. Mais, quand Barincq fut dans la rue, il eut la stupeur de reconnaitre qu'une fois encore il etait bien le mauvais riche qu'avait dit son cousin. Il ne le serait pas plus longtemps. III Il fallait donc que le testament fut remis a Sixte et que la fortune qu'il lui leguait passat tout entiere entre ses mains. Son repos, sa dignite, son honnetete, le voulaient ainsi. D'ailleurs pas si heroique qu'elle paraissait au premier abord, cette restitution; que la fortune de Gaston restat entre ses mains, ou passat entre celles de son gendre, ce serait toujours Anie qui en profiterait, car Sixte, droit et sage tel qu'il le connaissait, etait incapable de la gaspiller ou d'en mal user. Pour accomplir cette remise du testament, une difficulte se presentait devant laquelle il resta embarrasse un certain temps. Le mieux assurement serait que Sixte le trouvat, par hasard, dans le bureau de Gaston, comme lui-meme l'avait trouve; mais pour cela il fallait commencer par l'introduire dans ce bureau; et, comme il n'en avait plus la cle, ce moyen n'etait pas praticable, et il dut recourir a un autre plus simple encore. Un dimanche soir que Sixte repartait en voiture avec Anie pour Bayonne, il lui remit une liasse de papiers en prenant un air aussi indifferent qu'il put. --Qu'est-ce que tu veux que nous fassions de cela, papa? demanda-t-elle. --Cela ne te regarde pas: ce sont des papiers qui concernent Sixte et qu'il aura interet a lire, je pense un jour de loisir. --Qu'est-ce donc? --Simplement la collection des lettres que vous avez ecrites a Gaston depuis votre enfance jusqu'a sa mort; et aussi differentes pieces de comptes et de factures. On a trouve tout cela a l'inventaire dans un tiroir qui vous etait consacre, mais on ne l'a pas cote, comme etant pieces sans importance; j'aurais du vous le remettre depuis longtemps. Cela fut dit sans appuyer et il brusqua les adieux. Mais des le surlendemain il alla dejeuner chez sa fille, anxieux de savoir si Sixte avait ouvert le paquet; il le trouva intact, comme il l'avait noue lui-meme, sur la table de Sixte. --Tiens, ton mari n'a pas ouvert ce paquet? dit-il. --Quand Sixte rentre, il est tellement ecoeure des paperasses que le general lui fait lire ou ecrire qu'il a l'horreur des papiers. --Il ferait tout de meme bien de ne pas le laisser trainer: c'est toute sa jeunesse qui est la-dedans. --Je le lui dirai. Le vendredi, quand il revint sous un pretexte quelconque, car il n'avait pas l'habitude de faire deux voyages par semaine a Bayonne, le paquet etait toujours dans le meme etat. Il attendit le dimanche; mais ni Anie ni Sixte ne parlerent de rien; donc il n'y avait rien, semblait-il. Ce fut seulement dix jours apres que Sixte, rentrant un soir de mauvais temps avant sa femme, retenue par l'odieux enchainement des visites qu'elle avait a rendre et dont la comptabilite exigeait une tenue de livres, ouvrit le paquet, n'ayant rien de mieux a faire. Pas bien interessantes pour lui ces lettres, dont les premieres, qu'il avait oubliees, etaient ecrites dans un style enfantin, que paralysait encore le respect envers celui auquel il s'adressait. Les laissant de cote il prit la liasse des comptes qui, par les chiffres seuls des factures, etait plus curieuse. --C'etait cela qu'on avait depense pour lui; cela qu'il avait coute. Comme il les parcourait les unes apres les autres, ses yeux tomberent sur une feuille de papier timbre, de l'ecriture de M. de Saint-Christeau. Qu'etait cela? Il lut. Mais c'etait le testament de M. de Saint-Christeau, celui qu'il connaissait, celui que l'inventaire devait faire trouver, et qui avait echappe surement aux recherches du notaire, parce qu'on n'avait pas pris ces factures les unes apres les autres, pour les classer, et qu'il s'etait glisse entre deux papiers insignifiants. Avant qu'il fut revenu de sa surprise, sa femme rentra, et, comme a l'ordinaire, vint vivement a lui pour l'embrasser. --Tiens, dit-elle, tu te decides a lire ces papiers? Mais elle n'avait pas acheve sa question, qu'elle s'arreta stupefaite de la physionomie qu'elle avait devant elle. --Qu'as-tu? Mon Dieu, qu'as-tu? demanda-t-elle --Voila ce que je viens de trouver, lis. Il lui tendit la feuille. --Mais c'est le testament de mon oncle Gaston! s'ecria-t-elle, des les premieres lignes. --Lis, lis. Elle alla jusqu'au bout; alors le regardant: --Que vas-tu faire? demanda-t-elle d'une voix qui tremblait. --Mais que veux-tu que je fasse? repondit-il. Imagines-tu que je vais m'armer de ce testament pour troubler ton pere, si heureux d'etre le proprietaire d'Ourteau? Pour qui travaille-t-il? Pour nous. A qui donne-t-il ses revenus? A nous. Non, non, ce testament, que je ne suis pas fache d'avoir d'ailleurs, par un sentiment de reconnaissance envers M. de Saint-Christeau, ne sortira jamais de ce tiroir, dans lequel je vais l'enfermer, et ton pere ignorera toujours qu'il existe. Elle lui jeta les bras autour du cou, et l'embrassa nerveusement, avec un flot de larmes. --Mais que pensais-tu donc de moi? dit-il. --C'est de fierte que je pleure. IV De temps en temps, Sixte parlait de d'Arjuzanx a sa femme: ou bien, il avait recu sa visite, ou bien ils s'etaient rencontres par hasard; en tout cas, au grand ennui d'Anie, les relations continuaient entre eux, et rien n'annoncait qu'elles dussent finir. Un jour, il lui annonca d'un air assez embarrasse que d'Arjuzanx, qui venait de louer une villa a Biarritz, l'avait invite a pendre la cremaillere avec quelques amis: de la Vigne, Mesmin, Bertin. --Tu as accepte? --Je peux me degager. --Il ne faut pas te degager. --Si cela t'ennuie. --C'est toujours un chagrin pour moi de ne pas t'avoir, mais je serais ridicule de vouloir te confisquer: on ne me trouve deja que trop accapareuse. --Ne t'inquiete donc pas de ce qu'on trouve ou de ce qu'on ne trouve pas. --Mais si; c'est mon devoir de m'en inquieter: je ne dois pas te rendre heureux seulement par ma tendresse, je dois aussi m'appliquer a te faire une vie a l'abri de toute critique; avec votre camaraderie militaire, personne plus que vous n'est expose aux interpretations bizarres; ne devez-vous pas etre tous coules dans le meme moule? Va donc diner chez M. d'Arjuzanx et amuse-toi bien comme les autres. En realite, ce qui m'ennuie le plus, ce n'est pas que tu ailles chez M. d'Arjuzanx, mais c'est que tu sois oblige de lui rendre ce diner. --Il vaut donc mieux ne pas y aller. --C'est bien difficile. --Alors? --Alors j'ai tort, cela est certain; je me le dis, je me le repete; mais j'ai beau faire, je ne peux pas m'habituer a l'idee que des relations suivies s'etablissent entre M. d'Arjuzanx et nous. Si le pretendant m'a inspire une repulsion qui a abouti a mon refus, l'homme ne m'est pas moins antipathique. --As-tu quelque chose a lui reprocher? --Malheureusement non; sans quoi ce serait fini. --D'Arjuzanx est fier et susceptible; si tu le tiens a distance, il n'insistera pas. --Le role est aimable. --Dans ma position il m'est bien difficile de le prendre, j'aurais trop l'air d'un jaloux. --Un jaloux triomphant. Enfin, vas-y pour cette fois. Nous aviserons plus tard. Car je t'assure que mes sentiments a son egard ne changeront pas; et je n'imagine rien de plus penible que des relations avec qui n'inspire pas sympathie et confiance. Quand je vous vois si differents l'un de l'autre, je me demande comment vous avez pu vous lier d'amitie au college. Bien qu'il fut trop epris de sa femme pour sentir autrement qu'elle, Sixte trouvait cependant qu'elle etait bien severe: pas si antipathique que cela, semblait-il, d'Arjuzanx; rageur, violent, obstine dans ses idees, entete dans ses rancunes, oui, cela etait vrai; mais sans que cela allat jusqu'a l'extreme et le rendit genant ou ridicule. Libre, Anie n'aurait pas laisse Sixte accepter l'invitation du baron, et d'une facon ou d'une autre se serait arrangee pour qu'il refusat sans paraitre le pousser a un refus qui serait venu de lui; mais precisement cette liberte elle ne l'avait pas, et le nom seul d'un des convives de d'Arjuzanx le lui avait rappele de facon a fermer ses levres. Au temps ou Sixte lui faisait la cour et pendant leurs tete-a-tete dans les jardins d'Ourteau, elle avait voulu qu'il lui dit ce qu'etait le monde nouveau au milieu duquel elle allait vivre a Bayonne dans une sorte de camaraderie obligatoire; quels etaient ses moeurs, ses usages, ses habitudes, ses travers, ses faiblesses, ses ridicules, ses qualites, ses merites; et de ces longs recits il etait sorti pour elle un enseignement qu'elle s'etait bien promis de ne pas oublier. Parmi les officiers de la garnison, il y en avait un, le lieutenant de la Vigne, qui avait epouse une jeune fille de la ville dont le pere avait fait une grosse fortune dans le commerce et la raffinerie des petroles. Elevee dans le couvent le plus aristocratique de Bordeaux, cette fille avait contracte la folie des vanites mondaines, a laquelle d'ailleurs sa nature la predestinait, et, rentree a Bayonne dans sa famille honnetement bourgeoise, elle n'eut jamais consenti a accepter pour mari un homme dans les affaires et en relations commerciales avec son pere ou les amis de son pere. C'est pourquoi, lorsqu'elle avait herite de la fortune de sa mere, elle s'etait offert un joli petit lieutenant, qui a une profession decorative et honorable ajoutait le prestige d'un nom ou plutot d'une apparence de nom: Ruchot de la Vigne. Le nom il l'avait recu de son pere, tout petit proprietaire campagnard; l'apparence il la tenait des bons Peres qui l'avaient eleve.--Comment! Ruchot? lui avaient-ils dit lorsqu'il etait entre chez eux; Ruchot tout court! il faut ajouter quelque chose a cela. Votre pere a bien une propriete?--Il a une vigne.--C'est parfait; vous vous appellerez desormais Ruchot de la Vigne, comme vous avez des camarades qui s'appellent Mouton du Pre, Jeannot du Gue, Petit de la Mare; ca fait bien sur le palmares, et plus tard ca sert dans la vie pour un beau mariage. En effet, cela lui avait servi a epouser la fille du raffineur de petrole, qui n'aurait jamais consenti a etre madame Ruchot tout court, et qui etait fiere de s'entendre annoncer sous le nom de madame de la Vigne. Il est vrai qu'a la mairie on lui avait impitoyablement coupe le de la Vigne, mais on le lui avait genereusement donne a l'eglise; et l'eglise etait pleine, tandis qu'a la mairie il n'y avait personne. Devenue madame de la Vigne, elle tenait plus que personne a sa noblesse: si son linge, son argenterie, ses voitures, ses bijoux, n'etaient pas marques de ses armes, en tout cas etaient-ils agrementes d'emblemes qu'on pouvait prendre pour des armes de loin, et qui pour elles en etaient. S'etant paye un officier, il semblait qu'elle avait achete avec lui tout le regiment, et les officiers de la place, y compris le general. Quand elle disait a son mari:--N'est-ce pas un officier de votre regiment?--elle parlait de quelqu'un qui lui appartenait et lui devait de la deference, sinon de la reconnaissance. Les histoires a ce sujet qui couraient la ville etaient aussi nombreuses que rejouissantes, embellies chaque jour par les camarades du seigneur de la Vigne, qui s'amusaient autant des pretentions de la femme que de l'esclavage du mari, veritable caniche en laisse qu'elle promenait sans cesse avec elle, et qui n'avait le droit ni de faire un pas ni de dire un mot, ni de depenser un sou, sans en avoir recu prealablement la permission. Anie, qui, elle aussi, epousait un officier pauvre, s'etait promis de ne pas tomber dans ces travers et de veiller a ce que rien en elle ne put rappeler les exigences de madame de la Vigne, ou evoquer des comparaisons que leurs positions, a l'une comme a l'autre, ne rendraient que trop faciles. Sans doute, elle se savait a l'abri de ces pretentions vaniteuses; mais, aimant son mari comme elle l'aimait, saurait-elle toujours se garder d'exigences matrimoniales auxquelles son coeur epris pourrait trop facilement l'entrainer? Pour elle la question avait sa gravite et son inquietude; aussi, quand Sixte avait prononce le nom de son camarade de la Vigne, n'avait-elle pas hesite a repondre: "Il faut accepter." V Quand Sixte arriva chez le baron il etait presque en retard, et tous les invites se trouvaient reunis dans le salon de la villa, dont les fenetres ouvraient sur la mer; il y avait la quelques proprietaires de la contree, des Russes, des Espagnols, et les camarades que d'Arjuzanx lui avait annonces. --Je croyais que tu ne viendrais pas, dit l'un d'eux. --Et pourquoi? --Lune de miel. --Miel n'est pas glu. Le diner etait combine pour laisser des souvenirs aux convives et les rendre fideles, compose de mets envoyes des pays d'origine: poulardes de la Bresse, ecrevisses de Styrie, ortolans des Landes tires dans les terres de d'Arjuzanx, pate de foie gras de Nancy; en vins, les premiers crus authentiques. Ce qui ne fut pas de premier cru, ce fut la conversation, qui se maintint dans la banalite, ces etrangers que le hasard reunissait n'ayant entre eux ni idees communes, ni habitudes, ni relations; on parla du climat de Biarritz, puis de la temperature, de la plage, des villas et de leurs habitants, on passa aux casinos. --Tres agreables, ces deux casinos; quand on est nettoye dans l'un, on peut essayer de se refaire dans l'autre. Mais d'Arjuzanx ne fut pas de cet avis: pour lui le jeu n'etait un plaisir qu'entre amis, la ou l'on trouvait la tranquillite, et ou l'on n'etait pas expose a s'asseoir a cote de gens qu'on ne saluait pas dans la rue; si, d'autre part, il fallait surveiller les croupiers pour voir s'ils ne bourraient pas la cagnotte ou n'etouffaient pas les plaques en meme temps qu'il fallait se defier des grecs, le jeu devenait un tres vilain travail que pouvaient seuls accepter ceux qui lui demandaient leur gagne-pain. --Aussi, messieurs, dit-il en concluant, si jamais l'envie vous prend, dans l'apres-midi ou dans la soiree, de tailler un bac, considerez cette maison comme vous appartenant, un cercle dont nous faisons tous partie, et ou vous pourrez amener vos amis. Le menu, si abondant qu'il fut, eut une fin cependant; on passa dans le salon, ou l'on fuma des cigares exquis en regardant la mer; mais le miroitement de la lune sur les vagues, pas plus que les eclats du feu tournant de Saint-Martin renaissant et mourant dans les profondeurs bleues de la nuit, n'etaient des spectacles faits pour retenir longtemps l'attention de cette jeunesse peu contemplative. Les cigares n'etaient pas a moitie brules que les yeux s'interrogerent d'un air vague et inquiet: --Que va-t-on faire? A cette question, l'un des convives repondit en rappelant la proposition de d'Arjuzanx: --Si on taillait un bac? Dix voix appuyerent. --Je ne vous demande que le temps de faire desservir la table, dit d'Arjuzanx; nous serons mieux dans la salle a manger qu'ici; j'enverrai aussi chercher des cartes, car je n'en ai pas. Un quart d'heure apres on etait assis autour de la table sur laquelle on avait dine, et le banquier disait: --Messieurs, faites votre jeu. Sixte, de la Vigne et un de leurs camarades etaient restes dans le salon, ou ils causaient; d'Arjuzanx vint les rejoindre. --Vous ne jouez pas? --Tout a l'heure, repondit de la Vigne. --Et toi, Sixte? --Ma foi non. --Je t'ai connu joueur, cependant. --Au college. --Et a Saint-Cyr aussi, dit de la Vigne. --J'ai joue, continua Sixte, quand le gain ou la perte de cent francs me crispait les nerfs, arretait mon coeur et m'inondait de sueur, mais maintenant qu'est-ce que cela peut me faire de gagner ou de perdre? --Et l'emotion du jeu? dit d'Arjuzanx. --Je ne desire pas me la donner, et meme je souhaite ne pas me la donner. --Alors tu n'es pas sur de toi? --Qui est sur de soi? --Si tu n'as pas apporte d'argent, continua d'Arjuzanx, ma bourse est a ta disposition, et a la votre aussi, monsieur de la Vigne. --J'accepte vingt-cinq louis, dit de la Vigne d'un ton qui montrait que son porte-monnaie n'avait pas ete garni. Aussitot qu'il fut en possession des vingt-cinq louis, de la Vigne passa au salon. --Voila qui prouve, dit d'Arjuzanx avec une ironie legerement meprisante, que madame de la Vigne tient de court son mari. Sixte ne repliqua rien, mais deux minutes apres il entrait a son tour dans le salon et mettait dix louis sur la table. Il gagna, laissa sa mise et son gain sur le tapis, gagna une seconde fois, puis une troisieme. Alors il ramassa ses seize cents francs et retourna dans le salon, tout surpris de ressentir en lui une emotion que le gain d'une somme en realite minime n'expliquait pas. Quelle etrange chose! pendant ces trois coups, il avait eprouve ces fremissements, ces arrets de respiration qui l'avaient si fort secoue autrefois quand il etait gamin ou a l'Ecole. Comme il avait eu raison de dire a d'Arjuzanx qu'on n'etait jamais sur de soi! --S'il s'en allait! Mais la fausse honte qui l'avait fait jeter ses dix louis sur la table le retint: que ne dirait-on pas? Il alluma un cigare; mais devant la fenetre ou il le fumait lui arrivaient les bruits de la salle a manger se melant au murmure rauque de la maree montante; de temps en temps la voix du banquier ou des pontes et aussi le tintement de l'or, le flic-flac des billets et des cartes, dominaient ces bruits vagues: Messieurs, faites votre jeu. Cartes, cinq, neuf. Fut-ce ce sentiment de fausse honte, fut-ce la magie, la suggestion de ces bruits? Toujours est-il qu'au bout de dix minutes il revenait au salon et deposait cinquante louis sur l'un des tableaux qui gagna. Jusque-la, il avait joue debout; machinalement, il attira une chaise et s'assit: il etait dans l'engrenage. Alors l'ivresse du jeu le prit, l'emporta, et aneantit sa raison aussi completement que sa volonte: il n'etait plus qu'un joueur, et, en dehors de son jeu, rien n'existait plus pour lui. De partie en partie, le jeu arriva vite a une allure enfievree, vertigineuse; a son tour Sixte prit la banque, gagna, perdit, la reprit et, a une heure du matin, il devait quarante mille francs a d'Arjuzanx, cinq mille a de la Vigne, vingt mille aux autres; en tout soixante-cinq mille francs representes par des cartes qui portaient ecrit au crayon le chiffre de ses dettes envers chacun. Alors d'Arjuzanx l'attira dans son cabinet. --Si tu veux payer ce que tu dois, lui dit-il, je mets vingt-cinq mille francs a ta disposition; il y a des etrangers qui ne te connaissent pas, peut-etre voudrais-tu t'acquitter envers eux tout de suite. --Je le voudrais. --Eh bien! accepte ce que je t'offre; ne vaut-il pas mieux que je sois ton seul creancier? entre nous, cela ne tire pas a consequence; tu me rembourseras quand tu pourras. VI Du quai, Sixte vit qu'une lampe brulait dans la chambre de sa femme; et, au bruit qu'il fit en ouvrant sa grille, Anie parut sur la verandah. En route il s'etait dit qu'elle se serait couchee, et qu'il la trouverait endormie, ce qui retarderait l'explication jusqu'au lendemain; mais non, elle l'avait attendu et la confession devrait se faire tout de suite. Pendant qu'il traversait le jardin, la lumiere avait disparu de la fenetre de la chambre, et quand il entra dans le vestibule il trouva sa femme devant lui qui le regardait. --Tu t'es impatientee? Anie avait trop souvent entendu sa mere dire a son pere: "Je ne te fais pas de reproches, mon ami", pour tomber dans ce travers des femmes qui se croient indulgentes; aussi en descendant l'escalier avait-elle mis dans les yeux son plus tendre sourire; mais, en le voyant sous le jet de lumiere qu'elle dirigeait sur lui, ce sourire s'effaca. --Qu'avait-il? Elle le connaissait trop bien, elle etait en trop etroite communion de coeur, d'esprit, de pensee, de chair avec lui, pour n'avoir pas recu un choc, et malgre elle, instinctivement, elle formula tout haut le cri qui lui etait monte a la gorge: --Qu'as-tu? Que s'est-il passe? Que t'est-il arrive? --Je vais te le dire. Montons. Au fait cela valait mieux ainsi: au moins les embarras de la preparation seraient epargnes. Et, en arrivant dans leur chambre, en quelques mots rapides il dit ce qui s'etait passe chez d'Arjuzanx, sa perte, le chiffre de cette perte. A mesure qu'il parlait il vit l'expression d'angoisse qui contractait le visage de sa femme, relevait ses sourcils, decouvrait ses dents, s'effacer; il n'avait pas fini qu'elle se jeta sur lui et l'embrassa passionnement. --Et c'est pour cela que tu m'as fait cette peur affreuse! s'ecria-t-elle. --N'est-ce rien? --Qu'importe! --Il faut payer. --Eh bien, tu paieras; ne peux-tu pas prendre soixante-cinq mille francs sur ta fortune sans que ce soit une catastrophe? A son tour, sa physionomie sombre se rasserena: --Alors, il n'y a donc qu'a prendre les soixante-cinq mille francs dans notre caisse, dit-il avec un sourire. --Il n'y a qu'a les demander a mon pere; ce que je ferai des demain matin. --Ce que nous ferons, reprit-il; c'est deja beaucoup que tu sois de moitie dans une demarche dont je devrais etre seul a porter la responsabilite. Les choses arrangees ainsi, elle pouvait maintenant poser une question qu'elle avait sur les levres, et cela sans qu'il put voir dans sa demande une intention de reproche ou de blame: --Mais comment as-tu perdu cette somme? dit-elle. --Ah! comment? Elle hesita une seconde, puis se decidant: --Tu es donc joueur? dit-elle. --Je l'ai ete a deux periodes de ma vie: a quinze ans au college, et a vingt ans a Saint-Cyr. A quinze ans, j'ai, a un certain moment, perdu cent vingt francs contre d'Arjuzanx, en jouant quitte ou double. Tu imagines quelle somme c'etait pour moi qui n'avais que vingt sous qu'on me donnait par semaine, et quelles emotions j'ai alors eprouvees; heureusement d'Arjuzanx me donnant toujours ma revanche, j'ai fini par m'acquitter. Plus tard, a Saint-Cyr, j'ai perdu douze cents francs qui pendant longtemps ont pese sur ma vie d'un poids terriblement lourd. Depuis, je n'avais pas touche a une carte; et il y a dix ans de cela. Comment me suis-je laisse entrainer, moi qui n'aime ni le jeu ni les joueurs? Je n'en sais rien. Un coup de vertige. Et aussi, je dois te le confesser, puisque je ne te cache rien, certaines railleries qui, adressees a de la Vigne, me parurent passer par-dessus la tete de celui-ci pour frapper sur moi. --Alors tu as bien fait, dit-elle. --Peut-etre; mais ou j'ai eu tort, c'a ete en ne m'arretant pas a temps. --Qui s'arrete a temps? --Toutes les ivresses sont les memes; il arrive un moment ou l'on ne sait plus ce qu'on fait, et ou l'on est le jouet d'impulsions mysterieuses, auxquelles on obeit, avec la conscience parfaitement nette qu'on est miserable de les subir. C'est mon cas; ce qui n'attenue en rien ma responsabilite. Le lendemain, non le matin comme le voulait Anie, mais dans l'apres-midi, aussitot que Sixte fut libre, ils partirent en voiture pour Ourteau ou ils arriverent a la nuit tombante. Barincq qui rentrait a ce moment meme se trouva juste a point pour donner la main a sa fille descendant du phaeton. --Quelle bonne surprise! dit-il en l'embrassant. Qui vous amene? --Nous allons te dire ca, repondit Anie, quand nous serons avec maman. --Enfin, vous etes en bonne sante, c'est l'essentiel; et vous dinez avec nous, c'est la fete. Manuel, va vite dire a la cuisine que les enfants dinent. Justement, j'ai garde ce matin un superbe saumon pour vous l'envoyer, nous le mangerons ensemble. Il avait pris le bras de sa fille: --Et ca ne peut se dire que devant ta mere, votre affaire? --Cela vaut mieux. --Alors, allons la rejoindre tout de suite. Ils entrerent dans le salon ou se tenait madame Barincq, sous la lumiere de la lampe, coupant une revue qu'elle ne lirait jamais et a laquelle elle n'etait abonnee que parce qu'elle trouvait cela "chatelain". --Anie a quelque chose a nous annoncer, dit-il. Il n'y avait pas a reculer. --Un accident, dit-elle, qui la nuit derniere est arrive a mon mari. --Un accident! s'ecrierent en meme temps le mari et la femme. --Dans une reunion chez M. d'Arjuzanx, il a ete entraine a jouer, et il a perdu... --Soixante-cinq mille francs, acheva Sixte. --Soixante-cinq mille francs! repeta madame Barincq en laissant tomber sa revue et son couteau a papier. --Que nous venons te demander, papa, dit Anie en regardant son pere. --Il est evident que ce n'est pas vous qui pouvez les payer, repondit-il d'un ton tout franc. --Et les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures, dit Anie. --C'est certain. Depuis le mariage, madame Barincq, au contact du bonheur de sa fille, s'etait singulierement adoucie a l'egard de Sixte, qu'elle n'appelait que mon cher Valentin, mon bon gendre, ou mon enfant tout court, mais la perte des soixante-cinq mille francs la suffoqua. --Comment, monsieur! vous perdez soixante-cinq mille francs! dit-elle. --Helas! ma mere. --Et comment avez-vous perdu soixante-cinq mille francs? --Le comment ne signifie rien, interrompit Anie. --Au contraire, il signifie tout: vous etes donc joueur, monsieur? --On n'est pas joueur parce que par hasard on perd une somme au jeu, continua Anie. Sans repondre a sa fille, madame Barincq se leva et, s'adressant a son mari: --Ainsi, dit-elle, vous avez marie ma fille a un joueur! --Mais, chere amie... --Je ne vous fais pas de reproches, vous etes assez malheureux de votre faute, pauvre pere, mais enfin vous l'avez sacrifiee. Puis tout de suite, se retournant vers son gendre: --Comment n'avez-vous pas eu la loyaute de nous prevenir que vous etiez joueur? --Mais, maman, interrompit Anie, Valentin n'est pas joueur; il y a dix ans qu'il n'avait touche aux cartes. --Eh bien! quand il y touche, ca nous coute cher! Barincq crut que ce mot lui permettait d'arreter la scene qui, pour lui, etait d'autant plus injuste que tout bas il se disait que Sixte avait bien le droit de perdre ce qui lui appartenait. --Donc il n'y a qu'a payer, conclut-il. Mais sa femme ne se laissa pas couper la parole: --Je ne fais pas de reproches a M. Sixte, reprit-elle, seulement je repete que quand on entre dans une famille, on doit avouer ses vices... --Mais Valentin n'a pas de vices, maman. --C'est peut-etre une vertu de jouer. Je dis encore que quand un homme a le bonheur inespere... pour bien des raisons, d'etre distingue par une jeune fille accomplie, et d'entrer dans une famille... une famille accomplie aussi, il doit se trouver assez honore et assez heureux pour ne pas chercher des distractions ailleurs... Pendant que madame Barincq parlait avec une vehemence desordonnee, Anie regardait son mari qui, immobile, calme en apparence, mais tres pale, ne bronchait pas; elle coupa la parole a sa mere: --Allons-nous-en, dit-elle a son mari. Mais son pere la prenant par la main la retint: --Ni les paroles de ta mere, dit-il, ni ton depart n'ont de raison d'etre. Dans la situation presente, il n'y a qu'une chose a faire: payer. C'est a quoi nous devons nous occuper. --Ou est l'argent? demanda madame Barincq. --Je ne l'ai pas; mais je le trouverai. Sixte, mon cher enfant, accompagnez-moi chez Rebenacq. Et toi, Anie, reste avec ta mere, a qui tu feras entendre raison. --J'ai besoin de te parler, s'ecria madame Barincq en faisant signe a son mari de la suivre. --Et tu n'as rien dit du testament! s'ecria Anie en se jetant dans les bras de son mari quand son pere et sa mere furent sortis. Ah! cher, cher! --C'est lui justement qui m'a si bien ferme les levres; et puis, quand ta mere me disait qu'un mari qui a eu le bonheur de trouver une femme telle que toi n'a pas a chercher de distractions autre part, elle n'avait que trop raison. --Tu es un ange. VII Non seulement Barincq n'avait pas soixante-cinq mille francs dans sa caisse ou chez son banquier, pour les donner a Sixte, mais encore il n'en avait pas meme dix mille, ni meme cinq mille. L'argent liquide trouve dans la succession de Gaston et toutes les valeurs mobilieres avaient ete absorbes par la transformation de la terre d'Ourteau, defrichements, constructions, achat des machines, acquisition des vaches, des porcs, et si completement qu'il n'avait pu faire face aux depenses du mariage d'Anie que par un emprunt. Mais cela n'etait pas pour l'inquieter: la realite avait justifie toutes ses previsions, aucun de ses calculs ne s'etait trouve faux, et avant quelques annees sa terre transformee donnerait tous les resultats qu'il attendait de cette transformation et meme les depasserait largement: c'etait la fortune certaine, une belle fortune, et si facile a gerer, que quand il viendrait a disparaitre, Anie et Sixte n'auraient qu'a en confier l'administration a un brave homme pour qu'elle continuat a leur fournir pendant de longues annees les memes revenus. Cependant, si l'avenir etait assure, le present n'en etait pas moins assez difficile, et quand, au milieu des embarras contre lesquels il avait a lutter chaque jour, survenait une demande de plus de soixante mille francs, a laquelle il fallait faire droit sans retard, du jour au lendemain, il ne le pouvait que par un nouvel emprunt. Ce fut ce qu'il expliqua a son gendre, en se rendant chez le notaire, et, comme Sixte confus exprimait tout son chagrin du trouble qu'il apportait dans sa vie si tranquille, il ne permit pas que la question se placat sur ce terrain. --Je vous ai dit, mon cher enfant, que je vous considerais comme co-proprietaire de l'heritage de Gaston. Ce n'etait pas la un propos en l'air, un engagement vague qu'on prend dans l'esperance de ne pas le tenir. Je ne veux donc pas de vos excuses. Et meme j'ajoute que jusqu'a un certain point je ne suis pas fache de ce qui arrive, puisque cela me permet de vous prouver la sincerite de ma parole. --Je n'avais pas besoin de cela. --J'en suis certain. Mais, puisque les choses sont ainsi, il vaut mieux les envisager a ce point de vue et ne considerer que le rapprochement que cet incident amenera entre nous. --Vous etes trop bon pour moi, mon cher pere, trop indulgent. --Qui peut sonder l'entrainement auquel vous avez cede! Il le sondait au contraire parfaitement, cet entrainement qui, chez Sixte, etait un fait d'heredite. Est-ce que Gaston n'avait pas plus d'une fois subi cette ivresse du jeu, lui d'ordinaire si calme, si maitre de lui? Quoi d'etonnant a ce que Sixte la subit a son tour? Tel fils, tel pere. S'il etait heureux que sur beaucoup de points Sixte ressemblat a Gaston, il fallait accepter la ressemblance complete, celle pour le mauvais comme celle pour le bon, celle pour les defauts comme celle pour les qualites. En tous cas, il y avait cela d'heureux dans cette aventure qu'elle s'etait produite avant que Sixte eut trouve le testament de Gaston. Que serait-il arrive et jusqu'ou ne se serait-il pas laisse entrainer, si cette facheuse partie s'etait engagee quelques mois, quelques semaines plus tard, alors que, se sachant seul legataire de la fortune de Gaston, il n'aurait point ete retenu par l'inquietude d'avoir a demander la somme qu'il perdrait? Tandis que, dans les circonstances presentes, cette perte pouvait, et meme, semblait-il, devait etre une lecon pour l'avenir, celle dont profite le chat echaude; il se souviendrait. Rebenacq n'avait pas les soixante-cinq mille francs chez lui, mais il promettait de les verser des le lendemain a Bayonne; seulement, au lieu de pouvoir faire un emprunt au Credit Foncier et de beneficier de conditions moderees, il faudrait subir la loi d'un preteur dur, qui profiterait des circonstances pour exiger un interet de cinq pour cent, avec premiere hypotheque sur la terre d'Ourteau tout entiere, non seulement pour cette somme de soixante-cinq mille francs, mais encore pour celles precedemment empruntees par Barincq, c'est-a-dire pour un total de cent dix mille francs, de facon a etre seul creancier. Comme il n'y avait pas moyen d'attendre, il fallut bien en passer par la, et, de nouveau, Sixte, en revenant au chateau, exprima a son beau-pere toute sa desolation de l'entrainer dans des affaires si penibles. --Laissez-moi vous dire que je considere ces sacrifices que je vous impose comme un pret, dont je vous demande de vous rembourser en diminuant de dix mille francs tous les ans la pension que vous nous servez. --Vous n'y pensez pas, mon cher enfant. --J'y pense beaucoup, au contraire, et je suis sur que ma femme se joindra a moi pour vous demander qu'il en soit ainsi; cette suppression ne sera pas bien dure pour nous et elle sera une lecon utile pour moi. --Ne parlons pas de ca. --Et moi je vous prie de me permettre d'en parler. --Non, non, dix fois non. Je sais, je sens pourquoi vous me faites cette proposition, que j'apprecie comme elle le merite, croyez-le: c'est votre reponse au langage que ma femme vous a tenu tout a l'heure. Je comprends qu'il vous ait blesse, profondement peine.... Mais persister dans votre idee serait montrer une rancune peu compatible avec un caractere droit comme le votre. Voyez-vous, mon ami, quand il s'agit de gens d'un certain age, c'est d'apres ce qu'ils ont souffert qu'on doit les juger, et vous savez que pour tout ce qui est argent, la vie de ma femme n'a ete qu'un long martyre. --Soyez certain que je n'en veux pas a madame Barincq; elle n'avait que trop raison dans ses reproches. --Ce qui n'empeche pas qu'elle eut mieux fait de les taire, puisqu'ils ne servaient a rien. Bien que Sixte n'en voulut pas a sa belle-mere, il n'en persista pas moins dans son idee de rembourser ces soixante-cinq mille francs au moyen d'une retenue sur la pension qu'on leur servait. Ce fut ce qu'il expliqua le soir a sa femme en rentrant a Bayonne. --Tu serais le mari pauvre de mademoiselle Barincq riche, dit-elle, que je trouverais tes scrupules exageres, tu comprends donc que je ne peux pas partager ceux d'un mari riche qui a epouse une fille pauvre et qui n'aurait qu'un mot a dire pour prendre ce qu'il veut bien demander. Mais, enfin, il suffit que tu tiennes a ce remboursement pour que je le veuille avec toi. Je t'assure que depenser dix mille francs de plus ou de moins par an est tout a fait insignifiant pour moi: nous nous arrangerons pour faire cette economie. En rentrant, Sixte trouva une lettre de d'Arjuzanx arrivee en leur absence, et il la donna tout de suite a lire a sa femme: "Mon cher camarade, Je pars pour Paris, d'ou je ne reviendrai que dans huit jours; ne te gene donc en rien pour moi; prends ton temps, ces huit jours et tous ceux que tu voudras. Amities, D'ARJUZANX." --Tu vois, dit Sixte. --Quoi? --Que d'Arjuzanx n'est pas ce que tu crois. --Je vois que cet ami a joue contre toi d'autant plus gros jeu que tu etais moins en veine. --A sa place tout joueur en eut fait autant. --Donc, c'est en joueur qu'il faut le traiter, non en ami. VIII En faisant cette observation, Anie avait une intention secrete, qui etait d'envoyer tout simplement au baron les soixante-cinq mille francs, le jour de son retour a Biarritz. Mais Sixte n'accepta pas cette combinaison: --En me pretant vingt-cinq mille francs, d'Arjuzanx a agi en ami, dit-il; a ce titre je lui dois des egards, auxquels je manquerais en lui envoyant sechement son argent. Il n'y avait pas a repliquer; tout ce qu'elle put obtenir, ce fut que Sixte, au lieu d'aller a Biarritz dans la soiree, y allat dans l'apres-midi, avant le diner, ce qui abregerait sa visite. Il n'etait pas cinq heures quand Sixte arriva chez d'Arjuzanx qu'il trouva assis devant une table d'ecarte, ayant pour vis-a-vis un des Russes avec lequel il avait dine huit jours auparavant; deux des convives de ce diner etaient assis pres d'eux. Ce fut seulement quand d'Arjuzanx quitta sa chaise que Sixte put l'attirer dans une piece voisine. --Je t'apporte ce que je te dois, dit-il. Et il deposa sur une table plusieurs liasses de billets de banque qu'il tira de sa poche gonflee. --Qu'est-ce que c'est que tout ca? demanda d'Arjuzanx. --Les soixante-cinq mille francs que je te dois. --Tu me dois vingt-cinq mille francs que je t'ai pretes. --Et quarante mille que tu m'as gagnes. D'Arjuzanx prit trois liasses, deux grosses et la plus petite, les mit dans la poche de son veston et repoussa les autres. --Reprends cela, dit-il. Sixte le regarda etonne. --As-tu pu penser que j'accepterais ces quarante mille francs? dit d'Arjuzanx. --Tu me les as gagnes. --Et j'ai eu tort. Un emballement de joueur m'a trouble la conscience. J'ai subi le vertige du gain comme toi tu subissais celui de la perte. Mais, le calme me revenant, je me suis reproche ces quelques instants d'erreur. --Tu ne peux pas me faire un cadeau, qu'il ne m'est pas possible d'accepter. --Je n'en ai pas la pensee; mais tu peux me regagner ce que tu as perdu et nous serons quittes. N'est-ce pas ainsi que les choses se sont passees entre nous, quand au college je t'ai gagne cent vingt francs que tu aurais eu plus de peine a trouver a ce moment, sans doute, que tu n'en as maintenant pour ces quarante mille francs? Je t'ai donne ta revanche. Faisons-en autant. --C'est impossible. --Pourquoi? --Parce que... D'Arjuzanx lui coupa la parole: --Tu sais que je suis obstine, dit-il, je me suis mis dans la tete que je ne prendrai pas ton argent, je ne le prendrai pas. Et, le laissant seul, d'Arjuzanx retourna dans le salon. Sixte remit les liasses dans sa poche et rejoignit d'Arjuzanx; la discussion ne pouvait pas se continuer dans ces termes, il lui enverrait les quarante mille francs par un cheque. Pendant leur entretien d'autres convives du diner de la semaine precedente etaient arrives, entre autres de la Vigne, la partie continuait. Pendant un certain temps Sixte resta debout aupres de la table regardant le jeu machinalement, ayant en face de lui d'Arjuzanx debout aussi; puis il fit un pas en arriere pour s'en aller discretement mais a l'instant meme d'Arjuzanx, qui avait vu son mouvement, l'interpella: --Fais-tu vingt-cinq louis contre moi? dit-il. Sixte eut une seconde d'hesitation: une nouvelle partie commencait, les adversaires allaient relever les cartes donnees; Sixte crut sentir que tous les regards ramasses sur lui l'interrogeaient. --Pourquoi non? dit-il. Au fait, pourquoi n'accepterait-il pas la revanche que d'Arjuzanx lui offrait? Cinq cents francs, s'il les perdait, n'etaient pas pour le gener et s'il les gagnait, ce serait un commencement de remboursement; quelques coups heureux abregeraient d'autant les mois de privation qu'il allait imposer a sa femme. Il perdit. --Quitte ou double, n'est-ce pas? dit d'Arjuzanx. --Soit. Il perdit encore. Si cinq cents francs n'avaient pas grande importance pour lui, il n'en etait pas de meme de mille; il fallait donc tacher de les regagner. --Nous continuons? dit-il. --Avec plaisir, continua d'Arjuzanx. --Sixte va s'emballer, dit de la Vigne a son voisin. --C'est fait. En effet, il n'etait pas difficile de remarquer, pour qui connaissait les joueurs, les changements caracteristiques qui de seconde en seconde se produisaient en lui: tout d'abord, quand d'Arjuzanx l'avait interpelle, il avait rougi comme sous une impression de fausse honte, puis instantanement pali en repondant: "Pourquoi non?"; maintenant cette paleur s'etait accentuee, ses levres fremissaient et ses mains etaient agitees d'un leger tremblement; penche sur la table de jeu, il semblait qu'il prit avec ses yeux les cartes dans les mains de celui qui les tenait et les abattit lui-meme, exactement comme au cochonnet le joueur accompagne de la tete, des epaules et des bras, par un mouvement symbolique, la boule qui roule. Les cartes n'obeirent point a cette suggestion magnetique; pour la troisieme fois elles furent contre lui. Evidemment la veine devait changer. --Toujours? demande-t-il. Parbleu! Il gagna. Raisonnable, il eut du s'en tenir la, heureux d'en etre quitte ainsi; mais quel joueur ecoute la raison quand il voit la fortune lui sourire! ne serait-il pas fou de la repousser si elle venait a lui? --Continuons-nous? demanda-t-il. --Tant que tu voudras. --Cent louis? --Tout ce que tu voudras. Il gagna encore. Decidement la chance etait pour lui; son heure avait sonne; encore quelques coups et il pouvait rendre a sa belle-mere cet argent qu'il lui avait ete si dur de demander. --Doublons-nous? dit-il. --Assurement, repondit d'Arjuzanx. La paleur de Sixte avait disparu sous l'afflux d'une bouffee de chaleur qui du coeur etait montee au front et aux joues; il respirait plus largement, ses mains ne tremblaient plus. On s'etait groupe autour d'eux, et chacun etait plus attentif a leur duel qu'a la partie elle-meme, insignifiante comparee a leurs paris. --Le baron voudrait perdre expres qu'il ne s'y prendrait pas autrement, dit de la Vigne a son voisin. --Croyez-vous? Qu'il le voulut ou ne le voulut point, toujours est-il que d'Arjuzanx perdit encore. --Je crois bien que tu as passe un engagement avec la veine, dit-il a Sixte. A ce moment un domestique entra dans le salon. --Il est entendu que vous restez a diner, dit d'Arjuzanx en s'adressant a Sixte et a de la Vigne en meme temps. Ils voulurent refuser. --Sixte, decide M. de la Vigne par ton exemple, dit d'Arjuzanx, et vous, monsieur de la Vigne, gagnez Sixte par le votre. On insista de divers cotes. D'Arjuzanx avait ouvert un petit bureau: --Voici ce qu'il faut pour ecrire, dit-il, on portera immediatement vos depeches au telegraphe. Deja de la Vigne avait pris place au bureau; quand il quitta la chaise, Sixte le remplaca: "Retenu a diner avec de la Vigne; a ce soir. VALENTIN." Comme il remettait sa depeche a d'Arjuzanx, celui-ci lui dit: --Crois-tu maintenant qu'en refusant d'accepter ton argent j'avais le pressentiment que tu me le reprendrais bientot? ca me semble bien vouloir recommencer notre fameuse partie du college de Pau. Cette insistance frappa Sixte; pourquoi donc d'Arjuzanx mettait-il un empressement si peu deguise a le pousser au jeu? Ce fut la question qu'il se posa: d'Arjuzanx voulait-il lui infliger une nouvelle perte? ou bien, honteux de la somme qu'il avait gagnee, ne cherchait-il que des occasions de la perdre? C'etait de cette facon qu'il avait agi autrefois au college; pourquoi n'en serait-il pas de meme maintenant? rien en lui ne permettait de supposer qu'il fut devenu un homme d'argent, apre au gain, capable d'employer des moyens peu loyaux a l'egard d'un camarade. N'avait-il pas reconnu lui-meme qu'il etait dans son tort en subissant une sorte de vertige qui le faisait jouer gros jeu contre un ami malheureux? Cependant, quoi qu'il se dit, il ne put pas pendant le diner ne pas regretter de n'etre pas rentre a Bayonne, et ne pas trouver bien nulle, bien vide, la conversation de ses voisins: assurement cette salle a manger ne le reverrait pas souvent; qu'il sut profiter de sa soiree pour regagner une partie de ce qu'il avait si betement perdu huit jours auparavant, et elle serait la derniere qu'il passerait dans cette maison. S'il vivait retire quand il etait garcon, ce n'etait pas maintenant qu'il avait un interieur si charmant avec une femme jeune, jolie, intelligente, adoree, qu'il allait l'abandonner pour ces reunions banales. Bien qu'il n'eut pas l'experience du jeu, il savait, pour l'avoir entendu dire, de quelle importance est un regime severe pour le joueur; ce n'est pas quand on est congestionne par une digestion difficile ou echauffe par des vins largement degustes, qu'on est maitre de soi, et qu'on garde en presence d'un coup decisif la surete du jugement ou le calme de la raison; or, dans la partie qu'il voulait engager pour profiter de la veine qui semblait lui revenir, il fallait qu'il eut tout cela, et ne subit pas plus l'influence de son cerveau surexcite que de son estomac trop charge; il mangea donc tres peu et but encore moins, malgre l'insistance de d'Arjuzanx dont l'amabilite ne reussit pas mieux que la raillerie a l'arracher a sa sobriete. Quand de la salle a manger on passa dans le salon, il ne s'approcha pas tout d'abord des tables de jeu qui avaient ete preparees: une grande pour le baccara, deux petites pour l'ecarte; il voulait choisir son moment et ne pas commettre les folies de ceux qui, courant apres leur argent, se jettent a l'aveugle dans la melee. C'etait d'un pas ferme et sur qu'il devait y descendre; puisqu'une heureuse chance lui avait permis de rattraper trois cents louis, il devrait manoeuvrer avec cette somme de facon a regagner ses quarante mille francs sans se decouvrir jamais. Comme il se tenait a la fenetre, d'Arjuzanx vint le rejoindre: --Tu ne me donnes pas ma revanche? dit-il. --Est-ce que ce n'est pas a toi plutot de me donner la mienne? --Je suis a ta disposition. --Tout a l'heure; le temps de finir ce cigare. Son cigare acheve il alla roder autour de la table de baccara, mais sans s'y asseoir: il voulait rester frais pour sa partie contre d'Arjuzanx, et, d'ailleurs, il craignait d'epuiser sa veine dans des coups insignifiants, s'imaginant, par une superstition de joueur, qu'il ne pouvait pas faire grand fond sur elle, et qu'il ne fallait pas lui demander plus d'une courte serie heureuse; quand il l'aurait obtenue il s'en tiendrait la. Enfin, une des tables d'ecarte n'etant plus occupee, il fit un signe a d'Arjuzanx, voulant, cette fois, tenir lui-meme les cartes qui allaient decider de cette lutte. --Combien? demanda d'Arjuzanx en s'asseyant vis-a-vis de lui. --Veux-tu cent louis? --Parfaitement. En prenant ce chiffre Sixte se croyait prudent, puisque, sur les trois parties qu'il lui permettait de jouer avec son gain, il ne devait pas les perdre toutes: il pourrait se defendre si la chance tournait d'abord contre lui, et a un moment quelconque attraper la serie sur laquelle il comptait. En prenant ses cartes Sixte eut la satisfaction de constater que ses mains ne tremblaient pas et de se sentir maitre de son coeur comme de son esprit: il voyait, il savait, il jugeait ce qu'il faisait. D'Arjuzanx, au contraire, paraissait emu, et, en le regardant, on voyait clairement qu'il n'etait plus le meme homme; sa nonchalance, son indifference, avaient disparu et dans ses yeux noirs brillait une flamme qui leur donnait une expression de durete que Sixte n'avait jamais remarquee. Mais ce n'etait pas le moment de se livrer a des observations de ce genre; c'etait a son jeu comme a celui de son adversaire qu'il devait donner toute son attention. La chance, au lieu de tourner contre lui, continua a lui etre fidele. --Nous doublons, n'est-ce pas? demanda d'Arjuzanx. --N'est-ce pas entendu? --Alors cela est dit une fois pour toutes. --Sans doute; au moins jusqu'a ce que nous soyons d'accord pour changer cette convention. --Nous serons d'accord. Lentement ils avaient releve leurs cartes. --J'en demande? dit d'Arjuzanx. --J'en refuse. D'Arjuzanx avait un jeu detestable, Sixte le roi et la voie assuree. --Tu ne vas pas etre long a regagner tes quarante mille francs, dit d'Arjuzanx. --Je n'en serais pas fache. --Tu vois donc que j'ai bien fait de te garder a diner. Quelques-uns des convives, en les voyant s'asseoir a la table d'ecarte, avaient quitte le baccara qui ne se trainait que miserablement, et les entouraient, attentifs, silencieux. A son tour d'Arjuzanx fit trois points: --Je commence a me defendre, dit-il. Cependant il perdit; mais la partie suivante fut pour lui, et ils recommencerent avec un enjeu de cent louis qu'il gagna de nouveau. --Faisons-nous quitte ou double? dit-il. Sixte eut un eclair d'hesitation pendant lequel il se demanda si sa veine n'etait pas epuisee; mais, comme il avait eu quatre points contre cinq, il crut que la fortune etait hesitante et qu'il pouvait la retenir. --Oui, dit-il. Il eut encore quatre points contre cinq, et cette fois il n'hesita pas; il etait a decouvert, il devait au moins s'acquitter; puisque d'Arjuzanx consentait a faire quitte ou double, il n'y avait qu'a continuer jusqu'a ce qu'il gagnat, alors il s'arreterait et ne toucherait plus aux cartes; il etait deraisonnable, impossible, contraire a toutes les regles d'admettre que ce coup ne lui viendrait pas aux mains; le jeu n'est-il pas une bascule reglee par des lois immuables? --Toujours, dit-il. Maintenant tout le monde se pressait autour d'eux, mais personne ne parlait, ne les interrogeait directement, et c'etait par des regards muets qu'on se communiquait ses impressions. Sixte fut surpris de sentir des gouttes de sueur lui couler dans le cou et il s'en inquieta; evidemment il n'etait plus maitre de ses nerfs, cependant il n'eut pas la force de mettre cette observation a profit; certainement l'emotion ne lui enleverait pas son coup d'oeil. Au moins lui enleva-t-elle la decision: par prudence, par exces de conscience, il demanda des cartes, et il en donna, quand il aurait du en refuser, et jouer hardiment. Trois parties successives, perdues avec ce systeme, l'en firent changer: ce n'etait pas la chance qui le battait, mais sa propre maladresse, et aussi le calme de d'Arjuzanx, attentif a se defendre et a profiter de fautes de son adversaire, sans que la grandeur de l'enjeu parut exercer sur lui la moindre influence. Ne pourrait-il donc pas retrouver lui-meme ce calme pour quelques minutes, quelques secondes peut-etre? Mais le changement de methode ne changea pas la veine, au contraire; les fautes qu'il avait commises par trop de timidite, il les commit maintenant par trop d'audace. Et chaque fois qu'il perdait, il repetait son mot: --Toujours. Ceux qui etaient attentifs aux nuances pouvaient saisir dans sa prononciation une difference qui en disait long sur son etat; en meme temps son visage et ses mains s'etaient decolores. A mesure que l'enjeu grossissait, l'attitude de la galerie se modifiait: on avait commence par regarder ce duel avec une curiosite recueillie; mais maintenant, s'echappaient de sourdes exclamations ou des gestes, qui etaient un relevement et une excitation pour Sixte: puisque tout le monde etait stupefie de sa deveine, cette unanimite prouvait qu'elle ne pouvait pas durer: un coup heureux, et il s'acquittait. Deux se suivirent malheureux encore, et comme Sixte repetait: --Toujours. Pour la premiere fois, d'Arjuzanx ne repondit pas: --Parfaitement. Il posa ses deux bras sur la table, et regardant Sixte en face: --Comment toujours? dit-il d'une voix nette et dure. --N'est-il pas entendu, repondit Sixte, que, nous doublons toujours? --Entendu jusqu'a ce que nous changions cette convention... Il y eut un moment de silence saisissant. ... Et j'estime, continua d'Arjuzanx, de la meme voix nettement articulee, que le moment est venu de la changer. Ou en sommes-nous? Il compta les jetons ranges devant lui. --Voila sept parties que je gagne. Est-ce exact? --Oui, dit Sixte la gorge etranglee. --Nous avons commence a cent louis, qui doubles font quatre mille francs, puis huit mille, puis seize mille, puis trente-deux mille; puis soixante-quatre mille, puis cent trente-huit mille, et enfin deux cent soixante-seize mille ou nous sommes. Il s'arreta et, du regard, parut prendre ses invites a temoins de la justesse de son compte, qu'il avait fait sans aucune hesitation; mais personne ne pensa a faire un signe affirmatif, chacun etant tout entier au drame qui se deroulait, et qu'on sentait terrible, sans comprendre comment il s'etait engage et ou il allait. --Jouons-nous comme des enfants ou comme des hommes? continua d'Arjuzanx. Sixte ne repondit pas, il voyait maintenant combien etait faux son sentiment sur les intentions de d'Arjuzanx qui, au lieu de chercher a lui faire regagner ses quarante mille francs, n'avait eu d'autre but, au contraire, que de l'entrainer a perdre une somme beaucoup plus considerable; en meme temps il etait frappe d'un fait, en apparence insignifiant et cependant decisif:--le soin que d'Arjuzanx mettait a ne pas s'adresser a lui directement, et surtout a ne pas employer le tutoiement. Le baron reprit: --Si notre argent n'est pas sur cette table, notre parole y est; je peux jouer cent mille francs, et meme deux cent soixante-seize mille sur parole, non cinq cent cinquante mille qui excederaient peut-etre l'engagement qu'on pourrait tenir. Il se tut, et chacun evita de se regarder pour ne pas livrer ses impressions; quelques convives prudents s'eloignerent meme de la table, mais sans sortir du salon; de la Vigne ne fut pas de ces derniers: une place etant libre aupres de son camarade, il s'avanca pour la prendre. Mais rien n'indiquait que Sixte dut se laisser entrainer a un eclat; son attitude etait plutot celle d'un homme qui vient de recevoir un coup sous lequel il est tombe assomme. Cependant, apres quelques secondes, il se leva. --Il est evident, dit-il, que je n'ai pas ces deux cent soixante-seize mille francs sur moi. --N'est-il pas admis par les honnetes gens qu'on a vingt-quatre heures pour degager sa parole? IX Comme Sixte mettait le pied sur le trottoir dans la rue, il sentit qu'on lui prenait le bras; il se retourna: c'etait de la Vigne. --Comment t'es-tu laisse entrainer? demanda celui-ci. --Ah! comment... --Tu n'as pas vu que c'etait un coup monte? --Trop tard. --Nous rentrons? Sixte ne repondit pas. --Nous prenons une voiture? --Non; J'ai besoin d'etre seul, de marcher. --Tu descendras en arrivant a Bayonne. --Ne me laisseras-tu pas tranquille? --Ah! Sixte, malgre son desarroi, eut conscience de ses paroles: --Sois assure que j'ai ete sensible au mouvement qui t'a fait prendre place aupres de moi pendant que le baron parlait! --C'etait naturel. --Tu as cru a une altercation; elle etait impossible puisqu'il etait dans son droit, et que j'etais moi, dans mon tort. Merci. Et Sixte lui tendit la main. Cependant de la Vigne ne bougeait pas. --Adieu, dit Sixte en s'eloignant. Mais il n'avait pas fait trois pas qu'il s'arreta. --De la Vigne! Il revint vers son camarade. --Tiens, dit-il en lui tendant des liasses de billets de banque. --Qu'est-ce que c'est que ca? --Quarante mille francs que je te prie de me garder; comme tu montes en voiture ils sont mieux dans tes poches que dans les miennes; tu me les donneras demain. Cette fois il quitta son camarade au milieu de la rue, et de la Vigne fut abasourdi de voir qu'au lieu de se diriger vers Bayonne il prenait une direction precisement opposee, comme s'il voulait gagner la cote des Basques. C'est qu'en effet telle etait l'intention de Sixte; son parti etait pris: se jeter a la mer du haut de la falaise noire et ruisselante qui, a pic, s'eleve au-dessus de la greve. Et, par les rues desertes de la ville, il descendit vers le Port-Vieux, courant plutot que marchant, le visage fouette par le vent froid qui soufflait du large avec un bruit sinistre que dominait le mugissement rauque de la maree montante deja haute. C'etait quand d'Arjuzanx avait dit: "Si notre argent n'est pas sur cette table, notre parole y est", que sa resolution s'etait formee dans son esprit: son honneur engage, il n'avait que sa vie a donner pour payer sa dette, il la donnait. Il avait depasse les bains de Port-Vieux et constate que l'heure de la pleine mer ne devait pas etre eloignee; quand il se laisserait tomber de la falaise, la vague le recevrait et l'emporterait. C'etait sans aucune faiblesse qu'il envisageait sa mort; ce serait fini, fini pour lui, fini pour les siens qu'il n'entrainerait pas dans le desastre. Mais cette pensee des siens, celle de sa femme l'amollit; ce n'etait pas seulement sa vie qu'il sacrifiait, c'etait aussi le bonheur de celle qu'il aimait. Quel desespoir, quel ecroulement, quel vide pour elle! ils n'etaient maries que depuis deux mois; elle etait si heureuse du present; elle faisait de si beaux projets! Elle ne l'aurait meme pas revu. Il ne l'aurait pas embrassee une derniere fois d'un baiser qu'elle retrouverait. Il s'arreta, et apres un moment d'hesitation revint sur ses pas pour prendre la route de Bayonne: il avait vingt-quatre heures devant lui, ou tout au moins il avait jusqu'au matin avant qu'on apprit ce qui s'etait passe. Que de fois il l'avait parcourue a cheval avec sa femme, cette route qu'il suivait maintenant a pied, seul, dans la nuit! cette evocation eut cela de bon qu'elle l'arracha aux angoisses de l'heure presente et du lendemain, pour le maintenir dans ce passe si plein de souvenirs qui s'enchainaient, doux ou passionnes, tendres ou joyeux. Comme il approchait de Bayonne, il entendit dans le silence deux heures sonner au clocher de la cathedrale; au lieu d'entrer en ville, il longea le rempart et descendit aux allees Marines. Cette fois sa maison etait sombre: Anie ne l'avait pas attendu. Il ouvrit les portes sans faire de bruit, et alluma une bougie, qui etait preparee, a la veilleuse de l'escalier. Arrive a la porte de leur chambre, il ecouta et n'entendit rien: assurement Anie s'etait endormie. Alors, au lieu d'entrer dans la chambre, il tourna avec precaution le bouton de la porte de son cabinet de travail, qu'il referma sans bruit. Une glace sans tain s'ouvrait au-dessus de la cheminee dans le mur qui separait la chambre du cabinet, masquee par un store a l'italienne a ce moment a demi baisse; dans la chambre deux lampes et une statuette garnissaient la tablette de cette cheminee; dans le cabinet c'etait un vase avec une fougere et deux flambeaux. D'une main ecartant les frondes de la fougere, et de l'autre approchant son bougeoir de la glace, Sixte regarda dans la chambre. Tout d'abord ses yeux se porterent dans l'obscurite. Mais, s'etant fait un abat-jour avec sa main de facon a projeter la lumiere en avant, il apercut dans le lit lui faisant face la tete de sa femme se detachant sur la blancheur du linge. Puisqu'elle ne bougeait pas, puisqu'elle ne l'appelait pas, c'est qu'elle dormait: cela lui fut un soulagement; il avait du temps devant lui. Dans ses deux heures de chemin, il n'avait pas uniquement pense a Anie, il avait encore arrete son plan, dont ce sommeil facilitait l'execution: ce n'etait pas seulement l'embrasser, qu'il voulait, c'etait aussi qu'elle eut sa derniere pensee: il s'assit a son bureau place devant la cheminee et se mit a ecrire: "Tes pressentiments ne te trompaient pas: devenu notre ennemi implacable, le tien, le mien, il a voulu se venger de toi, de moi; aveugle, entraine, j'ai joue et j'ai perdu deux cent soixante-seize mille francs, en plus de ce que j'avais deja perdu. En revenant, j'ai reflechi; j'ai vu la situation comme on voit dans la solitude et dans la nuit, d'une maniere lucide, sans mensonge; et de cette froide vision est resultee la decision qui fait l'objet de cette lettre--un adieu. Un adieu, ma belle et chere Anie. Oh! si chere, si aimee! plus que dans le bonheur encore, et que je vais quitter pour mourir. Mais ce n'est pas mourir qui m'effraie; c'est briser notre vie amoureuse; c'est ne plus voir Anie; c'est aussi lui laisser le doute d'avoir ete aimee comme elle le pensait. Comprendra-t-elle que je veux disparaitre, parce que je l'aime plus que moi-meme, et que je prefere--cherchant le meilleur pour elle--la savoir veuve, tragique, plutot que femme amoindrie par un mari coupable? Je ne puis pas payer ma dette, et je ne veux plus rien demander a ton pere que je ruinerais. Il n'y a donc qu'a m'arracher de toi, avec la pensee que je laisse presque intacte une fortune doublement tienne, qui te gardera independante et fiere. Comprends-tu que mon amour est tel que tu pouvais le desirer et que je ne t'abandonne pas? Dis-toi, au contraire, que c'est serre contre toi, mon ame melee a la tienne, que je me suis arrete a la resolution de ne plus te voir, et de te laisser dans ta fleur de jeunesse et de beaute vivre sans moi. Je n'ai songe qu'a ton repos, et j'ai du oublier combien ont ete courtes nos heures d'amour. J'ai du oublier aussi qu'une femme adoree m'echappe dans la premiere emotion de notre existence fondue, et qu'ivre de toi, je me detourne de toi, vibrant, soude de coeur et de chair, revant l'eternite de mon amour alors qu'il n'a plus de lendemain." X Il avait ecrit rapidement, sans hesiter; sa lettre achevee il la relut, et alors il eut une minute d'aneantissement: comme il l'aimait! et cependant, par sa faute, stupidement, follement, il la jetait dans le desespoir quand il n'avait qu'a laisser aller leur vie pour la rendre heureuse. Le miserable, l'insense qu'il avait ete! L'indignation le tira de sa faiblesse; abaissant ses deux mains dans lesquelles il avait enfonce sa tete, il reprit sa lettre, la mit dans une enveloppe sur laquelle il ecrivit le nom d'Anie, et la placa sous la premiere feuille de son buvard. Il n'avait pas encore fini: doucement, avec mille precautions il ouvrit un tiroir de son bureau ferme a clef, et, fouillant dedans sans froisser les papiers qui s'y trouvaient, il en tira le testament de Gaston de Saint-Christeau; puis l'allumant a la bougie il le deposa dans la cheminee ou il brula avec une grande flamme qui eclaira tout son cabinet, du plancher au plafond. Cette fois tout ce qu'il avait combine etait accompli; maintenant il pouvait rejoindre sa femme quatre heures allaient sonner, il lui restait trois heures a vivre pour elle. Quand il entra dans la chambre, elle leva la tete. --Te voila? dit-elle. Il vint au lit, et, se penchant sur elle, il l'embrassa longuement. --Il ne faut pas m'en vouloir, j'ai ete retenu, je t'expliquerai. --Mais je ne t'en veux pas. Moins trouble il eut remarque que, pour une femme qui s'eveille, la voix d'Anie etait etrangement tremblante; mais, tout a son emotion, il ne fit pas cette observation. C'est qu'en realite, Anie, qui n'avait pas dormi depuis qu'elle s'etait mise au lit a son heure habituelle, ne venait pas de s'eveiller. En recevant la depeche de son mari, alors qu'elle l'attendait pour diner, elle avait eprouve une commotion violente, hors de toute proportion, semblait-il, avec un fait si simple. Pourquoi restait-il chez le baron? Comment oubliait-il la promesse qu'il lui avait faite de revenir immediatement? Et, ce qui etait plus grave, comment ne pensait-il pas qu'apres les craintes qu'elle lui avait montrees, cette depeche allait la jeter dans l'inquietude et dans l'angoisse? C'etait la premiere fois qu'il lui manquait de parole, la seconde fois qu'il la laissait diner seule; et toujours pour le baron. Que lui menageait donc cette liaison qui l'epouvantait? Elle ne put pas diner, et de bonne heure elle monta a sa chambre, s'imaginant qu'elle serait la moins mal que partout ailleurs pour attendre. Alors elle calcula le moment ou il pouvait rentrer; et, ses comptes faits, elle trouva que ce serait sans doute entre dix et onze heures. Pour user le temps, elle prit un livre, mais les lignes dansaient devant ses yeux et elle ne comprenait rien a ce qu'elle lisait. Si elle continuait ainsi, les minutes seraient eternelles. S'enveloppant d'un chale, elle sortit sur la verandah pour suivre le mouvement de la riviere. C'etait la basse mer et il ne se passait rien sur la riviere qui coulait clapoteuse entre ses rives confuses; la nuit etait sombre; rien sur les eaux, rien sur la terre, rien au ciel qui put occuper son esprit et l'emporter au pays de la reverie ou le temps se devore sans qu'on sache comment. Apres un certain temps elle revint a son livre, le changea, pour un nouveau qui peut-etre serait plus attachant, l'abandonna bientot comme elle avait fait du premier, retourna sur la verandah, tacha de deviner ce qu'elle ne voyait pas, rentra dans sa chambre, descendit au rez-de-chaussee epousseter une vitrine qui tout a coup se trouva avoir besoin d'etre nettoyee, cassa deux bibelots, se facha contre sa maladresse, et remonta dans sa chambre pour se jeter dans un fauteuil ou elle resta jusqu'a dix heures. Alors elle se deshabilla lentement et fit une coquette toilette de nuit: puisqu'il avait paru surpris, presque fache la premiere fois qu'elle l'avait attendu, elle ne voulait pas qu'il en fut ainsi ce soir-la: la trouvant endormie, il verrait tout de suite qu'elle ne pensait pas a lui adresser le plus leger reproche. Mais elle ne s'endormit pas, et si le temps lui avait dure alors qu'elle pouvait aller et venir, il fut mortel dans l'immobilite et l'obscurite du lit; l'horloge du vestibule sonnait l'heure et la demie, mais l'intervalle qui s'ecoulait entre l'une et l'autre etait si long qu'elle s'imaginait toujours que le mecanisme s'etait arrete. Onze heures, onze heures et demie, minuit, minuit et demi, une heure; etait-ce possible? Pourquoi ne rentrait-il point? Que lui etait-il arrive? Au milieu de la nuit, ne pouvait-on pas etre arrete, assassine, sur la route deserte? Elle voyait les passages dangereux, ceux du crime. Elle se releva pour lire sa depeche qu'elle savait par coeur: "A ce soir"; ce n'etait pas: "Je rentrerai tard" qu'il avait dit. "A ce soir!" c'etait surement avant minuit. Et il etait une heure et demie; deux heures, deux heures et demie. La fievre la devorait; il y avait des moments ou elle ecoutait les bruits du dehors avec une anxiete si intense, que son coeur s'arretait et restait sans battre. Enfin, un peu apres que la demie de deux heures eut sonne, elle reconnut sur le gravier du jardin le pas qui etait si familier a ses oreilles, et, instantanement, une fraicheur penetrante succeda a la flamme qui la devorait: lui! maintenant qu'importait ce qui avait pu le retenir, puisqu'il arrivait! est-ce que mille raisons qui se presentaient a son esprit, alors que quelques minutes auparavant elle n'en trouvait pas une seule, n'avaient pas pu le retarder? Cependant elle fut surprise des precautions qu'il prit dans l'escalier, et aussi qu'il passat par son cabinet au lieu d'entrer tout de suite dans leur chambre; il ne sentait donc pas l'impatience, poussee jusqu'au paroxysme, avec laquelle elle l'attendait? N'y tenant plus, elle pensa se jeter a bas de son lit pour courir a lui et l'embrasser, mais n'y aurait-il pas la comme un tendre reproche qui pourrait le peiner? alors elle crut que le mieux etait de ne pas bouger et de paraitre dormir. C'est pourquoi, lorsqu'il ecarta le store et projeta sur elle la lumiere de sa bougie, il la trouva plongee dans un sommeil si parfait, que quelqu'un qui n'eut pas ete bouleverse comme lui se serait a coup sur demande s'il etait naturel. A travers ses paupieres mi-closes, Anie avait vu le visage convulse que la bougie eclairait, et cette remarque, s'ajoutant a toutes ces precautions pour ne pas la reveiller, l'avait rejetee dans l'inquietude. Que se passait-il donc? Ou plutot que s'etait-il passe? La porte qui faisait communiquer sa chambre avec le cabinet etant fermee, elle n'entendait rien, et n'osant pas se soulever sur son lit, de facon a ce que son regard passat par-dessus la tablette de la cheminee, elle ne voyait rien non plus, ce qui semblait indiquer que son mari avait du s'asseoir a son bureau, place devant la cheminee. Heureusement les dispositions des deux pieces et de leur ameublement pouvaient lui venir en aide: le lit, la glace sans tain, ainsi que le bureau de Sixte, etaient places sur une meme ligne, et en face, au mur oppose dans le cabinet, en ligne aussi, un vieux miroir, avec fronton et bordure decores d'estampage, etait accroche, incline de telle sorte qu'il refletait le bureau et la cheminee. Qu'elle trouvat sur son oreiller une position d'ou son regard, en passant a travers la glace sans tain, irait jusqu'a ce miroir, et elle verrait ce que faisait son mari. Sans mouvements brusques qu'elle n'osait se permettre, cela lui fut assez facile, et alors elle l'apercut ecrivant. Comme son visage etait sombre, comme sa main paraissait agitee! De temps en temps, il s'arretait un court instant, pour reprendre aussitot avec une decision et un emportement qui disaient la nettete de sa pensee, autant que la violence de son emotion. Quand elle le vit, sa lettre achevee, enfoncer sa tete entre ses mains, tout en lui trahissait une telle douleur, un aneantissement si desespere, qu'elle ne respirait plus. A qui ecrivait-il? Qu'ecrivait-il? Cette lettre etait donc bien terrible, qu'elle le bouleversait a ce point! Elle le vit aussi ecrire l'adresse sur l'enveloppe, et a sa brievete il lui sembla que c'etait un simple nom, court comme le sien, forme seulement de quatre ou cinq lettres. Mais pourquoi lui ecrivait-il, quand il n'avait que la porte a ouvrir pour etre pres d'elle? Il y avait la une question qu'elle se sentait trop affolee pour resoudre, ou meme pour examiner. D'ailleurs elle le suivait, et ne pouvait s'arreter pour reflechir, ni pour revenir en arriere. Quand il avait pris dans le tiroir du bureau une feuille de papier, sur laquelle elle voyait un timbre, il lui avait semble que c'etait le testament de son oncle Gaston; mais le mouvement par lequel il l'alluma a la bougie et la deposa dans la cheminee fut si rapide, qu'elle ne put pas etre certaine qu'elle ne se trompait pas; une flamme claire refletee par le miroir vint jusque dans sa chambre, dont elle perca l'obscurite pour deux ou trois secondes, et ce fut tout. Presque aussitot il entrait et venait a elle: ce fut miracle qu'elle ne se trahit pas quand il l'embrassa, et qu'elle ne se jetat pas eperdue dans ses bras quand il prit place pres d'elle. XI Deja les bruits de la ville et du port commencaient confus dans le lointain, quand, brise et aneanti par les emotions, il s'etait endormi sur l'epaule d'Anie. Pendant plus d'une heure, elle etait restee immobile, pour ne pas troubler ce lourd sommeil, si poignante que fut son angoisse de savoir ce qu'etait le papier place dans le buvard, a propos duquel son imagination affolee envisageait les choses les plus terribles, n'osant pas s'arreter a celle-ci plutot qu'a celle-la, mais n'osant pas davantage en rejeter aucune. Qu'elle put se lever avant lui, elle verrait ce papier. Qu'au contraire il se levat le premier, elle resterait en proie a son anxiete. Cependant les vitres des fenetres blanchissaient du cote de l'est, le ciel se rayait de bandes claires qui annoncaient l'approche du jour: encore quelques instants, et l'habitude allait le tirer de son sommeil a l'heure ordinaire. Il fit un mouvement; elle crut qu'il s'eveillait, mais il abandonna seulement son epaule, et alors, avec precaution, elle put se laisser glisser a bas du lit. A pas etouffes, elle se dirigea vers le cabinet, dont la porte n'avait pas ete refermee, et elle put la gagner sans qu'il bougeat. Vivement elle alla au bureau et prit la lettre dans le buvard. Mais le jour n'etant pas assez avance pour qu'elle en put lire la suscription, elle courut a la fenetre, dont elle ecarta le rideau. "Anie." Elle ne s'etait pas trompee: fremissant de la tete aux pieds sous la main froide du malheur qui venait de la saisir, elle coupa l'enveloppe avec une epingle qu'elle tira de ses cheveux. Elle poussa un cri, et, traversant en courant le cabinet ainsi que la chambre, elle vint au lit ou elle s'abattit sur son mari qu'elle enveloppa de ses deux bras: --Mourir! Il la regarda hebete, puis, voyant la lettre qu'elle tenait dans sa main: --Tu as lu? --Est-ce que je dormais? --Puisque tu as lu, je n'ai rien a ajouter. --Tu es fou. --Helas! --Mais cette fortune, tout ce que nous possedons, c'est a toi. --J'ai brule le testament. --Que ce soit toi, que ce soit nous, qu'importe qui paye ta dette! --Ton pere ne doit rien. --Tu ne le connais pas; mon pere paiera comme tu paierais toi-meme: ta mort n'acquitterait rien; et, quand meme elle te libererait, crois-tu que nous voudrions de la fortune a ce prix? --Je ne veux pas ruiner ton pere, te ruiner toi-meme. --Mais comprends donc que nous paierons: tu dois, nous devons; cette fortune est la tienne, non la notre; et fut-elle a nous qu'il en serait exactement de meme. Tu dis que tu as reflechi! Mais non, tu n'as pas reflechi; sous un coup de desespoir tu as perdu la tete. Est-ce que nous pouvons avoir rien de plus precieux que ta vie? Imagines-tu donc que si tu mourais je ne mourrais pas avec toi, o mon bien-aime! Tout en parlant avec une vehemence desordonnee, elle le pressait dans ses bras, ne s'interrompant que pour l'embrasser passionnement. --Tu dis que tu m'aimes, reprit-elle; mais est-ce m'aimer que vouloir m'abandonner? Est-ce que tout n'est pas preferable a la separation, la ruine, la misere! Qu'importe la misere! Est-ce que je ne la connais pas? Que serait ce repos dont tu parles? Tu ne veux pas que je sois amoindrie par la faute de mon mari coupable? En quoi serai-je amoindrie quand nous aurons paye ce que tu as perdu? Cet elan le bouleversait, l'ebranlait. --Je ne peux rien demander a ton pere, dit-il. --Toi non, mais moi. Je pars pour Ourteau. Dans cinq heures je suis de retour avec mon pere. Ce soir tu paies. --Ou veux-tu que ton pere trouve cette somme? --Je n'en sais rien, il la trouvera; il empruntera; il vendra. --Sa terre qu'il aime tant! --Sa terre n'a jamais ete a lui; elle est a toi. --Votre generosite, votre sacrifice, ne feraient-ils pas de moi le plus miserable des hommes? Quel personnage serais-je dans le monde? A ce mot, elle reprit courage et respira: puisqu'il envisageait l'avenir, c'est qu'il etait touche. --Personne a-t-il ete jamais deshonore pour une dette de jeu qu'on paie? Si ton honneur est sauf, qu'importe le reste! Pourvu que nous soyons ensemble, tous les pays nous seront bons. Le temps pressait; il fallait hater les decisions: ce qui n'etait possible avec une conscience chancelante et devoyee que si elle prenait la direction de leur vie. --Je pars pour Ourteau, dit-elle, toi tu vas aller a ton bureau comme a l'ordinaire et en arrivant tu confesseras la verite au general: dans une heure elle sera connue de toute la ville, mieux vaut encore qu'il apprenne la verite de ta bouche, si facheux que puisse etre pour toi cet aveu. Mais, avant que je parte, tu vas me jurer, tes levres sur les miennes, que je puis avoir confiance en toi. Rassuree par ce serment, autant que par l'etreinte toute pleine de reconnaissance, de promesse, et de remords avec laquelle il avait repondu a son adieu, elle partit pour Ourteau, en meme temps qu'il se rendait a son bureau. A peine arrive, son general le fit appeler; il avait passe une mauvaise nuit et, pour s'en soulager, il eprouvait le besoin d'avoir quelqu'un a secouer. --Avez-vous ete vous promener ce matin, vous? dit-il. --Non, mon general. --Effectivement vous ne sentez pas le salin. --J'ai pourtant passe une partie de la nuit dehors, dit Sixte saisissant cette occasion. --Avec madame Sixte? Drole d'idee! --Non, mon general, tout seul; et une nuit terrible pour moi. --Ah! bah! Immediatement Sixte raconta ce qui s'etait passe, sans rien attenuer. --Deux cent soixante-seize mille francs! s'ecria le general. Etes-vous fou? --Je l'ai ete. --Et apres? Payez-vous ou ne payez-vous pas? --Ma femme, qui vient de partir pour Ourteau, affirme que son pere paiera. Le general s'etait leve et, dans un acces de colere, il arpentait son cabinet en trainant la jambe. --Un officier attache a ma personne! grognait-il. Il s'arreta devant Sixte: --Et maintenant, dit-il, que comptez-vous faire? --Disparaitre, mon general, si vous voulez me rendre ma liberte. --Votre liberte! Je vous la fouts. On n'a jamais vu ca. Deux cent soixante-seize mille francs et soixante-cinq mille en plus! Mais c'est idiot! Puis, sentant la colere le gagner alors que la colere lui etait defendue, il renvoya Sixte: --Allez faire votre besogne, monsieur. Mais, au bout d'un quart d'heure, il l'appela de nouveau: il paraissait calme. --Etes-vous en etat d'ecouter un bon conseil? dit-il. Partez pour le Tonkin. Mon frere est designe pour un commandement la-bas; s'il n'a personne, il voudra peut-etre bien vous emmener. Dans deux ans, quand vous reviendrez, tout sera fini. Envoyez-lui une depeche dans ce sens. --Cette derniere preuve d'interet que vous me donnez me touche au coeur. --C'est egal; je ne comprendrai jamais que, quand tant de pauvres diables s'exterminent a faire leur vie, il y ait des gens heureux qui prennent plaisir a defaire la leur. Pendant ce temps, Anie courait sur la route d'Ourteau, pressant son cocher; quand elle arriva, son pere et sa mere virent a sa physionomie crispee qu'ils devaient se preparer a un coup cruel. Tout de suite, elle expliqua ce qui l'amenait, son pere ecoutant accable, sa mere l'interrompant par des exclamations indignees. --Est-ce que ton mari s'imagine, s'ecria madame Barincq, que nous allons encore payer cette somme et nous reduire a la misere pour lui? Alors elle raconta l'histoire du testament de Gaston: comment Sixte l'avait trouve; pourquoi il n'avait pas voulu le produire; comment il l'avait brule. --C'est donc son argent qu'il a perdu, dit-elle en s'adressant a sa mere. Mais celle-ci ne se rendit pas: --Qui prouve que ce testament etait bon? dit-elle. Sur cette replique, son mari intervint: --Il est evident, dit-il, que le testament est celui que Gaston avait depose entre les mains de Rebenacq, et qu'il etait parfaitement valable. --Valable ou non, il n'existe plus. --Pour les autres sans doute, mais pas pour nous. --Tu paieras! --Quel moyen de faire autrement? --Ruinee une fois encore! Que ne suis-je morte avant! Ce n'etait pas tout de vouloir payer, il fallait savoir ou et comment trouver l'argent necessaire. Le pere et la fille s'en allerent chez Rebenacq; mais, quand le notaire eut entendu le recit d'Anie, il leva au ciel des bras desesperes. --Je ne vois pas, dit-il, qui consentirait a preter deux cent soixante-seize mille francs sur la terre d'Ourteau, deja hypothequee pour cent dix mille. --Mais elle vaut plus d'un million, dit Anie. --Ca depend pour qui, et ca depend aussi du moment. Considerez d'autre part que la propriete est en transformation; que les travaux entrepris sont a leur debut, qu'ils ne donneront leurs resultats que dans plusieurs annees; et que, pour bien des gens, ils ont enleve au moins la moitie de sa valeur a la terre. Ce langage que je vous tiens, c'est celui des preteurs. Sans doute nous aurons des objections a leur opposer; mais comment seront-elles accueillies? En tout cas, je n'ai pas preteur pour pareille somme, et dans ces conditions. --Ne pouvez-vous pas trouver ce preteur chez un autre notaire? demanda Anie. --Nous rencontrerons partout les objections que je viens de vous presenter; mais enfin, nous pouvons voir a Bayonne. --Je vous emmene avec mon pere. Rebenacq hesita, puis il finit par se rendre. Il etait une heure de l'apres-midi quand ils arriverent a Bayonne, et quatre heures quand Barincq eut vu avec Rebenacq les sept notaires de la ville: quatre refusaient nettement l'affaire, trois demandaient du temps; il convenait de prendre des renseignements, de se livrer a des estimations. --Je n'avais pas grand espoir, dit Barincq, mais c'etait un devoir de tenter l'experience. Maintenant il ne nous reste plus qu'une demarche, et il faut la faire, si douloureuse qu'elle soit pour moi: voir M. d'Arjuzanx, qui certainement doit etre chez lui, puisqu'il attend Sixte; allons a Biarritz. En effet, le baron etait chez lui, et tout de suite il recut Barincq et Rebenacq. --Ce n'est pas au nom de mon gendre que je me presente, dit Barincq, c'est en mon nom personnel, mais en me substituant a lui. Le baron resta impassible, dans l'attitude froide et hautaine qu'il avait prise. --C'est donc comme votre debiteur de la somme totale de trois cent quarante-un mille francs que je viens vous demander quels arrangements il vous convient de prendre pour le paiement de cette somme. --Des arrangements! --Toutes les garanties vous seront offertes, dit Rebenacq, voulant venir en aide a son vieux camarade, dont l'emotion faisait pitie. --Et j'ajoute, continua Barincq, que les delais que vous fixerez seront acceptes d'avance, a la condition qu'ils seront raisonnablement echelonnes. --Vous etes homme d'affaires, monsieur, dit d'Arjuzanx avec hauteur. --Je l'ai ete. --Et c'est une affaire que vous me proposez, une bonne affaire, puisque vous, riche proprietaire, vous vous substituez a votre gendre qui n'a rien, et faites votre sa dette. Il y eut une pause qui obligea Barincq a repondre: --Parfaitement, je la fais mienne et m'en reconnais seul debiteur. D'Arjuzanx, qui s'etait assis, se leva. --Eh bien, monsieur, je ne fais pas d'affaires; il s'agit d'une dette de jeu, qui se paye dans les vingt-quatre heures, non d'une dette ordinaire pour laquelle on peut conclure des arrangements devant notaires. Je ne vous accepte donc pas comme debiteur; je garde celui que j'ai. --Vous venez de reconnaitre qu'il est sans fortune. --Justement, et c'est pour cela que je tiens a lui, ce qui vous prouvera que je ne suis pas l'homme d'argent que vous pouvez croire. Votre gendre a trahi ma confiance, notre camaraderie, notre amitie. Il m'a pris la femme que j'aimais. Je lui prends son honneur. Et nous ne sommes pas quittes. Quand Barincq et Rebenacq furent descendus dans la rue, ils marcherent longtemps cote a cote sans echanger un seul mot. --Quel homme! dit tout a coup le notaire. --Et il aurait pu etre le mari de ma fille! Si coupable que soit le malheureux Sixte, au moins a-t-il du coeur. Ils arrivaient au chemin de fer. --C'est egal, dit Barincq, pour un homme qui toute sa vie n'a pense qu'au bonheur des siens, j'ai bien mal fait leurs affaires et les miennes. --Et maintenant? --Maintenant, il ne nous reste qu'a vendre Ourteau. --Mais a cette saison, dans ces conditions, ce sera un desastre. --Eh bien, ce sera un desastre. --Mon pauvre ami! --Oui, le sacrifice sera dur; j'aimais cette terre d'un amour de vieillard, j'avais mis sur elle mes derniers espoirs; mais je dois me dire qu'en realite je n'en ai jamais ete proprietaire, et que, si le testament avait ete produit en temps, tout cela ne serait pas arrive: je ne me serais pas installe a Ourteau, je n'aurais pas entrepris ces travaux; M. d'Arjuzanx n'aurait pas pense a me demander Anie; Sixte ne l'aurait pas epousee, et, aujourd'hui, je ne tomberais pas lourdement d'une position fortunee dans la misere. XII La demie apres six heures allait sonner au cartel des bureaux de l'_Office cosmopolitain_, et Barnabe, dans l'embrasure d'une fenetre, guettait au loin sur le boulevard l'arrivee de l'omnibus du chemin de fer de Vincennes. A ce moment le directeur, M. Chaberton, sortit de son cabinet, accompagne d'un client, et dans leurs cages, derriere leurs grillages, tous les employes se plongerent instantanement dans le travail. --Barnabe, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton. --On ne le voit pas encore. --Puisque nous avons quelques minutes, dit le client suppliant, laissez-moi vous expliquer... Mais M. Chaberton, sans ecouter, alla a l'un des grillages: --Monsieur Spring, que vos patentes anglaises pour l'affaire Roux soient pretes demain matin, dit-il. --Elles le seront, monsieur. Il s'adressa a un autre guichet: --Monsieur Morisset, vous preparerez demain, en arrivant, un etat des frais Ardant. --Oui, monsieur. --Un point tres important a noter, continuait le client... Mais M. Chaberton, qui n'avait pas d'oreilles pour ces recommandations de la derniere heure, continuait sa tournee devant les cages de ses employes. --Monsieur Barincq, dit-il, votre bois est-il termine? --Il le sera dans une demi-heure. --Pas trop de secheresse, je vous prie, du chic, soyons dans le mouvement. Barnabe fit un pas en avant: --L'omnibus, dit-il. M. Chaberton jeta son pardessus sur son epaule, fit passer sa canne de dessous son bras dans sa main, et se dirigea vers la sortie, suivi du client decide a ne pas le lacher. Une fois qu'il eut tire la porte, un brouhaha s'eleva dans les bureaux, et, immediatement, Spring sortit d'un tiroir une lampe a alcool qu'il alluma. --On voit que c'est aujourd'hui mardi, dit Belmanieres, voila les saletes anglaises qui commencent. --On voit que c'est aujourd'hui comme tous les jours, repondit Spring, les grossieretes de M. Belmanieres continuent. Contrairement a la coutume, Belmanieres ne se facha pas. --Cela prouve, dit-il d'un air bonhomme, que les habitudes ne sont pas comme la vie; la vie est variee, les habitudes sont monotones. Je suis grossier aujourd'hui comme hier, comme il y a six mois, et M. Barincq, au lieu de jouer au gentilhomme campagnard comme il y a six mois, dessine des bois pour l'_Office cosmopolitain_, ou il a ete bien heureux de retrouver sa place. --Ne melez donc pas M. Barincq a vos sornettes, repliqua le caissier avec autorite. --Ce que je dis la n'a rien de desagreable pour M. Barincq, continua Belmanieres sortant de sa cage, au contraire. Et je proclame tout haut qu'un homme de soixante ans qui se trouve tout a coup ruine, et qui a l'energie de se remettre au travail, sans se plaindre, a mon estime. Si j'ai blague autrefois M. Barincq, je n'en ai aucune envie aujourd'hui, et, puisque l'occasion se presente de lui dire ce que je pense, je le dis. Voila comme je suis, moi; je dis ce que je pense, tout ce que je pense franchement, et je me fiche de ceux qui ne sont pas contents. Vous entendez, monsieur Morisette, je m'en fiche, je m'en contrefiche. Il criait cela devant la cage du caissier d'un air provocateur; la porte d'entree en s'ouvrant le fit taire. --Mister Barincq? dit une voix a l'accent etranger. --Il est ici, repondit Barnabe en amenant celui qui venait d'entrer devant le grillage de Barincq. --Do you speak english? --Monsieur Spring! appela Barincq. A regret M. Spring souffla sa lampe et s'approcha; alors un dialogue en anglais s'engagea entre lui et l'etranger. --Ce gentleman, traduisit Spring, dit qu'il a vu au Salon deux tableaux signes Anie qui lui ont plu et qu'il est dispose a les acheter; ayant trouve votre adresse au _Cosmopolitain_ dans le livret, il desire savoir le prix de ces tableaux. --Mille francs, dit Barincq. --Ce gentleman dit, continua Spring, qu'il les prend tous les deux pour quinze cents francs si vous voulez; et que si madame Anie a d'autres tableaux du meme genre, c'est-a-dire representant des paysages du meme pays, dans la meme coloration claire, il les achetera peut-etre; il demande a les voir. --Expliquez a ce gentleman, repondit Barincq, qu'il peut venir demain et apres-demain a Montmartre, rue de l'Abreuvoir, et donnez-lui l'itineraire a suivre pour arriver rue de l'Abreuvoir. Sans en demander davantage l'amateur tendit sa carte a Spring et s'en alla: "CHARLES HALIFAX" 75, Trimountain Str. Boston. Barincq n'eut pas le temps de recevoir les felicitations de ses collegues, presse qu'il etait d'achever son bois pour porter cette bonne nouvelle rue de l'Abreuvoir. Lorsqu'il entra dans l'atelier ou sa femme et sa fille etaient reunies, Anie vit tout de suite a sa physionomie qu'il etait arrive quelque chose d'heureux. --Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle. Il raconta la visite de l'Americain. --He! he! dit Anie. --He! he! repondit Barincq comme un echo. --Quinze cents francs! Et, se regardant, ils se mirent a rire l'un et l'autre. --He! he! --He! he! Madame Barincq n'avait pas pris part a cette scene d'allegresse. --Je vous admire de pouvoir rire, dit-elle. --Il me semble qu'il y a de quoi, dit Barincq. --Est-ce que tu n'es pas heureuse de ce succes pour Ourteau? dit Anie. --Qu'on ne me parle jamais d'Ourteau, s'ecria madame Barincq. --Sois donc plus juste, maman. C'est a Ourteau que je dois un mari que j'aime. C'est Ourteau qui m'a appris a voir. Sans Ourteau, je me fabriquerais de jolies robes en papier pour pecher un mari que je ne trouverais pas. Et sans Ourteau je continuerais a peindre des tableaux d'apres la methode de l'atelier... que les Americains n'acheteraient pas. Si je suis heureuse, si j'ai aux mains un outil qui nous fera tous vivre, en attendant que Sixte revienne glorieux, cela ne vaut-il pas la fortune? FIN NOTICE SUR "ANIE" Il y a quarante ans, c'etait une banalite de la conversation courante de parler du desinteressement des savants et des artistes, comme aussi de leur incapacite pour les affaires; et meme cette banalite, basee sur l'observation journaliere, pouvait s'etendre jusqu'aux medecins et aux avocats: les savants, des alchimistes cocasses dans leur allure falote; les artistes, des Cabrions. Deja, il est vrai, Balzac avait, a cote de Joseph Bridau, de Schinner, de Leon de Lora, place Pierre Grassou qui annoncait un dangereux precurseur; mais la tradition n'etait point encore entamee. Elle ne tarda pas a l'etre, car l'alchimiste et le rapin disparaissaient tous les jours; et deja quand je preparais mon roman: _Une bonne affaire_, qui est l'histoire d'un savant exploite et egorge par des gens d'affaires, je pouvais voir que si ce type etait encore vrai, les gens d'affaires exploites par les savants n'etaient cependant pas rares. Le temps avait marche, les moeurs s'etaient transformees, et on etait loin du temps ou mon pere, qui en avait ete temoin, me racontait ce trait de Berryer: venu a Rouen pour defendre devant les assises un cultivateur de notre pays, Berryer remettait comme dot a la fille de celui dont il avait obtenu l'acquittement, ses dix mille francs d'honoraires, et Berryer n'etait pas riche; car, l'eut-il ete, cette somme, alors considerable, eut vraisemblablement rejoint la fortune amassee. Loin aussi etait le temps ou je vivais chez une sorte de savant qui etait un de ces types du monde universitaire aussi communs a cette epoque qu'ils sont rares aujourd'hui, chez qui l'indifference des choses de l'argent n'avait pour egale que l'ignorance la plus complete de la vie pratique; si bien qu'avant de sortir il devait etre passe en revue par sa femme pour qu'elle vit s'il n'etait point chausse d'une pantoufle et d'un soulier, ou s'il n'avait point mis son gilet de flanelle par-dessus la chemise, endossee elle-meme par-dessus un premier gilet qu'il avait oublie d'oter. Enfin, loin aussi etait le temps ou, commencant a avoir des relations dans le monde des peintres et des statuaires, c'etait a peine si j'en trouvais un--parmi les peintres--qui eut les allures d'un monsieur distingue ou d'un club-man, et fut entendu aux affaires, tandis que nombreux au contraire etaient encore les artistes naifs, candides, dedaigneux de l'argent, qui continuaient ces maitres anciens qu'a si bien caracterises Andre Lemoyne en disant d'eux: Ils avaient travaille simplement pour la gloire. Les affaires, ils en prenaient bien souci vraiment, et, sans faire rire personne, le pere Signol, que sa _Femme adultere_ a fait entrer a l'Institut, pouvait dire a un candidat: "Je ne vote jamais pour ceux qui gagnent de l'argent." Insuffisant, incomplet etait donc mon savant d'_Une bonne affaire_, et il m'en fallait un autre qui fut de notre temps; car c'est une necessite pour un romancier qui marche avec son epoque et veut se renouveler, se completer, de ne point s'en tenir, dans son age mur, aux personnages de sa jeunesse, qu'il a pu peindre vrais a ce moment, mais qui ne le sont plus par cela seul que les moeurs se sont transformees. Je cherchais mon savant nouvelle maniere, lorsqu'un jour, en me rendant au laboratoire de mon camarade Georges Pouchet, je vis dans une cour des palefreniers et des cochers occupes a panser des chevaux et a nettoyer des voitures qui, par leur elegance, etaient si peu en situation dans ce quartier que, tout en bavardant avec Pouchet, je lui demandai a qui appartenaient ces equipages. --A Sauval. --Le professeur? --Lui-meme. J'eus le pressentiment que je pouvais trouver en lui quelques-uns des traits principaux qu'il me fallait pour mon personnage. Je l'etudiai et l'introduisis dans _Anie_. Un critique, parlant de Sauval, dit que ce type est plus commun qu'on ne pense, et, faisant allusion a celui de la realite, il ajouta: "J'ai pris mes informations sur les personnes, je le connais meme personnellement depuis ma lecture d'_Anie_, et il paraitrait,--ma conviction est faite,--que justement il ne rentrerait pas dans la categorie precitee, et que ce savant serait au contraire un lutteur, un genereux et un prodigue." Que le Sauval de mon roman ne soit pas la reproduction exacte et fidele du vrai Sauval, cela est parfaitement juste; je suis le premier a le reconnaitre, et meme je suis satisfait que cela ait ete dit. Je me suis deja plus d'une fois explique la-dessus dans ces notices: je fais des romans, non des photographies; et quand j'etudie un personnage rencontre dans la vie courante, ce n'est point la verite du portrait que je recherche, c'est celle du roman, agissant en cela comme le peintre ou le statuaire qui travaille d'apres le modele vivant, non pour le copier, mais pour s'en inspirer. Sauval m'a fourni des traits du savant dans le train; je ne l'ai pas copie, pas plus que dans aucun de mes romans je n'ai copie ou photographie un seul des acteurs que j'ai mis en scene. Il y a une verite d'art, plus haute et plus vraie que celle de la realite. C'est celle-la que j'ai poursuivie. "Ce n'est pas avec sa femme qu'on fait une Jeanne d'Arc", me disait un jour Chapu; et cependant, pour toutes les Jeanne d'Arc, il y a eu la pose d'un modele vivant. H. M. End of the Project Gutenberg EBook of Anie, by Hector Malot *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ANIE *** ***** This file should be named 12284.txt or 12284.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.net/1/2/2/8/12284/ Produced by Christine De Ryck and the PG Online Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at http://gutenberg.net/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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